Pour lire en traîneau/63

La bibliothèque libre.

LA PRISON DE SAINT-LAZARE

I

un coin du vieux paris qui va disparaître. — souvenirs personnel. — les reliques du passé.


De même que j’ai consacré une assez longue monographie à la prison de Sainte-Pélagie, à la veille même de sa démolition ; de même, je veux ici dans volume qui ne doit rien ignorer du mouvement contemporain de Paris, consacrer une étude à la prison de Saint-Lazare, à la veille de sa disparition, on tout moins au moment où l’on en parle, car, souvent, sur ce terrain, l’administration rend des points à la tortue la plus arthritique !

La plupart des Parisiens qui remontent la rue du Faubourg Saint-Denis connaissent de vue l’entrée, la porte de Saint-Lazare, mais ne s’arrêtent même pas pour l’examiner, tant elle est triste, banale et sans intérêt.

La prison de Saint-Lazare, comme on l’appelle couramment dans le public, est une maison de détention et de correction pour les femmes, sise, comme dirait mon notaire, au numéro 117 du Faubourg Saint-Denis, avant d’arriver à la gare du Nord ou plutôt au boulevard Magenta.

Vers 1110, c’est-à-dire voilà tantôt 800 ans, Saint-Lazare était déjà un hôpital de lépreux, sur la route de Paris à Saint-Denis, quasiment en pleine campagne et encore bien loin dans les champs au-dessus de la future porte Saint-Denis qui ne devait être bâtie que plusieurs siècles plus tard par le vieil amoureux de la veuve Scarron.

Cette léproserie était elle-même construite sur une vieille basilique, dédiée à saint Laurent et dont il serait vraiment curieux de retrouver les substructions, lors de la future démolition de l’actuelle prison.

Louis le Gros établit en faveur de la léproserie la foire de saint Ladre — forme de saint Lazare, comme l’on sait, au moyen âge — et qui était le patron tout désigné des lépreux, c’est-à-dire des ladres et ladresses ! et des petits compagnons de saint Antoine malades ? — D’où le vocable maladrerie, hôpital pour les lépreux.

Comme la place ne manquait pas à cette époque, la dite foire se tenait devant la porte de l’hôpital, à la Toussaint et durait huit jours ; mais sous Philippe-Auguste elle fut remplacée par la foire de saint Laurent, en souvenir sans doute du patron de la primitive basilique, élevée en ces lieux.

Chaque lépreux vivait séquestré dans une petite loge, ce qui lui interdisait de faire sa partie de cochonnet ou de manille, d’ailleurs encore inconnue à cette époque ! Louis VII, avant d’aller prendre l’oriflamme à Saint-Denis, au moment de partir pour la seconde Croisade, ce qui ne l’empêcha

et pas de se conduire comme un pignouf à l’égard de son épouse Éléonore d’Aquitaine qu’il répudia malgré Suger, s’arrêta à Saint-Lazare et visita les lépreux dans leurs cellules.

Les boulangers, à cette époque où la propreté la plus élémentaire était condamnée par l’Église comme un péché, et l’hygiène complètement inconnue par conséquent, passèrent pour les plus exposés à la terrible maladie, à cause du feu qui leur brûlait le visage ; aussi ils soutenaient la léproserie et comme l’on disait à l’époque, aumônaient beaucoup de pain à la maison de Saint Lazare, qui en retour recevaient pour rien les boulangers lépreux…

Un monument fort curieux du moyen âge subsista longtemps devant la porte de Saint-Lazare. C’était simplement une tour à quatre faces, à la mode sarrasine, mais de style gothique, surmontée d’une croix, armée de fleurs de lis dans le soubassement et percée de quatre niches qui contenaient les statues en pied et de grandeur naturelle, de saint Louis, de Philippe III, du comte de Nevers et du comte de Clermont, son fils. Mais si cette tour était curieuse en elle-même, au point de vue architectural, elle l’était surtout par le souvenir vraiment extraordinaire qu’elle rappelait et qui était bien fait pour peindre ces époques de fanatisme clérical, tout à la fois naïf et irraisonné. En effet, le monument indiquait la première halte que fit Philippe le Hardi, lorsqu’il sortit de Paris, pieds nus, portant sur ses robustes épaules, le cercueil de Louis IX, de Notre-Dame de Paris à la basilique de Saint-Denis ! Il faut avouer que ce fils transportant ainsi les cendres de son père — un pestiféré — présentait un spectacle qui ne manquait pas de grandeur et bien fait pour émouvoir les foules misérables, ignorantes, fanatisées et naïves de l’époque.

Trois autres haltes entre la léproserie de Saint-Lazare et la basilique de Saint-Denis furent également indiquées par d’autres monuments, identiquement pareils au premier. Malheureusement ils furent tous détruits en 1793 et c’est d’autant plus fâcheux qu’ils étaient comme les témoins d’un calvaire filial héroïque, historique, vrai et vécu, tandis que celui de Jésus n’est vraisemblablement qu’une légende ou un symbole. Vous voyez d’ici ce fils ployant sous le poids du cercueil de son père — un coin des rêves et des terreurs de l’Orient sur ses épaules, — ruisselant, haletant, s’arrêtant à la porte de Saint-Lazare, après la rude montée de la côte ; entouré des hommes d’armes dévoués de l’Aragon, de tout un peuple vivant dans le rêve mystique d’un siècle de servitude sacerdotale ! La sueur tombant goutte à goutte de son front, pendant la halte, coulait sur ses pieds nus, couverts de poussière et, y marquait des ronds blancs qui faisaient plus ressortir encore et la forte musculature et la fatigue de l’homme-roi…

Tout cela ne manquait pas de mise en scène, sinon de véritable grandeur, car il ne faut pas oublier que c’est ce même Philippe le Hardi, fils de saint Louis, qui ne craignit point de commettre ce crime horrible de démembrer la France au profit de la pieuvre-église, en donnant au pape Grégoire X la moitié d’Avignon et le Comtat Venaissin.

De 1515 jusqu’au XVIIe siècle, Saint-Lazare fut desservi par des chanoines réguliers de Saint-Victor, c’est-à-dire des moines, qui s’y établirent comme dans une grosse et grasse abbaye et en consommaient les riches revenus en menant la vie large et facile d’oisiveté et de débauche qui était la vie ordinaire des couvents pendant ces trop longs siècles de domination toute puissante de l’Église catholique. Naturellement ils commencèrent, ces moines très chrétiens, par se débarrasser des lépreux et la léproserie disparut. Les chanoines s’engagèrent seulement à loger quelques religieux atteints de la lèpre.

En 1632 la réforme de cet établissement tombé au-dessous de tout au point de vue des mœurs et de la discipline, fut confiée à saint Vincent de Paul qui y installa, sous le nom de Congrégation de Saint-Lazare, des prêtres de la Mission. Ce fut dans ce couvent de Saint-Lazare que mourut saint Vincent de Paul. Il fut inhumé dans le chœur de la chapelle du couvent, au pied du maître-autel et l’inscription commémorative placée sur son tombeau était encore visible en 1789, à l’aurore de la Révolution.

Dans sa cellule, dans un des corps du bâtiment, par une fenêtre d’angle, il pouvait assister aux offices de la chapelle. Aujourd’hui la cellule est petite chapelle à l’usage des religieuses de l’ordre de Marie-Joseph, dont j’aurai à parler plus tard ; et, sur le petit entablement, ou marche en bois, qui est le long de la fenêtre, en bas, on voit le trou formé par le pied de saint Vincent de Paul ; un brave gardien me l’a fait voir et, ma foi, si vous ne croyez pas à la légende, allez y voir. Pour mon compte, j’avoue que ça me laisse assez froid, aussi froid que sa maison et son fameux chêne, aujourd’hui bien malade, que je suis allé voir dans la campagne des environs de Dax, dans les Landes. Il paraît que ce saint aimait les voyages.

Dix ans après la Révolution, Saint-Lazare devient une prison pour hommes ; on sait comment Beaumarchais y fut enfermé ou plutôt jeté brutalement, sans motif, et que ce n’est que sous le coup de la rumeur et de l’effervescence publique, que l’on fût bien obligé de le relâcher trois jours plus tard.

Le 13 juillet 1789, la veille même de la prise de la Bastille, le couvent fut pillé parce que les Lazaristes y avaient entassé des quantités de provisions, alors que le peuple mourait de faim. Toujours charitables ces bons moines ! naturellement il y eut du désordre et le quartier faillit être incendié.

Transformé en prison, Saint-Lazare reçut un grand nombre de suspects et tout le monde a dans la mémoire et je dirai dans l’œil le beau tableau de Ch. Muller qui a peint une des sombres salles du rez-de-chaussée sous le titre bien connu de « l’Appel des condamnés ». Boucher et André Chénier y furent enfermés et c’est là que ce dernier écrivit pour une prisonnière, Mademoiselle de Coigny, sa jolie élégie intitulée : La jeune captive.

Je viens de visiter la salle du rez-de-chaussée popularisée par Muller ; j’ai retrouvé l’escalier rapide, avec la lumière crue du tableau. Puis voici la porte, le couloir où l’on fait passer les condamnés pour aller dans la cour ; mais ils sont tués dans le couloir même dit le gardien. Quelle part de réalité et de légende dans tous ces souvenirs ? C’est bien difficile à préciser. Mais ce que je sais bien c’est que l’on vit là un instant poignant des souvenirs tragiques de la Révolution. Et pour moi qui ai été élevé tout jeune au milieu de ces souvenirs, lorsque mon père écrivait sa grande épopée nationale, Les Girondins, je sais bien que rien ne peut vous remuer plus profondément et que la seule reconstitution vivante et douloureuse de l’Appel des condamnés, sans doute dramatisé à plaisir, vaut certes une visite à cette prison de Saint-Lazare qui montre comment les quelques excès de la Révolution n’ont été que la conséquence et la bien faible rançon des crimes de la féodalité, de la noblesse et du clergé, durant douze ou quinze siècles et qui renferme, à elle seule, toute une partie de l’histoire de Paris j’allais dire de la France entière !