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COUTUME ANCESTRALE

le tatouage mondain. — les tatoués des boulevards extérieurs. — comme quoi certaines coutumes remontent au commencement du monde.


Lorsque l’on sonde le fonds et le tréfonds de l’âme humaine avec quelque perspicacité, on est tout étonné d’y retrouver, comme une écume, comme des scories impures, des idées, des sentiments, des passions et surtout des superstitions qui remontent bel et bien aux premiers âges de l’humanité, au commencement du monde, à l’aurore même de notre vie ancestrale.

Si j’avais le temps et la place, je pourrais écrire un volume sur ce sujet, rien qu’en citant les exemples topiques qui se présentent en foule à mon souvenir.

C’est ainsi qu’en général les religions sont le véhicule le plus certain des coutumes à travers les âges, le conservatoire le plus fidèle des costumes depuis la plus haute antiquité. Prenez un évêque d’aujourd’hui avec ses habits de cérémonie, la crosse et la mitre sacerdotale ; il est habillé très exactement comme un prêtre de Baal, à Babylone, à Ninive, à Persépolis ou à Thèbes, du temps des Assyriens ou des Chaldéens.

Prenez également la cérémonie rituélique de la transsubstantiation, c’est le dernier et vivant vestige chez nous, sous une forme mystique et sacerdotale de la vieille anthropophagie atavique de nos ancêtres.

Mais je ne veux pas multiplier indéfiniment ces exemples et j’arrive de suite au tatouage moderne, non pas tel qu’il se pratique encore dans les dernières tribus sauvages, mais tel que nous pouvons le constater tout autour de nous, dans le grand monde, chez les matelots et chez les Apaches des deux sexes des boulevards extérieurs, par exemple.

Là encore nous nous retrouvons en pleines traditions théologiques et les mutilations ou déformations du corps ont toujours été considérées dans toutes les religions depuis le commencement du monde comme des manifestations pour rendre hommage à la divinité.

C’est ainsi que les clers — pas de lune ni de notaire — sont tonsurés et c’est ainsi que l’habitude du tatouage se perd littéralement dans la nuit des temps.

Jusqu’à présent on croyait qu’il était resté le monopole des sauvages, des marins et des filles de bas étage et voilà que tout à coup on nous apprend que le tatouage fait son entrée triomphale dans le grand monde, dans la haute société, chez les gens chics, quoi !

Ô mode imbécile, ô snobisme idiot, voilà bien de vos coups !

Voici à ce propos ce que je lis dans les gazettes :

Une nouvelle mode anglaise nous est signalée par le Daily Mail : la gentry des deux sexes — dès l’âge où les susdits font plus ample connaissance — arborent à même l’épiderme, les traits de ceux ou de celles pour qui le cœur a parlé.

Les misses installent ce portrait sur leur bras nu, les gentlemen le colloquent dans un endroit plus discret.

C’est aussi bête que les bleuâtres « ponctions » de nos amoureux à rouflaquette, mais c’est moins durable, car les images britanniques dont il s’agit sont obtenues à l’aide d’un procédé photographique qui disparaît au premier lavage.

Je n’ai point à m’appesantir longtemps sur une pareille constatation, elle prouve simplement que la bêtise de ce que l’on est convenu d’appeler la Société, le grand monde, est insondable et incommensurable ; il y a longtemps que nous nous en étions doutés, passons à un autre sujet.

Je ne m’attarderai pas davantage aux tatouages spéciaux que l’on retrouve chez les derniers naturels des îles du Pacifique ; tous les volumes de voyages en font foi, et il n’y a là vraiment rien de bien nouveau, ni de bien intéressant.

Je tiendrai le même langage vis-à-vis les tatouages des matelots, des marins, de ces braves mathurins qui ne sont que de grands enfants et se font en général au cours de leurs lointains voyages, de leurs longues traversées, graver sur le corps par des artistes du cru, dans les ports où l’on fait escale, des maximes naïves ou des dessins enfantins qui rappellent la payse ou la promise — c’est tout un — qui vous attend au village natal.

J’arrive à l’un des côtés les plus curieux du tatouage à l’heure actuelle, je veux dire au tatouage chez les Apaches des boulevards extérieurs, chez ces gens sans aveu et chez les filles de bas étage qui sont tombées dans la rue.

À ce propos les journaux publiaient dernièrement la curieuse information suivante, information qui ressemblait à une révélation pour beaucoup de lecteurs peu au courant — et cela se comprend du reste — des mœurs très spéciales de ce monde très spécial lui-même, des escarpes, malandrins et autre coupe-jarrets de la capitale, que l’on appelait des Mohicans du temps d’Alexandre Dumas et que l’on appelle des Apaches aujourd’hui, comme si la boue avait ainsi besoin de changer de nom :

« Au cours d’une rafle opérée la nuit dernière dans les environs de la porte de Passy, les agents de la brigade mobile ont arrêté quinze sans-asile qui ont été envoyés au Dépôt. Ces hommes avaient tous sur le corps des tatouages variés.

L’un d’eux portait sur la poitrine un portrait du président Krüger, avec, au-dessous cette inscription « Quand le coq chantera, Lambert travaillera ».

Un autre avait représenté sur son ventre la guillotine, surmontée d’une pensée, avec cette inscription « À ma mère ».

Un autre, une tête de femme « Titine, souvenir de 1900 ».

Un autre, enfin, au-dessous d’un bouquet de fleurs tenu par une main, avait écrit « Enfant du malheur ».

Mais tout cela ce n’est rien encore et si l’on veut vraiment poursuivre une étude tout à la fois médicale, pathologique, sociologique et philosophique sur la façon dont se tatoue et se rase certaines parties du corps ce monde si spécialement dégradé des deux sexes, c’est à l’hôpital de Lourcine qu’il faut aller et alors on a malgré soi, quelque habitué que l’on soit à sonder les plaies et les misères de l’humanité, la sensation de vertige d’un homme qui est penché sur le plus effroyable des gouffres.

Il arrive là tous les jours des gamines de quinze ans et même moins, filles perdues avant d’être femmes, couvertes de tatouages tout à la fois cyniques et naïfs, placés dans les endroits les plus inattendus, imposés presque toujours par leur homme et qui prouve non pas seulement une mentalité, mais un retour à la bestialité ancestrale qui vous donne le frisson…

Oui, ces malheureuses fillettes, oui ces enfants sont véritablement dignes de figurer dans un musée de tératologie psychique, s’il existait et, certes, en face de ce spectacle on a bien la sensation, sans fausse sentimentalité, que le sentiment de la responsabilité — du moins intégral — ne saurait exister chez ces êtres qui sont comme l’écume, comme les scories, comme les déchets et les derniers témoins vivants des âges révolus, des siècles écoulés dont je parlais tout à l’heure.

Voilà certes, une constatation tangible et irréfragable de la théorie de la bête humaine qui reparaît de temps en temps au milieu des civilisations les plus raffinées et semble dire :

— Pardon, petit bonhomme vit encore ?

C’est fâcheux, car ce petit bonhomme n’est pas beau et ressemble plutôt à un assez vilain croquemitaine.

Oui, voilà ce que l’on peut voir à Lourcine et, penché curieusement sur certains sujets — je n’ose pas dire de choix, même par antiphrase — on peut se figurer aisément que l’on a sous les yeux des spécimens authentiques et vraiment bien conservés de la toute primitive humanité !

Telle est, résumée brièvement la question du tatouage, sous ses différentes formes, dans la société moderne et si j’ai un bon conseil à vous donner, croyez-moi, ne vous faites point tatouer, surtout si vous êtes une jeune et jolie femme.

Ça passera de mode et vraiment le jour où vous seriez obligée d’aller décolletée au bal, dans le monde, ça pourrait tout de même vous gêner.

Il y a tant de gens qui ont des préjugés et, tenez, moi tout le premier, contre ce diable de tatouage.

C’est une des branches du dessin avec laquelle je ne suis pas encore arrivé à me familiariser, probablement parce que je suis resté trop bourgeois, ou peut-être même trop pompier !