Pour lire en traîneau/66

La bibliothèque libre.

IV

un peu de statistique. — coup d’œil d’ensemble. — les souvenirs archéologiques du passé.


Si nous en croyons les statistiques du passé, il serait entré à la prison de Saint-Lazare, en 1868, deux ans avant la guerre, 2 859 femmes, comme prévenues ou condamnées pour crimes ou délits de droit commun ; en correction 232 jeunes filles de moins de seize ans ; comme condamnées administratives — prostituées — 4 831 ? Enfin venaient les recluses infirmes, section des vieilles, dans le quartier des filles publiques, ce que l’on appelait les vieux chevaux de retour — pourquoi ce genre masculin ? — jamais bien nombreuses, parce que décimées dans l’obscure bataille de la vie par le vice et la misère, au nombre de 200…

Depuis la population de Paris a augmenté dans des proportions énormes, les filles ont pullulé et, par un sentiment tout à la fois de pudeur, de honte et de rage devant l’organisation monstrueuse de la police des mœurs dans mon pays, on comprendra pourquoi je ne donne pas les chiffres d’aujourd’hui. M. Lépine lui-même en rougirait !

Malgré toutes les divisions et subdivisions de la prison de Saint-Lazare, on affirme que la promiscuité y est toujours redoutable et l’on va même jusqu’à dire que les jeunes détenues ne peuvent qu’achever de s’y corrompre complètement. Sur ce point j’avoue qu’il est difficile de se prononcer et qu’il faudrait être le directeur lui-même pour avoir une opinion et j’incline à croire, à moins d’en arriver au régime cellulaire — ce qui est impossible à Saint-Lazare, à cause des délits eux-mêmes — qu’il est bien difficile qu’il en soit autrement, bien difficile d’éviter cet écueil, sans doute redoutable, mais en quelque sorte fatal.

Il est vrai que c’était déjà à la fin de l’Empire l’opinion de M. Maxime Ducamp, opinion profondément suspecte par la partialité même de l’auteur ; et, comme depuis on a pu obtenir et l’on a certainement réalisé des progrès dans ce que j’appellerai la répression morale et préventive, je demande la permission de ne point me prononcer jusqu’à plus ample informé.

Maintenant tout le côté purement administratif et matériel de la prison est admirablement compris et installé ; c’est ainsi qu’il y a là une boucherie, une boulangerie et les magasins généraux de toutes les prisons de la Seine.

Chaque jour les fours cuisent 32 fournées de 230 pains chacun. Et encore je crois bien que ces chiffres sont souvent dépassés maintenant.

La lingerie qui est installée dans les vieux dortoirs du couvent, est tenue avec un soin méticuleux et un ordre méthodique qui font plaisir à voir, si j’ose dire. Tout le linge porté dans les prisons de Paris sort de ce vestiaire et y rentre pour y subir le lavage. On lave là les chemises, les pantalons de toile, les bonnets, les chemises de force, les boucliers de courroies, les suaires de grosse toile dans lesquels sont ensevelies les détenues qui meurent à la prison. Voilà certes un inventaire qui manque de gaîté et l’on se prend à rêver que plus d’une chemise de femme ainsi rangée là aurait pu écrire des mémoires aussi angoissants que douloureux sur les mystères et les bas-fonds de la misère humaine et les déchéances morales des grandes capitales…

Mais tout cela est si bien rangé par section et par casier, avec tant d’ordre et de soin et l’on a si bien l’impression que l’on se trouve en face d’une vaste lingerie modèle, que ce sentiment de l’ordre et du travail corrige en partie le côté douloureux de cet inventaire des dessous de ces pauvres femmes, plus loques humaines hélas, pour la plupart, que les nippes propres qui les recouvrent…

Je voudrais cependant, non pas en détail, mais au hasard des souvenirs d’une visite forcément hâtive et insuffisante, noter les impressions générales les plus saillantes, en en traçant comme une revue d’ensemble rapide.

Voici la salle des avocats qui viennent écouter les pensionnaires, recueillir leurs confidences, avant de les défendre, calme et nue, comme il convient ; voici les salles de bains, propres, saines et conformes aux lois de l’hygiène si nécessaire ici, plus que partout ailleurs ; voici les salles de désinfection des vêtements, quand les prévenues ou les condamnées entrent à la prison.

Voici celles qui renferment les vêtements rangés dans des casiers avec leurs chapeaux et que l’on rend aux pensionnaires à leur sortie, puisqu’en arrivant elles revêtent le costume de la prison.

J’avoue que l’on ne peut se défendre de songer au vieux refrain populaire :

Vieux habits, vieux galons, fleurs fanées,
À la hotte, à la hotte du chiffonnier !


Ah ! ces chapeaux alignés dans ces casiers, ces couleurs voyantes et fanées, ces formes cabossées, ces oripeaux criards ! quelles tristesses et quelle navrante livrée du vice !

J’ai déjà dit que les sœurs se contentaient de surveiller, tandis qu’il y a une armée de surveillantes — au moins une par salle. — Elles sont prises souvent parmi les vieux chevaux de retour et deviennent d’excellentes surveillantes, tel Vidocq était devenu un excellent agent de police ! Ce qui semblerait tendre à prouver que l’expérience du métier est parfois une excellente chose et qu’en vieillissant le diable se fait ermite !…

Mais nous voici tout en haut d’un des corps de bâtiments, sous les combles et les toits et dans de vastes salles, au plafond, lambrissé mais élevé, se tiennent les filles mères ou nourrices que l’on n’a point séparées de leurs enfants, au pluriel ou au singulier, quoi que le premier cas soit rare.

Si j’ai bonne mémoire on leur laisse leur enfant jusqu’à l’âge de cinq ans. Elles sont là en train de coudre ou de causer par groupes, assises et les mioches jouent entre eux ou courent à travers la salle. À notre entrée, au vieux gardien à la moustache blanche, l’air rude et bonhomme et à moi, les enfants viennent dire bonjour et ce n’est pas sans une profonde émotion et un serrement de cœur que je vois ces pauvres fleurs de prison rire et jouer inconsciemment, avec l’insouciance et l’ignorance qui est peut être, en l’espèce, l’heureux lot des tout petits !

Parlerai-je encore des salles de laboratoire parfaitement installées, d’un musée spécial de cire dont la description ne saurait trouver place ici et de mille autres intéressants ; quoi bon et puis, comme je l’ai dit en débutant, il me faudrait alors écrire un volume.

J’ai déjà parlé de l’ancienne cellule de Saint Vincent de Paul ; voici celles où ont séjourné Louise Michel qui était la bonté même et qui ne demandait qu’à travailler, qu’à écrire seule et tranquille avec ses chats, de Mlle de Sombreuil, de Mme Humbert, etc., ce qui en somme n’est intéressant que suivant la mentalité spéciale des Anglais !

Voici la fosse aux lions, et cette longue rangée de cellules en contrebas, derrière ce Chemin de ronde surélevé, n’est effrayant qu’en apparence, puisque ce sont au contraire encore aux privilégiés que l’on accorde une de ces cellules, où elles ont l’immense avantage d’être au moins seules, chacune chez elle, pour dormir et passer la nuit.

Les souvenirs archéologiques sont, sinon nombreux, du moins intéressants et le Musée Carnavalet aura là une jolie récolte à faire, au moment de la démolition. Les peintures du cadran solaire qui se trouve à la hauteur du second sur une des cours intérieures, sont encore assez bien conservées, mais malheureusement on a laissé battre des tapis par les fenêtres voisines, ce qui les a abimées.

Dans le réfectoire il y a l’encadrement sculpté en plein chêne, d’une porte, qui est une simple abimé par une série de couches de peinture à l’huile, on pourrait avec des précautions, le rendre dans son état primitif. Dans les cours il y a encore quelques inscriptions intéressantes du temps de la Révolution et enfin dans un corps de bâtiment du devant, du côté de l’ancien logis du roy, il y a une rampe en fer forgé qui court tout le long des étages d’un escalier qui est simplement une pure dentelle métallique et qui fera un bel effet à Carnavalet.

Enfin nul doute qu’au moment du lotissement on ne retrouve dans l’ancien cimetière des moines, des tombes et des objets, des souvenirs intéressants de ces temps lointains.

Mais je vais m’arrêter et terminer en souhaitant que la démolition de la prison actuelle de Saint-Lazare et son transfert en banlieue soit enfin le signal d’une transformation plus humaine de notre immonde régime des mœurs ou plutôt le signal de la suppression pure et simple de la police des mœurs, pour faire rentrer toutes les femmes dans le droit commun, en les jugeant comme tous les citoyens, s’il y a lieu.

Aujourd’hui la femme est traitée comme un vil bétail et pour l’honneur de la civilisation et pour l’honneur de notre pays il est temps de faire cesser un état de choses aussi monstrueux et aussi immoral.


P.-S. — Justement dans la presse je trouve l’amusante note suivante qui complète bien l’ultime plysionomie de la prison de Saint-Lazare à la veille de sa disparition :

La Ville-Lumière possède encore… un écrivain public. Son échoppe est adossée à la façade de la prison de Saint-Lazare et les affaires de ce brave homme prospèrent, puisqu’il vient d’acheter une machine à écrire. On peut lire, en effet, sur une pancarte appendue fièrement au-dessus de la porte de son « office » ces mots qui nous ont laissé rêveur : « Copies dactylographiques. »

Le dernier des écrivains publics se modernise.

C’est comme le symbole même de la transformation de la trop célèbre prison !