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HOMMAGE À LA SAVOIE

la rue de savoie. — l’historique de la rue. — des ducs de savoie à sophie germain. — la société de géographie commerciale. — souvenirs personnels.


Rien de ce qui se rapporte à la Savoie ne peut m’être indifférent à moi, vieux rédacteur du Savoyard de Paris, et comme on ne peut pas toutes les semaines faire des excursions aussi lointaines que celles du château de Ripaille, nous allons, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, aujourd’hui, nous promener simplement dans la rue de Savoie à Paris, aussi bien, la promenade ne sera pas fatigante, car elle n’a que 104 mètres de longueur.

La rue de Savoie, pour ceux qui l’ignorent, se trouve entre la rue Séguier et la rue des Grands-Augustins, dans le quartier de la Monnaie, au sixième arrondissement, sur la rive gauche, non loin des bords de la Seine qui ont cessé d’être fleuris depuis qu’on l’a encorsetée, la pauvre, dans d’aussi beaux quais — demandez à cette bonne poire de Louis-Philippe. Hélas ! qu’est-ce qui se souvient encore aujourd’hui de la Vallée et de son marché à la volaille et aux farines ?

La rue de Savoie ne se perd pas dans la nuit profonde des temps — une jolie phrase qui fait toujours bien dans un chapitre sur Paris — mais remonte tout uniquement à 1670, et doit son nom à ce qu’elle a été percée sur l’emplacement de l’ancien hôtel des Ducs de Savoie ou de Nemours, qui avait été construit lui-même sur une partie de l’hôtel d’Hercule, ainsi nommé parce que l’on avait peint sur ses murailles les travaux de ce dieu qui est resté, comme chacun sait, le patron et le saint laïque des forts de la Halle.

Sur le quai des Grands-Augustins, à la suite de l’hôtel d’Hercule, se trouvait précisément le jardin de l’hôtel de Nemours, dont la grande porte s’ouvrait sur la rue Pavée. Cet hôtel avait été rebâti en 1605 par le Duc de Nemours, et vendu en 1670, par la Duchesse de Savoie, à une entreprise immobilière — il y en avait déjà à cette époque — qui s’empressa de faire percer à travers ces terrains ladite rue de Savoie qui nous occupe en ce moment.

Avant sa disparition, l’hôtel des Ducs de Savoie ou de Nemours avait été habité pendant quarante ans par Anne d’Este, mère du Balafré, veuve en premières noces de François, duc de Guise, et veuve en secondes noces de Jacques de Savoie, duc de Nemours.

Ce nom d’Anne d’Este évoque tout de suite en moi le souvenir du joli palais des Ducs d’Este, avec ses jardins en terrasse et bien abandonnés aujourd’hui, à Tivoli — l’ancienne Tibur d’Horace — dans les environs de Rome, et que j’ai visité il y a quelques années, lorsque j’ai eu le grand honneur de porter le buste de Victor Hugo au Capitole et d’y porter la parole au nom de la France…

Mais je reviens à la rue de Savoie : les maisons 2 et 4 faisaient partie de l’Hôtel de Savoie. On sait comment la Savoie fut annexée ou plutôt rendue à la France en 1860, après la guerre franco-italienne contre l’Autriche. J’étais bien jeune à cette époque, je n’avais guère que neuf ans.

Cependant, moi qui me souviens d’avoir vu le retour des troupes de Crimée, en 1856, rue de l’Ouest, où habitaient mes parents, aujourd’hui rue d’Assas, lorsqu’elles se rendirent aux baraquements provisoires du Luxembourg qui étaient sous nos fenêtres, de l’autre côté de la rue, avec une couronne de lauriers au bout de leur fusil — pauvres gens ! Je me souviens encore bien mieux d’avoir passé, par hasard, avec mon père, le soir de la nouvelle de l’annexion de la province italienne, rue de Savoie, pour aller chez un éditeur qui devait se trouver rue du Pont-de-Lodi, si j’ai bonne mémoire, et d’avoir traversé la rue de Savoie pavoisée, illuminée, toute en fête. C’était du délire… Quand, dix ans plus tard ! C’est bien le cas de dire que la Roche Tarpéïenne, est au bout du Capitole !

C’est au numéro 13 de la rue de Savoie qu’est morte le 27 juin 1831, Sophie Germain, philosophe et mathématicienne de grande valeur. Elle était née, rue Saint-Denis, en face l’église des Innocents, en 1776 et, elle avait été couronnée par l’Académie des sciences dès 1815. En 1816, elle publiait un ouvrage resté célèbre et intitulé : Mémoire sur les vibrations des surfaces électriques qui fait qu’il est permis de la considérer comme le véritable inventeur du téléphone, car il n’y avait plus qu’à appliquer ses principes, pour construire un téléphone. Il ne faut pas oublier que dès la fin du XVIIIe siècle, dans un mémoire à l’Académie des sciences, que l’on n’a jamais ouvert depuis, sous le prétexte ridicule que l’on n’a point l’autorisation des héritiers, un savant de l’époque, se faisait fort de faire tenir une conversation entre Paris et Mantes. C’est peut-être là où l’on trouverait le premier de tous les précurseurs du téléphone… après Cyrano de Bergerac !

J’ai souvent rappelé ce fait et je serais fort heureux de recevoir enfin les explications de l’Académie des sciences sur ce sujet si passionnant et si curieux pour l’histoire du mouvement scientifique en France.

C’est encore rue de Savoie, que s’est tenue pendant de longues années la Société de Géographie Commerciale, avant qu’elle n’aille s’établir plus confortablement rue de Tournon.

C’est encore dans cette rue, qu’habitait, il y a quelques années Mlle Cora de Laparcerie, la jeune artiste si dramatique de l’Odéon, si tragique et si bien douée et qui, depuis, est devenue Mme Jacques Richepin.

Le trop fameux Dr Encausse, plus connu sous le nom de Papus, et qui voudrait nous faire croire au merveilleux et au surnaturel, ce qui est au moins singulier pour un médecin qui devrait être un savant, gîtait aussi dans cette rue qui, après avoir possédé les hôtels des princes de Savoie et de Nemours ou leur emplacement tout au moins, a tenu, depuis, à loger souvent les princes de la science, comme cette bonne Sophie Germain, aussi bien que les princes des lettres et du monde intellectuel.

Dame ! que voulez-vous, elle n’est pas absolument folâtre, cette vieille rue de Savoie ! Mais elle est si calme et si tranquille, si propice aux travailleurs, qu’elle est comme une des Thébaïdes des intellectuels sur les confins du quartier latin, et c’est à ce titre que j’ai tenu à en rappeler ici le souvenir dans ces courtes notes.

Comme l’on voit, la mémoire de la Savoie est rappelée aux Parisiens par une voie qui en somme n’est point banale, malgré ses cent quatre mètres.

Courte et bonne, pourrait-on dire en parlant d’elle, et je crois bien que si je voulais écrire son histoire en détail, il me faudrait bien encore lui consacrer tout un volume et, certes, ce ne serait pas de trop !