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LA POLICE MODÈLE DE DEMAIN

les projets de m. lépine. — la spécialisation des attributions des agents. —
le nombre, la quantité, la variété.


Depuis quelque temps, les journaux sont remplis tous les jours de notes dans le goût des suivantes, par exemple :

« Hier un filou dérobait une bicyclette sous une porte cochère et s’apprêtait à s’enfuir lorsque deux acrobates engagés dans un cirque parisien et qui, du deuxième étage de la maison d’en face, l’avaient aperçu, descendirent rapidement le long de la façade en s’aidant des balcons et des corniches et sautèrent — il n’y a pas d’autre mot — sur le voleur stupéfait.

« Comment M. Lépine, qui aime les innovations et qui a inventé les agents cyclistes et les chiens plongeurs, n’a-t-il pas encore songé à créer une brigade de gymnastes qui iraient cueillir sur les toits les cambrioleurs qui s’y réfugient parfois et auxquels ses agents donnent inutilement la chasse ? Cela vaudrait mieux que de passer les Parisiens à tabac ».

« Un journal parisien raconte que le préfet de police, désireux de doter Paris de bons chiens sauveteurs, a fait naître un produit d’un terre-neuve et d’un chien esquimau. Ce croisement a produit un beau toutou au poil noir, qui tient naturellement de son père et de sa mère, et que l’on a baptisé Roland. On compte que Roland deviendra un bon plongeur. Souhaitons-le, pour la gloire de M. Lépine et le bien des personnes qui tombent accidentellement dans l’eau. »

D’un autre côté, mes lecteurs se souviennent de la ténacité et je dirai même de l’âpreté, étant très convaincu d’avoir raison, avec lesquelles j’ai demandé la création pour nos grands égouts collecteurs, — prière au typo de ne pas mettre collectionneurs, ce qui en somme serait toujours la même chose — de brigades de hiboux ou chats-huants, concurremment avec les brigades de chiens-terriers.

Si je le demande, ce n’est pas parce que je trouve cela plus chouette, mais simplement parce que je sais que c’est encore le meilleur moyen et le plus puissant de détruire les rats qui sont maintenant un véritable danger pour les grandes villes en général et pour Paris en particulier.

J’ai également demandé la création d’escouades d’urubus, comme au Pérou, pour achever de nettoyer nos rues après l’enlèvement des ordures le matin.

Enfin, j’ai demandé aussi énergiquement la création d’agents aéronautes, car il est bien certain qu’ils vont devenir tout à fait indispensables le jour où nous aurons les ballons dirigeables, quand ce ne serait que pour arrêter les caissiers infidèles qui voudraient se rendre trop vite en Belgique et brûler la politesse à leurs créanciers, quoique ce soit encore mieux que de leur brûler la cervelle et pour pincer au détour les femmes infidèles qui voudraient simplement jouer la fille de l’air en compagnie d’un sigisbée plus ou moins intéressant ou intéressé.

J’en tiens donc également beaucoup pour mes agents aéronautes, et comme vous le voyez, nous voilà déjà bien loin du modeste et unique type du sergent de ville de l’Empire ou du gardien de la paix de la République qui, pour le gamin de Paris, restera toujours le sergot, pour le voleur le quart d’œil, pour les filles le flic, et pour tout l’ensemble des cambrioleurs et des apaches le représentant de la Rousse qui vous envoie toujours coucher à la Tour Pointue, laquelle heureusement a survécu à la rue de Jérusalem.

Mais tâchons de récapituler ce que nous avons déjà ou allons avoir comme brigades spéciales d’agents, ce qui par ce temps de vapeur et d’électricité est autant dire la même chose.

Pour l’intelligence de mon sujet, nous allons les diviser en deux grandes classes, d’abord celle des homidiens de la famille des primates et ensuite celle des animaux en général, subdivisée forcément elle-même en bipèdes et quadrupèdes.

Donc parmi les premiers dans la catégorie des homidiens, sauf erreur ou omision, nous trouvons :

Le gardien de la paix, type classique ;

L’agent des moeurs, type repoussant ;

L’agent plongeur ;

L’agent cycliste ;

L’agent aéronaute ;

L’agent gymnaste ;

L’agent indicateur ;

L’agent secret ;

L’agent qui file, voyez filature ;

L’agent des théâtres ;

L’agent de rechange (ne pas confondre avec l’agent de change) ;

L’agent de police (commissariat) ;

L’agent voyeur, ne pas confondre avec l’agent-voyer ; etc., etc., etc.

Dans la catégorie de la faune qu’il s’agisse de bipèdes ou de quadrupèdes le nombre des brigades sera forcément plus restreint et plus modeste.

Cependant dans la première subdivision des bipèdes, nous pourrons citer les brigades des hiboux ou chats-huants pour la destruction des rats dans les égouts ; des urubus pour l’assainissement des rues ;

Des pigeons voyageurs pour le port des dépêches, etc.

Et dans la deuxième subdivision des quadrupèdes : les brigades des chiens terriers pour détruire les rats dans les égouts concurremment avec les hiboux.

De chiens sauveteurs sur la Seine, le canal Saint-Martin etc.

De chiens douaniers ou mieux gabelous à l’octroi des fortifications pour dépister les fraudeurs ;

De chiens de faïence au musée de céramique de Cluny ou de Sèvres ;

De chats aux halles, au port aux vins, etc., pour détruire les rats et les souris, avec sur leur budget, inscrit du mou, ce qui n’est pas laid pour des chats et en fait de véritables fonctionnaire.

Du reste, je reviendrai sur ces brigades des halles et du port aux vins, car la chose est assez curieuse et mérite d’être mieux traitée.

Et qu’il s’agisse des hommes ou des bêtes, j’en oublie certainement beaucoup et des meilleurs, mais j’ai voulu simplement démontrer aujourd’hui combien sont véritablement compliqués les rouages de la police dans nos vieilles civilisations et encore j’ai laissé intentionnellement de côté les agents provocateurs s’il y en a, ceux du cabinet noir aux postes, etc., car je n’aime pas à m’occuper des vilaines choses et j’aime mieux les ignorer.

Mais comme j’allais interviewer le préfet de police sur tous les rouages compliqués d’hier ou ses projets de demain, il me répondit fort aimablement :

Mais certainement, je suis pour la spécialisation des facultés chez l’individu, chez les hommes et chez les animaux et je les emploie pour les besoins de mon service où je les trouve.

Et puis avec les progrès de la science est-ce que l’on n’arrive pas forcément à la spécialisation dans la police aussi bien que dans la chimie, par exemple.

Et tenez lisez cette petite note qui vient de faire le tour de la presse :

« M. Ganckler, directeur des antiquités, vient de retrouver à Carthage un théâtre romain, celui-là même où Apulée a fait ses conférences. Il avait été très probablement construit au début du second siècle de notre ère.

« Les fouilles qui ont été faites ont permis de constater qu’il existe tout entier, enseveli sous une couche de terre de huit mètres d’épaisseur, et qu’il est de dimensions colossales. On découvre déjà actuellement toute la décoration architecturale de la scène, chapiteaux et corniches. On espère trouver des statues et des œuvres d’art, et on a déjà mis à jour un très beau camée ovale sur agate, représentant la tête de Pallas-Athéné et une statue colossale d’Apollon.

« De même, dans deux ou trois mille ans d’ici, des savants thibétains ou yankees découvriront à Paris les ruines de l’Opéra ou de l’Odéon ».

Ça ne vous dit rien, eh bien mon cher ami, je vais faire faire des bas-reliefs impérissables en bronze, représentants toutes mes brigades d’hommes et d’animaux et même de femmes, car je veux en avoir aussi. Je vais les faire placer dans le métropolitain, les grands égouts et les catacombes, de manière, en effet, à ce que l’on puisse les retrouver même dans cinq, dans dix mille ans.

L’empereur d’Allemagne s’est bien fait portraicturer à la porte de la cathédrale de Metz, moi je vous ferai portraicturer comme le grand maître de la brigade des hiboux, dont vous êtes l’inventeur et je vous ferai de la sorte passer à la postérité la plus reculée.

Je remerciai le préfet de police et j’avoue que je sortis tout guilleret en fredonnant : Viens poupoule ! tant cette perspective me parut séduisante ; cependant j’aime encore mieux être vivant et nous avons toujours le temps d’y arriver, il me semble !

Depuis cette conversation, M. Clemenceau a abdiqué toute autorité dans les mains de M. Lépine ; les brigades mobiles ont été créées pour circuler à travers la France ; les lois scélérates existent toujours et j’avoue que je commence à perdre un peu de mon optimisme à propos de ce vaste réseau policier qui nous enserre de plus en plus terriblement chaque jour.