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LES ÉCOLES DE MORALISATION À LA PRISON
DE FRESNES


Tout le monde connaît de nom et de réputation la prison de Fresnes, située sur la ligne de Limours, en Seine et Oise, à une demi-heure de Paris ; tout le monde se souvient des plaisanteries d’un goût plus ou moins douteux que l’on a formulées sur son compte dans les revues de fin d’année, lors de son inauguration, simplement parce que le souci de l’administration avait été d’en faire une prison modèle au point de vue de l’hygiène et de la salubrité.

Depuis, Fresnes est resté le type de la prison, non seulement par son importance, son étendue et les lois de l’hygiène qui y sont rigoureusement observées, mais encore à tous les points de vue si variés et si complexes dont l’ensemble et dont l’ensemble constitue ce que j’appellerai volontiers la science pénitentiaire.

Mais, comme il faut savoir se restreindre, je ne veux m’occuper ici rapidement que des écoles de moralisation de l’établissement : aussi bien la question est assez intéressante pour que l’on s’y arrête un instant.


fresnes Panorama de la Prison

En dehors de ces écoles de moralisation proprement dites, à Fresnes, voici d’abord l’école des gardiens, où tous les jours, sauf le dimanche, des cours sont faits par le personnel de l’établissement en général, à commencer par le directeur, les sous-directeurs et les instituteurs.

Les matières enseignées sont la langue française, l’arithmétique, la géographie, la comptabilité administrative, le service économique, le travail des détenus, la discipline, des notions de droit et de transfèrement des détenus de prison à prison, suivant les destinations pénales, les catégories, les embarquements à la Rochelle, etc. les agents pouvant être appelés à remplir des fonctions dans ces différents services, tous d’un ordre très délicat.

On leur fait faire des compositions au commencement et à la fin de l’année et le classement en est envoyé au ministère de l’Intérieur, et ils passent gardiens-chefs, gardiens, commis-greffiers, etc., d’après leur classement individuel, ce qui est vraiment la juste récompense du travail et de l’intelligence de l’homme. D’ailleurs ces cours sont divisés en deux groupes suivant leur force.

Mais j’ai hâte d’en arriver à l’école des détenus qui est obligatoire pour tous les prisonniers au delà de trois mois de séjour, sauf pour ceux, bien entendu, qui ont justifié d’une instruction suffisante. L’école fonctionne les lundi, mercredi, et vendredi en deux groupes. L’instruction obligatoire ne concerne que les illettrés jusqu’à 40 ans ; au-dessus de cet âge ils n’y sont plus tenus parce que l’on considère qu’on ne pourrait plus obtenir de résultats appréciables.

C’est ce premier groupe élémentaire qui renferme le plus « d’élèves », si j’ose m’exprimer ainsi, avec un effectif d’une trentaine en moyenne tandis que le second groupe ne représente guère qu’une moyenne de 25 sujets environ. Au premier abord on pourrait s’étonner qu’il n’y ait pas plus d’élèves sur une population de 1 000 à 1 200 prisonniers ; cela vient, comme je l’ai déjà dit de ce qu’on ne prend pas ceux qui sont de passage et ne restent pas plus de trois mois à Fresnes, ni ceux qui ont dépassé 40 ans ou qui ont une instruction primaire suffisante.

Ces chiffres ne représentent donc bien que le déchet des illettrés et c’est encore beaucoup trop. Naturellement on ne comprend pas dans ces chiffres, les passagers, ceux qui sont condamnés aux travaux forcés, les réclusionnaires qui ont leur peine à subir en maison centrale au-dessus de un an et un jour, ainsi que les non-autorisés ; car il y a les autorisés, ce sont ceux qui restent à Fresnes par faveur spéciale, à la suite d’une décision ministérielle.

Le programme se rapproche le plus possible de l’enseignement primaire ; cependant un cours supplémentaire lui est adjoint sur la géométrie plane, l’arpentage, le nivellement, la géométrie dans l’espace et descriptive, les éléments d’architecture au tableau. Ce ne sont que des notions, bien entendu, mais précieuses pour ceux qui veulent ou pensent plus tard partir aux colonies.

Les cours de dessin à main levée et des éléments de dessin linéaire ont lieu les mardi, jeudi, et samedi. Les cours se font individuellement dans la cellule de chaque prisonnier en raison d’un ou deux cours. Le nombre total des prisonniers à instruire est de 42 à 45, ils sont divisés en trois groupes parce qu’ils ne sont pas tous de la même force.

Et l’on peut dire que la mission est déjà très belle de leur mettre ainsi en mains un instrument de travail qui peut devenir précieux avec un peu de bonne conduite, à la sortie de Fresnes.

L’école des illettrés se fait donc d’une façon individuelle en cellule, et il ne peut pas en être autrement avec le régime cellulaire mais cela donne tout de suite une idée de la besogne énorme et véritablement écrasante de tout le personnel enseignant. Il n’y a guère d’illettrés, en somme, que dans les prisonniers vieux ; et, comme je l’ai dit plus haut, pour eux les cours deviennent facultatifs au dessus de 40 ans.

Quand on n’a pas besoin de se trouver en contact direct avec l’élève, comme pour lui apprendre à lire et à écrire, les conférences se font dans la grande salle des conférences, où sont enfermés les auditeurs séparés les uns des autres suivant la disposition indiquée par la gravure que publiait il y a quelques années le Petit Parisien.

C’est ainsi que se tiennent les conférences et les lectures faites par les instituteurs attachés à la prison, sur les sujets les plus variés et de nature à intéresser directement les prisonniers la libération conditionnelle, la réhabilitation, les conséquences de l’interdiction de séjour, la libération conditionnelle des jeunes soldats, l’alcoolisme, la colonisation, les voyages, les explorations, etc.

Enfin tous les samedis, depuis trois ans, grâce à la bienveillante autorisation de M. le Ministre de l’Intérieur je fais moi-même une conférence libre sur la moralisation par la colonisation, à 250 prisonniers, dans la salle des conférences ce qui fait que, pour 1 000 pensionnaires environ, divisés en quatre sections, je dois refaire quatre fois de suite la même conférence.

Je m’efforce de leur inculquer des notions utiles et précieuses sur le travail agricole qu’ils pourraient trouver dans nos colonies, après la libération. Quels sont les résultats ? Le temps seul nous répondra, et ce n’est point à moi à faire l’éloge de cette innovation mais je suis heureux de pouvoir remercier ici publiquement M. Combes d’une initiative qui m’a permis de porter la bonne parole et de tenter de ramener au bien une partie de ces malheureux frappés de tant de tares physiques et morales.

Mais pour arriver à un résultat sérieux et véritablement pratique, il faudrait que l’administration facilite le passage gratuite dans nos colonies agricoles à tous ceux qui le demanderaient et seraient dans les conditions requises de santé, de


fresnes Panorama de la Prison

20 à 45 ans par exemple. Et c’est ce que l’on n’a

pas encore fait jusqu’à présent. Je le regrette vraiment ; beaucoup de ces malheureux demandent à partir, à leur libération, après avoir entendu mes conférences, et comme on ne peut leur donner satisfaction, j’ai bien peur que l’on n’ait mis la charrue devant les bœufs !

Et, pour moi, il me semble que je m’attache d’autant plus passionnément à la mission qu’il a bien voulu me confier que ces malheureux sont plus dignes de pitié à tous les points de vue.

M. Matter, lui, s’occupe particulièrement des détenus protestants qu’il est également autorisé à venir visiter.

Il peut y avoir deux conférences libres le mardi et le samedi.

La moralisation scolaire est complétée par les visites du directeur, du sous-directeur et des instituteurs surtout, qui visitent 100 détenus chacun tous les jours ce qui donne une idée de leur dévoûment, quand on se rappelle qu’ils ne sont que quatre — pour la prison des hommes, bien entendu. Du reste, chaque détenu est visité tous les jours par quelqu’un du personnel.

La bibliothèque est composée de 5 726 volumes pour les hommes et de 811 volumes seulement pour les femmes. On peut compter 5 448 ouvrages bons ou utilisables, indépendamment des ouvrages religieux au nombre de 552, et les ouvrages en langues étrangères au nombre de 461. Il y a de 1 800 à 2 000 volumes qui ne peuvent en raison des matières qu’ils traitent ou à cause de leur étendue en plusieurs volumes être distribués qu’à un petit nombre de prisonniers. Il reste donc encore 2 635 volumes propres à être mis dans les mains de tous les détenus.

On y trouve des nouveaux testaments et des bibles, des livres de piété, d’instruction morale, d’histoire, de voyage et de géographie, de littérature, de sciences usuelles et d’arts professionnels, des volumes de nouvelles et de récits divers, des livres en langues étrangères et enfin des publications périodiques reliées en volumes.

Dans chaque division et pour chaque étage, il y a un certain nombre de volumes qui forment un roulement et, qui sont changés tous les samedis ; les livres eux-mêmes changent d’étages et retournent ensuite à la bibliothèque centrale pour être renouvelés, de manière à ce que les hommes puissent tout lire.

Le renouvellement se fait à peu près deux fois tous les quatre mois.

Les condamnés n’ont droit qu’à une seule distribution de livres par semaine, tandis que les détenus en pourvoi pour qui le travail n’est pas obligatoire, peuvent changer leurs livres au fur et à mesure qu’ils en font la demande ; et les détenus en pourvoi ont seuls le droit d’écrire tout le temps. Les condamnés n’ont le droit d’écrire qu’une fois par semaine, et à leur famille seulement. Comme on le voit, un homme de lettres serait vraiment très malheureux à Fresnes.


Fresnes. — Entrée principale de la Prison

J’arrive maintenant à l’un des côtés les plus intéressants des tentatives de moralisation d’ordre privé, au dehors même de l’administration, je veux parler des sociétés de patronages je vais tâcher d’énumérer les principales :

Il y a d’abord la Société de protection des libérés, 174, rue de Université ; la Société de protection des libérés protestants, rue Fessart, 36 ; la Société de protection des engagés volontaires dont M. Félix Voisin, conseiller d’État, ancien préfet de police est le président ; la Société Générale de patronage des libérés, présidée par M. Bérenger, sénateur ; la Société Centrale de patronage, présidée par M. Steeg, s’occupe surtout de patronage international des expulsés, en vertu de la loi du 3 décembre 1819. Elle s’abouche avec les patronages étrangers pour recueillir les expulsés et rend ainsi les plus grands services.

Mais il serait à souhaiter qu’un jour vienne où tous les États du monde civilisés s’entendent pour supprimer le droit abusif et monstrueux d’expulser un étranger. Tous les hommes ont leur patrie et ont le droit d’être aussi citoyens du monde.

Un homme a commis un délit de droit commun, jugez-le, mais ne l’expulsez pas, ce qui est contraire au droit et à la justice ; d’autant plus qu’il ne faut pas oublier que toutes les fois que l’administration se substitue à la justice, c’est reconnaître le droit à l’arbitraire, ce qui est indigne de la République et du monde moderne.

Il y a encore le Comité des conférences antialcooliques et enfin les patronages de femmes, lesquelles sont beaucoup moins nombreuses que les hommes à Fresnes, comme je l’ai déjà indiqué et elles sont dans un quartier spécial naturellement.

Je citerai la Société de patronage pour les femmes et jeunes filles, 32, rue Vaneau à Paris, présidée par Mme d’Abbadie d’Arrast ; le Patronage des libérées de Saint-Lazare, présidé par Mme Bogelot ; le Patronage des libérées, 24, rue Michel-Bizot, à Paris, ancien patronage protestant, qui, à l’heure présente, s’occupe de toutes les femmes sans distinction confessionnelle ; le Patronage des jeunes filles, rue de Clichy, sous la présidence de Mme Lanelongue, et qui est, tout à la fois une maison de prévention et de réhabilitation, ce qui est du plus haut intérêt moral.

Enfin, M. Bérenger a aussi une section pour les femmes et il a fait accréditer une dame patronnesse pour le quartier des femmes.

Toutes ces œuvres de patronages, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, qu’on les suive dans la prison ou à leur sortie, sont vraiment intéressantes et fort utiles, et voilà pourquoi j’espère toujours arriver à en fonder une moi-même, avec le concours de mes amis, pour permettre à tous les pauvres gens qui ont payé leur dette à la société, d’aller se refaire une nouvelle vie aux colonies, en leur payant, au moins, leurs frais de passage.

Maintenant, à quel travail ces détenus se livrentils à Fresnes ? La réponse est facile suivant leurs goûts et leurs aptitudes. Ils se livrent à vingt-deux industries différentes articles d’illumination, vannerie, musette, plumes de volaille — triage, — ébarbage des cuivres, agrafes en fil de fer pour bouteilles, lettres en perles, papier-dentelle, liens en rotin, pointes d’acier, brosses, bourses en métal, articles de papeterie, chaussons, tiges de riz pour cannes et parapluies, adresses, pièges métalliques, coutures d’agrafes sur cartes, sacs en toile, bourses et chaînes, triages de haricots, couture et lingerie, confection de sacs en toile pour les femmes et les jeunes filles.

La population des prisonniers-hommes était dernièrement de 1 182 et celles des femmes et jeunes filles de 122 seulement, ce qui tend à démontrer qu’en général les femmes sont moins criminelles que les hommes.

À la cuisine faite par les détenus, il n’y a qu’un gardien ; à la boulangerie, deux ouvriers libres ; à la buanderie, un gardien. Le séchoir et tous les autres services des prisons sont assurés avec l’aide des détenus.

Il faut savoir se borner, mais je crois en avoir assez dit pour bien faire comprendre combien est, tout à la fois, ferme et éclairée la sollicitude de l’administration pour arriver à moraliser autant que possible, les malheureux qui lui sont confiés en vertu de la loi et c’est aussi pourquoi je crois avoir le droit de me montrer fier de la faible part que je puis prendre moi-même à ce relèvement moral, avec mes conférences de moralisation coloniale du samedi.

C’est bien le cas de dire enfin d’une besogne, sans rien regretter : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! »