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L’EXACTITUDE

l’habitude au double point de vue psychologique et physiologique


Mon excellent confrère Félix Duquesnel qui possède encore plus que moi le triste et charmant privilège de l’âge qui fait qu’ayant beaucoup vu, nous avons beaucoup retenu, donne sur la force de l’habitude chez les fauves, de curieuses indications que je demande la permission de commencer par citer ici, pour pouvoir ensuite les compléter par mes observations personnelles :

« Quelle force inouïe que l’habitude, et que de miracles on arrive à réaliser avec son aide. Et, ce qui est curieux, c’est qu’elle n’exerce pas son influence seulement sur les hommes, mais aussi sur les animaux, car c’est par l’« habitude » qu’on arrive à dresser non seulement les animaux domestiques, mais aussi les fauves, qu’on ne dompte pas, qu’on n’apprivoise pas, mais qu’on domine simplement par l’ascendant de « l’habitude » prise.

« — Les fauves — me disait un dompteur, avec lequel le hasard d’un voyage m’avait mis en relations, les fauves sont à la fois neurasthéniques, inquiets, méticuleux, maniaques, puis-je dire ; ce sont des « bêtes d’habitude ». Quand, une fois, ils ont été accoutumés à faire certaines choses, dans certaines conditions déterminées, à exécuter certaines manœuvres, à certaines heures, on peut être sûr qu’ils répéteront exactement ces mêmes exercices, avec une ponctualité parfaite, à la condition qu’on ne changera rien à ce qui aura été réglé, que la mise en scène sera toujours la même, exécutée dans la même harmonie, et que le dompteur fera exactement les mêmes gestes, mieux encore qu’« exactement »… « automatiquement », que l’orchestre qui l’accompagne, joûra toujours le même morceau, celui qu’ils connaissent et entendent chaque soir, et dans un même mouvement, car le moindre changement les affole et quand ils sont affolés… gare !

Ainsi donc, cette domination souveraine de l’« habitude », si puissante chez l’homme, puisqu’il en est qui meurent d’ennui par suite de rupture et d’interruption de vie coutumière, n’est pas moindre chez l’animal, et j’ai ouï dire que si, par exemple, on interrompait les exercices quotidiens chez les animaux de cirque, il en est qui seraient pris de tristesse et n’y survivraient probablement pas.

Cette rencontre de sensation chez l’homme et chez l’animal est curieuse à constater puisque chez l’un et chez l’autre l’influence est la même.

Il faut en conclure que la répétition d’une sensation finit par créer une sorte de besoin rythmique, ce qui fait comprendre la jouissance de cet état qu’on appelle l’« habitude » et explique les phénomènes qui en découlent.

Tout cela est parfaitement dit et observé, mais appelle une foule de réflexions et de constatations qui ne sont pas exposées dans la note si curieuse de mon confrère.

On a dit avec raison que l’habitude est une seconde nature et rien n’est plus vrai, mais ce n’est que la constatation et non l’explication d’un phénomène ; or il est certain que l’habitude n’est qu’une résultante et en quelque sorte une forme de la mémoire. Autrement dit l’habitude n’est que de la mémoire appliquée et traduite en actes tangibles, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Il y aurait donc sur ce premier point toute une enquête à faire sur les rapports, les différences et les similitudes entre la mémoire et l’habitude. Mais ce n’est encore là qu’une des faces de la question et il serait tout aussi intéressant de rechercher le rôle des habitudes purement intellectuelles et psychiques, d’un côté, et des habitudes physiologiques de l’autre.

Et alors les problèmes les plus intéressants et les plus troublants se dressent tout à coup devant nous, au point de vue de la philosophie générale.

En effet, est-ce le côté moral qui commence par influencer le côté matériel ? Cela paraît probable ; mais alors, s’il en est ainsi — ce dont je ne doute pas pour ma part — du moment que les animaux sont tributaires de l’habitude tout comme l’homme, on peut donc en conclure qu’ils ont une part de raisonnement et par conséquent d’intelligence tout comme l’homme.

C’est précisément ce qu’il fallait démontrer, comme l’on dit à l’école et la chose me semble, en effet, assez démontrée par les exemples de tous les jours, pour qu’il soit impossible de douter, même un instant, tout à la fois de l’intelligence et du raisonnement chez les animaux : précédant l’habitude, tout comme chez nous.

Maintenant j’arrive fatalement à une démarcation encore plus délicate chez l’homme, entre les habitudes morales et physiques, et tantôt le moral influe sur la bête et tantôt, au contraire, c’est la bête humaine qui commande à la volonté annihilée, et tout de suite vous allez sentir qu’il me faudrait des volumes pour décrire le monde dans lequel j’entre de plain-pied.

Cependant quelques exemples suffiront pour vous faire toucher du doigt ma pensée.

Vous avez l’habitude de penser, d’écrire ; c’est purement moral et psychique, du moins dans la cause initiale et déterminante, sinon dans la traduction tangible de l’acte qui en découle et qui consiste à tenir sa plume, par exemple. Mais vous avez l’habitude de fumer, de boire, de vous amuser hors de raison ; là c’est une habitude physique, et si la volonté ne réagit pas, la bête l’emporte et commande à l’intelligence.

Il est certain que les habitudes physiques créent des besoins factices, des appétences impérieuses à certaines heures de la journée ; c’est ainsi que l’on a besoin de fumer après dîner et de boire son apéritif avant, que l’on prend l’habitude de sortir, etc.

Le corps commande alors en maître ; il a des habitudes, et l’intelligence qui ne résiste pas est son esclave.

Ceci est l’histoire, la genèse bien connue de tous les vices plus ou moins graves dont l’homme est la victime, et il est certain qu’il est bien difficile de faire le partage alors entre le corps et l’intelligence.

Mais ce qu’il serait intéressant de préciser, c’est, toujours dans le même ordre d’idées, quelles espèces d’appétences, de besoins, peut éprouver l’âme, l’intelligence, en dehors du corps, ou de complicité avec lui !

Puis certains peuples ont des habitudes physiques bien amusantes et qui ne sont que des manies invétérées, comme les Américains, qui ont l’habitude de taillader à coups de couteau ou de canif les tables devant lesquelles ils se trouvent ou d’y jouer avec les mains des morceaux échevelés d’un piano imaginaire.

Ceci est à rapprocher des habitudes des enfants mal dirigés qui se sucent les pieds ou se fourrent les doigts dans le nez !

J’ai connu une femme du meilleur monde et fort instruite qui avait contracté la manie de manger de la craie et qui était ainsi devenue géophage par habitude.

Avant de finir, je veux en revenir aux animaux, qui ont été le point de départ de ce travail, qui demanderait de si longs développements pour être complet, ou à peu près, et donner aussi un souvenir personnel qui me paraît intéressant également à cause du problème qu’il soulève et des qualités particulières aux animaux, qu’il met bien en relief.

J’allais un matin en diligence de Saint-Brieuc à Carhaix, au cœur de la presqu’île bretonne, avant l’ouverture des chemins de fer, en 1890, si j’ai bonne mémoire, et comme j’étais assis à côté du cocher, il me dit, après avoir causé du pays, en donnant un coup de fouet léger comme une caresse sur le cheval gauche de l’attelage :

— Vous voyez bien ce cheval, eh bien, monsieur, je vous donnerais bien encore cinquante francs si vous vouliez l’éborgner !

Et comme je ne comprenais pas sa proposition, il se mit à rire d’un air malin et ajouta :

— Si je vous offre cinquante francs pour l’éborgner, c’est parce qu’il est aveugle !

Et de six heures du matin à midi, partout le cheval s’arrêta net, sans se tromper d’un mètre, vous entendez bien, devant tous les bouchons, marchands de cidre, boutiques, bureaux de poste, etc., où l’on devait s’arrêter.

Et le conducteur me disait :

— Il faut le laisser s’arrêter, une demi-minute, si vous voulez, mais il faut qu’il s’arrête, autrement il ne voudrait pas démarrer.

C’était bien la force de l’habitude Mais de l’habitude chez un cheval aveugle ! Et cependant jamais il ne se trompait. Et c’est là où il faut reconnaître que souvent, chez les animaux, la mémoire et l’habitude sont servies par des organes physiques, par des sens bien supérieurs à ceux de l’homme, qu’il s’agisse de l’ouïe, de la vue, de l’odorat, etc.

Il est certain que le cheval aveugle remplaçait la vue absente par une ouïe, un flair, un odorat merveilleux, car on ne peut pas admettre qu’il comptait les kilomètres !

Ah ! la force de l’habitude ! c’est merveilleux, et c’est ainsi que, depuis tantôt quarante ans que j’ai pris l’habitude d’écrire, j’ai couché sur le papier des centaines de volumes.

Si ça ne conduit pas à la fortune et pas toujours à l’Institut, ça vaut toujours mieux que d’aller au café, comme disait en riant mon vieil ami Francisque Sarcey.

Et puis il faut bien convenir que ce problème de la mémoire et de l’habitude chez l’homme et chez les animaux est bien le plus curieux et plus passionnant des problèmes philosophiques que l’on puisse concevoir.