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INCONVÉNIENTS ET AVANTAGES D’ÊTRE LOCATAIRE DANS LES GRANDES VILLES

comment l’on fait déménager un voisin gênant. — comment l’on se débarrasse à bon compte de son vieux mobilier. — une industrie inconnue.


Dans les grandes villes comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, Toulouse ou autres, existent les trucs les plus ingénieux et les plus inconnus touchant les propriétaires, les pipelets et les locataires ; aujourd’hui je ne veux m’occuper que de ceux qui intéressent plus particulièrement, les locataires.

Dans une rue étroite, dans une cour, vous avez en face de vous et même à un autre étage, un voisin, un vis-à-vis, un duc d’Enface quelconque, qui vous tape sur les nerfs pour une raison plus ou moins plausible. Il joue du piano quinze heures par jour, il a des enfants qui crient ou une perruche qui se dispute toute la journée avec sa belle-mère et pousse des cris. « persans » — quoique originaire du Brésil ! En un mot, comme en cent, ce locataire qui prend son « tub » la fenêtre ouverte ou fait des signes amoureux à votre bonne, vous dérange et, coûte que coûte, il s’agit de le faire déguerpir au plus tôt. Il est bien certain que s’il paye régulièrement son terme et graisse la patte à son concierge, il n’y a aucun moyen légal pour vous de lui faire donner congé.

C’est alors qu’intervient mon truc, toujours souverain, quelles qu’en soient les conséquences, comme vous allez vous en rendre compte par vous-même.

Pendant tout l’été vous avez le soleil comme complice et collaborateur ; en hiver et pendant les jours sombres vous remplacez simplement le sieur Phébus par une lampe à l’acétylène et vous voilà en route pour embêter votre ennemi dans les grandes largeurs.

Alors vous vous ornez d’une puissante lentille et derrière votre fenêtre fermée, pour ne pas vous laisser voir, ou entre vos rideaux entr’ouverts, vous renvoyez par coups secs, alternés et rapides ces rayons lumineux sur les fenêtres du voisin. Les premières fois il est ahuri, surpris, hébété, au bout de deux jours il est furieux, au bout de trois jours il est enragé ou fou à lier.

Continuez sans vous décourager et huit jours plus tard le bonhomme a donné congé et quinze jours après il est en fuite avec son mobilier, sa belle-mère, sa perruche et tout son fourniment.

Si au contraire il a un bail, ou qu’il ne veuille pas ou ne puisse pas s’en aller, il ferme ses fenêtres, ses rideaux, se calfeutre et vous n’avez plus de vue désagréable et seulement un bruit lointain, sourd et très atténué.

Voilà certes une opération simple et peu coûteuse, facile à réaliser et comme je n’ai pas pris de brevet, je la livre pour rien, avec la manière de s’en servir, à tous ceux qui souffrent de voisins par trop gênants. Seulement un bon conseil : autant que possible, il ne faut pas se laisser pincer, car si le monsieur a mauvais caractère, il peut vous renvoyer la pareille, s’il a deviné votre truc et alors c’est un combat épique, homérique, terrible et affolant de rayons lumineux et vous devenez la première victime de votre ex-victime, de votre élève malgré lui, ou s’il est vindicatif et colérique gare à vous ou à lui s’il n’a point songé à faire numéroter ses abatis !

Ceci dit, je passe au moyen de se faire des rentes avec son vieux mobilier et ensuite avec tous ceux que l’on vous confie en garde, avec mission de les vendre avec la forte commission.

Vous commencez par mettre des affiches dans votre quartier, dans les petits établissements inventés par M. de Rambuteau :

« Joli mobilier, tout neuf, à vendre pour rien pour cause de départ immédiat ». Les gogos s’amènent en masse et vous leur racontez d’une voix mouillée de larmes, qu’étant nommé inspecteur général des fermes d’autruches en Afrique, vous êtes obligé de vendre de suite votre mobilier, auquel vous tenez tant, toutes les choses qui vous sont le plus chères, ne pouvant pas les emmener sur les bords du lac Tchad, et vous vendez, vous vendez toujours, vendez cent fois votre mobilier dans l’année, si ça mord, si le quartier est bon, si vous avez du bagout une vraie gueule d’empeigne, comme dit le populo, une bonne et vraie platine, quoi !

Je vous vois d’ici ou plutôt je vous entends me dire :

— Parfaitement, le truc est connu et excellent, mais je ne vois pas du tout comment vous pouvez vendre cent fois votre mobilier ?

— C’est justement parce que vous ne connaissez pas le nouveau truc que je ne vous ai point encore exposé ; voilà en quoi il consiste :

On commence par s’entendre avec des magasins plus ou moins généraux, des garde-meubles, des vendeurs de soit-disant laissés pour compte, des warrants, etc., qui n’ont pour but que d’écouler des mobiliers-camelote-neufs, fabriqués tout exprès pour être repassés au bon bourgeois !

Vous devenez simplement l’agent d’une de ces entreprises soi-disant industrielles, vous touchez la commission et le tour est joué ; ça n’est pas plus malin que ça et voilà comment un locataire intelligent à Paris et autres grandes villes peut se faire de jolies rentes en exploitant son appartement. C’est tout le secret des ventes à domicile et des soit-disant warrants.

Il est défendu de vendre du neuf pour du vieux à l’Hôtel des Ventes ; mais chez vous, il n’y a guère de contrôle possible et puis il faut bien le dire, hélas, la loi n’est faite que pour être tournée et évitée avec élégance par les malins ! N’empêche que j’ai tenu à signaler ici ce nouveau métier qui frise de près l’escroquerie, mais que l’on peut exercer facilement en chambre, c’est bien le cas de le dire, et qu’on voit déborder de plus en plus dans Paris.

Comme je ne veux pas poser ici pour le moraliste et que j’aime mieux rire de tout, de peur d’en pleurer, il faut avouer tout de même qu’ils sont ingénieux les gens qui veulent gagner de l’argent quand même et ce qu’il y a vraiment d’amusant dans l’affaire c’est que les acheteurs se figurent précisément, eux aussi, faire une bonne affaire et gagner de l’argent ou du moins en économiser. Mais dans la vie c’est toujours le plus malin qui roule l’autre et là le plus malin, c’est le vendeur, qui a pour profession de déménager en coup de vent et ne déménage jamais. J’en connais un qui vend ainsi périodiquement son mobilier parce qu’il est nommé pédicure de l’impératrice de Corée et qui a tout bonnement un bail de quinze ans chez son propriétaire ! Elle est bien bonne !