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LA CHAIRE D’ASSYRIOLOGIE AU COLLÈGE DE FRANCE

d’oppert à saint dominique. — la déchéance des hautes études. — souvenirs personnels


On sait comment la chaire d’assyriologie au Collège de France est vacante depuis la mort de mon vieil et excellent ami Jules Oppert, qui avait succédé en 1881 à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, à Mariette, le savant égyptologue. On peut dire de lui, sans crainte de se tromper, qu’il a été vraiment tout à la fois le Champollion et le Cuvier, si j’ose m’exprimer ainsi, des caractères cunéiformes, c’est-à-dire de l’ancienne écriture en forme de coin, des Assyriens, des Perses et des Mèdes — ce que l’on appelait dans mon enfance le chaldéen ou langue chaldaïque.

On sait combien les Chaldéens s’étaient occupés d’astronomie, dès la plus haute antiquité et Jules Oppert, avec sa vaste et surtout sagace érudition, n’eut pas de peine à préciser une partie de leurs travaux dans cet ordre d’idées.

Or voilà donc le grand savant, la pure figure d’érudit que l’on veut remplacer par un moine inconnu et ignorant tandis que l’on songe à envoyer au Collège de France le père Scheil !

Cette nouvelle paraît constituer une fumisterie tellement colossale que personne dans notre monde savant n’y veut croire, car, quelle que puisse être encore dans notre malheureuse République l’influence du parti clérical et des antisémites, cette nomination serait tellement incroyable, qu’elle nous paraît à tous invraisemblable.

Il est bien vrai que notre école française à Rome est dirigée par un évêque, M. Duchesne, qui, ipso facto, en rend toute étude stérile et inutile par sa seule présence, car il ne peut pas lui-même enseigner tout ce qui détruirait historiquement les légendes de sa religion.

Mais avec le père Scheil il y a plus encore, c’est qu’Oppert lui-même, qui le connaissait bien, avait déclaré à plusieurs reprises qu’il ne pouvait être qu’un imposteur ou un ignorant et, hélas ce n’est là que l’expression de la plus exacte vérité.

Du reste, à ce point de vue spécial, je ne puis mieux faire, pour bien éclairer mes lecteurs, que de rapporter ici les lignes suivantes de Clemenceau qui connaît bien la question :

« On sait combien les études assyriologiques sont étroitement liées à l’exégèse biblique. Il est maintenant établi, par exemple, que les récits de la Genèse sur la création, la chute de l’homme, le déluge, ont été empruntés au cycle des légendes babyloniennes. De telles découvertes montrent forcément les Livres Saints sous un jour un peu différent de celui sous lequel un ecclésiastique est tenu de les regarder. Les dogmes catholiques en reçoivent à l’occasion de terribles accrocs. C’est ainsi que la comparaison du livre de Daniel avec les documents authentiques de l’époque de Nabuchodonosor a démontré que ce livre était en réalité très postérieur au sixième siècle avant Jésus-Christ, qu’il est de l’époque des Séleucides, c’est-à-dire contemporain des faits qu’il prétend prédire. C’est le plus rude coup qui ait été porté au dogme de l’inspiration prophétique. Il est donc nécessaire qu’un assyriologue sérieux soit un esprit absolument indépendant.

« Le Révérend Père Scheil l’est si peu qu’en 1896, il lut sur une brique : Au jour de la défaite de Chedorlaomer, dans un texte qui portait : Les troupes commandées par Inuhsamar. Il voulait par là établir la valeur historique du chapitre XIV de la Genèse dans lequel est mentionné un roi d’Elam du nom de Chedorlaomer et dont la critique avait démontré le caractère légendaire.

« L’erreur tendancieuse du Révérend Père Scheil ayant été amplement réfutée, comment s’en est tiré notre homme d’Église, alors qu’il avait à présenter au Collège de France, en même temps qu’il faisait acte de candidature, une bibliographie de ses travaux ? Son article sur Chedorlaomer avait paru sous ce titre : Correspondance de Hammurabi, roi de Babylone, avec Sin-Idinnam, roi de Larsa, où il est question de Chedorlaomer ». Il en a tronqué le titre, tout simplement. Il a écrit : Correspondance de Hammurabi, roi de Babylone, avec Sin-Idinnam. On ne fait pas de meilleure grâce un aveu de mauvaise foi.

« L’aventure de l’abbé Loisy a d’ailleurs assez prouvé qu’en matière d’Écriture, de Révélation, de Dogme, il faut renoncer à penser librement, ou rompre avec l’Unité romaine. Mais le Révérend Père Scheil n’a jamais eu à craindre de se trouver en un tel embarras, toute sa prétendue science assyriologique n’étant utilisée par lui que comme un moyen plus moderne de propagation de la foi. »

Voilà l’expression même de la vérité et je n’ai rien à ajouter à cette note si juste et si modérée tout à la fois de mon éminent confrère ; mais enfin il est bien évident que pour faire plaisir à l’Église catholique nous ne pouvons pas cependant lui livrer notre enseignement supérieur, pour qu’elle puisse le mettre sous l’éteignoir.

Que nous ayons livré notre école des lettres de Rome à un évêque, c’est déjà trop, mais que nous arrivions à livrer la chaire même du collège de France qui est comme la souche même de toutes les vérités et de toutes les découvertes historiques, à l’Église, vraiment cela dépasserait les bornes permises de la bêtise et nous voulons croire que pareille humiliation ne sera pas réservée à notre premier établissement supérieur d’enseignement public.

Mais avant de terminer je veux rappeler ici des souvenirs personnels qui me sont toujours bien chers. Pendant que Jules Oppert se livrait avec l’acharnement et le succès que l’on sait à l’étude des langues cunéiformes de l’assyrien, du chaldéen, du perse primitif, et de la langue des Mèdes, langues voisines se servant des mêmes caractères cunéiformes du coin, mon père, Théodore Vibert, préparait ses grands travaux historiques de reconstitution des premiers âges de l’humanité — après la préhistoire bien entendu — et publiait sa race sémitique qui devait faire tant de bruit dans le monde savant de l’époque.

On sait comment il est arrivé à reconstituer pas à pas pour ainsi dire, toute la campagne de Bacchus aux Indes, suivi depuis par Le Normand, Philippe Berger et bien d’autres savants.

À cette époque il s’occupait particulièrement et forcément de sanscrit et comme il était modeste magistrat en province, c’est moi qui servais de truchement entre mon père et Oppert, toutes les fois que l’un avait un renseignement à demander à l’autre.

Plus tard, en 1885, il y aura vingt-trois ans au mois d’avril, mon père mourait subitement d’une maladie de cœur, à cinquante-neuf ans, en pleine activité, laissant ses grands travaux historiques inachevés, et je conservais moi-même, en souvenir du cher disparu, les meilleures et les plus amicales relations avec Jules Oppert.

Nous nous rencontrions un peu partout, dans le monde officiel où il aimait à aller se délasser de temps en temps, chez les éditeurs, à l’imprimerie nationale où nous allions quelquefois emprunter des caractères de langues orientales, inconnus ailleurs, et toujours je retrouvais le même vieillard gai, vivant et aimable sans l’ombre de pose, mais ayant néanmoins le sentiment très légitime de sa haute valeur scientifique.

Il fallait l’entendre dire, avec sa voix tout à la fois douce et un peu rauque, aux jeunes savants qui l’approchaient :

— Apprenez le chaldéen, sachez bien couramment les caractères cunéiformes ; c’est là la base et la source de toutes les connaissances historiques et astronomiques du monde, pour ne pas dire de toutes les connaissances.

Il avait raison et si sa conviction était sincère et profonde, c’est précisément parce qu’il savait bien qu’il était dans la vérité.

Et maintenant je ne veux pas terminer ces lignes, sans envoyer à sa fille un souvenir ému et respectueux et sans dire encore une fois ici combien il importe de ne pas laisser tomber ces grandes successions intellectuelles dans les mains d’un moine ignorant et fanatique.

Le collège de France se le doit à lui-même et il jouit d’une trop grande et trop légitime renommée à travers le monde savant et érudit pour qu’il puisse se laisser aller à commettre une pareille erreur.

Ce n’est pas possible et puis ce ne sont pas les vrais savants qui manquent en France, Dieu merci !