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II

depuis la révolution. — description de la prison. — son organisation actuelle. — les défectuosités de l’organisation générale du services des mœurs.


Au moment de la Révolution, à une date que je n’ai plus présente à l’esprit, une bonne partie des terrains du couvent fut vendue comme propriété nationale. Ces terrains couvraient une surface considérable et s’étendaient du faubourg Saint-Denis, et du clos Saint-Lazare à l’extrémité de la rue Hauteville et l’actuelle église de Saint-Vincent de Paul est précisément érigée sur l’emplacement merveilleux, formant une espèce de morne dominant Paris où s’élevait autrefois l’ancien belvédère des moines.

Ils touchaient à la rue Paradis et à l’ancien mur d’octroi que j’ai encore connu moi-même dans ma petite enfance et qui a été démoli en 1860, si mes souvenirs sont exacts.

Une petite résidence royale, appelée le Logis du Roy, était enclavée dans ce domaine qui était, même alors, un des plus beaux et des plus vastes, de la capitale, comme l’on disait alors.

C’est à ce logis où chaque roy s’arrêtait et recevait le serment de fidélité — le serment d’allégeance comme l’on dit en Angleterre — lors de sa première entrée dans Paris, après sa proclamation officielle, comme souverain bien entendu.

Ce Logis du Roy se trouvait en partie au-dessus de la porte actuelle de la prison de Saint-Lazare, au-dessous, dans le faubourg Saint-Denis et par conséquent après le no 115. Il n’en reste plus que des dépendances insignifiantes, écuries et remises et un placage de maisons lépreuses et tristes sur la maison suivante, où sont logés les internes en médecine attachés à l’établissement et dont la demeure actuelle semble manquer de goût et de confortable.

C’est là, dans la cour également, que se trouvait l’ancien cimetière des moines qui n’a été enlevé qu’en partie et qui doit renfermer encore beaucoup de sépultures.

Depuis le Consulat, Saint-Lazare est tout à la fois une prison civile, une prison administrative et une maison de correction. Cette seconde appellation de prison administrative est vide de sens, contraire à la loi et à la justice, et un reste de la barbarie médiévale la plus odieuse et la plus cruelle et c’est ce que je vais tâcher d’expliquer tout à l’heure ; mais je poursuis le fil de ma description, si j’ose m’exprimer ainsi, de manière à pouvoir être toujours suivi facilement par mes lecteurs.

Donc la prison de Saint-Lazare, à l’heure actuelle, est destinée à renfermer les femmes accusées ou prévenues de crimes ou de délits ; celles qui sont condamnées à un emprisonnement de moins d’une année ; celles encore, dit la nomenclature, qui sont détenues pour dettes envers l’État, ce qui est aboli aujourd’hui les filles publiques, privées de la liberté, — admirez cet euphémisme tout à la fois cruel et hypocrite — soit par suite de notification d’un jugement, ce qui devrait toujours être, soit par le simple effet de décisions administratives ! ce qui veut dire que la femme est considérée, en plein vingtième siècle, moins qu’une esclave et qu’au nom du bon plaisir et de l’arbitraire, on a le droit de la jeter en prison, sans jugement, en dehors de la justice. C’est simplement odieux et je crois qu’il est inutile d’insister sur un tel état de barbarie sociale. Du reste tous les moralistes et tous les sociologues sont d’accord sur ce point.

On pourrait déjà trouver immoral que le Préfet de Police ait le droit abusif de jeter les femmes en prison, sans jugement, pour son bon plaisir ; mais dans la pratique ce n’est même pas cela. Il n’opère pas lui-même, son autorité est forcément déléguée à des agents des mœurs, à M. Jules, à M. Alphonse, qui arrêtent les femmes au hasard, au petit bonheur si l’on peut dire, par bêtise quand ça n’est pas par vengeance ou par chantage. On peut donc affirmer hardiment qu’à ce point de vue, notre police des mœurs nous met au ban de la civilisation…

Mais je poursuis : sont encore enfermées dans la prison de Saint-Lazare, les filles mineures que leurs parents obtiennent d’y faire séjourner — toujours l’euphémisme — en correction et les femmes mariées condamnées pour adultère, ce qui est encore absurde, car, depuis la loi du divorce surtout, l’adultère n’est ni un crime, ni un délit, mais simplement une atteinte, grave, sans doute, portée à un contrat synallagmatique, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Dans ces divers ordres d’idées, il est évident qu’en dehors des deux premières catégories des femmes prévenues ou condamnées régulièrement en vertu d’un jugement, tout est arbitraire et immoral, tout est à refaire de fond en comble et le droit même des parents de faire enfermer leurs filles mineures en correction, c’est-à-dire en prison, sous le prétexte plus ou moins justifié qu’elles sont mauvaises têtes ou vicieuses (?) apparaît chaque jour comme plus exorbitant et en dehors de nos mœurs.

Les Américams ont eu l’insigne honneur de le comprendre avant nous et de remplacer la correction qui n’est en somme que le droit de la force, par la liberté surveillée qui est un effort louable d’amélioration morale. À ce propos ces lignes de l’Aurore sont à méditer :

« La mise en liberté surveillée est une forme nouvelle du traitement de l’enfance coupable : le tribunal laisse le jeune délinquant dans sa famille, où il reprend sa vie habituelle, mais où il est surveillé de très près par des inspecteurs énergiques.

« Ce nouveau système a pris naissance aux États-Unis, où il s’est beaucoup développé. À la suite d’une conférence de M. Julhiet, exposant ses remarquables résultats en Amérique, M. Rollet, directeur du Patronage de l’enfance, séduit par l’innovation intéressante, découvrit un moyen légal d’appliquer en France cette « liberté surveillée » ; le 10 février 1906, il faisait mettre un délinquant en liberté surveillé.

« Grâce au dévoûment et aux efforts de diverses personnalités, cet essai a pu se développer beaucoup, et, depuis un an, une centaine d’enfants ont été mis en « liberté surveillée ». Nous donnons ci-après un résumé des résultats obtenus.

« Pendant l’année terminée le 10 février 1907, les tribunaux ont remis au Patronage de l’enfance, pour la liberté surveillée, 98 enfants.

« Sur ces 98 enfants, 17 ont été retirés presque immédiatement de la « liberté surveillée » pour être placés à la campagne ou en ville.

Le nombre des enfants soumis au régime de liberté surveillée dans la 1ère année de fonctionnement, a donc été de 81.

« Voici les résultats :

Enfants paraissant en très bonne voie 54
Encore douteux 14
Engagé au régiment 1
Arrêtés pour nouveau délit 7
Échappés à la surveillance 5
 
Total 81

« On peut donc dire que, pour 69 enfants sur 81, le système de la liberté surveillée paraît pouvoir donner un bon résultat ; pour 55 d’entre eux, on peut même l’affirmer.

« Cinq enfants se sont sauvés ce ne sont pas forcément de mauvais garçons ; mais le système de liberté surveillée n’est pas encore assez serré pour rendre toutes les fuites impossibles, quand les parents se concertent avec l’enfant. Ces disparus sont d’ailleurs signalés à la police et seront retrouvés. Notons que tous les cinq avaient plus de seize ans.

« Enfin, sept enfants en liberté surveillée ont commis un nouveau délit cinq d’entre eux avaient plus de seize ans.

« Toutes les personnes s’occupant de l’enfance coupable reconnaîtront que ces résultats sont très encourageants. S’ils se maintiennent, si sur 81 enfants coupables et trop coupables pour être acquittés purement et simplement, la mise en liberté surveillée en remet définitivement dans le droit chemin plus de 55, elle sera un très utile auxiliaire de notre système judiciaire. Avant de présenter le succès comme une certitude, nous devons attendre que la permanence des résultats obtenus nous en donne droit. Nous avons seulement le droit de continuer cet essai, j’ajouterai presque que nous en avons le devoir.

« Il faut observer que ces résultats ont été obtenus pour une première année d’essai, que nos trois inspecteurs si dévoués, ont fait en quelque sorte cette année leur noviciat, leur apprentissage, que les distingués magistrats de la huitième chambre correctionnelle, qui ont donné à la tentative un concours si bienveillant et si intelligent, ont eu aussi à tâtonner dans leurs décisions de liberté surveillée ; qu’enfin, le Patronage lui-même a pu demander par erreur et faire remettre, pour la liberté surveillée, des enfants qui auraient dû être envoyés tout droit en correction, comme ces trois « apaches » qui lui ont été confiés un beau jour. »

À côté de notre vieille organisation de vengeance et de coercition sociale, voilà l’organisation, je ne dirai pas même de pardon, mais d’encouragement et de relèvement moral, qui doit être la vérité féconde de demain dans une société un peu plus pitoyable aux faibles, un peu plus humaine en un mot.

À l’heure présente, la prison de Saint-Lazare est encore représentée par cinq grands corps de bâtiments, entourant trois cours intérieures plantées d’arbres. C’est là, dans ces cours que les femmes, par catégories, vont faire leur promenade à la file indienne, deux par deux, ou vont laver au lavoir qui se trouve au milieu de l’une d’elles, sinon de toutes les trois, si je ne m’abuse.

Un chemin de ronde entoure et isole toute la maison et de même que le long du chemin de ronde du côté du faubourg Saint-Denis, se trouvent les derniers vestiges ou plutôt l’emplacement du Logis du Roy, dont je parlais tout à l’heure, de même de l’autre côté et formant un vaste carré mordant hardiment dans les pâtés de maisons en allant dans la direction des hauteurs de Montmartre, derrière la boulangerie, dont je parlerai plus loin, se trouvent les jardins de la prison et celui du directeur qui forment encore, à l’heure présente, un superbe parallélogramme, de forme à peu près régulière, à une emprise près, si l’on veut, dans ses grandes lignes.

Les corps de bâtiment dont je viens de parler ont quatre étages, sont suffisamment aérés et quoique vieux, sont naturellement, à l’intérieur, d’une irréprochable propreté, comme il convient à une grande agglomération de cette sorte.

Ils peuvent renfermer jusqu’à 1 200 personnes normalement.

Les femmes renfermées à Saint-Lazare sont divisées en trois catégories différentes. Dans la première se trouvent les condamnées pour crimes ou délits de droit commun ; elles habitent le rez-de-chaussée, où sont également situés leurs ateliers et leurs dortoirs.

Dans la seconde catégorie se trouvent les jeunes détenues, classées elles-mêmes en trois autres catégories : les mineures condamnées à rester dans une maison de correction jusqu’à leur majorité, comme ayant agi sans discernement. On y joint celles que leurs parents font détenir après avoir obtenu une ordonnance du juge. C’est ce que l’on appelle la correction paternelle, sans doute par antiphrase ! et vous voyez d’ici la mentalité des parents capable de recourir à pareilles mesures et la promiscuité à laquelle sont livrées fatalement leurs malheureuses filles dans un pareil milieu les jeunes filles au-dessous de seize ans, incarcérées pour vagabondage (?) — encore un délit que je serais bien heureux de voir définir, — car enfin l’action de n’avoir ni feu ni lieu peut représenter la misère mais non un délit et alors c’est le secours et non la punition qui doit intervenir. Quand je vous dis que notre société est encore à moitié sauvage ! J’oubliais d’ajouter : pour vagabondage, après condamnation en police correctionnelle, ce qui ne prouve rien, car toute la question est précisément de savoir si là le juge a le droit de juger et de condamner ; et enfin les jeunes filles du même âge et détenues administrativement, c’est-à-dire sans aucun droit et sans jugement, pour prostitution.

Les simples prévenues de crimes ou délits de droit commun habitent également ce quartier.

La troisième catégorie est celle des prostituées détenues administrativement ; comme son examen appelle quelques réflexions, tout à la fois sociales et philosophiques de la plus haute importance, ça fera l’objet de mon troisième chapitre.