Pour qu’on lise Platon/Sa morale

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Boivin et Cie (p. 133-239).

IX

SA MORALE.



La morale de Platon, je ne dirai pas s’appuie sur le principe suivant, mais se recommande avant tout du principe suivant : connaître le bien c’est le faire ; qui sait le bien fait le bien ; qui ne fait pas le bien, c’est qu’il ne le sait pas ; la science et la vertu sont la même chose.

Je ne dis point que Platon ait affirmé absolument ce principe ; mais il est très évident qu’il y tend et qu’il y a complaisance ; « Si la vertu est une qualité de l’âme et s’il est indispensable qu’elle soit utile, il faut qu’elle soit sagesse. Car, puisque toutes les autres qualités de l’âme ne sont par elles-mêmes ni utiles ni nuisibles, mais qu’elles deviennent l’un ou l’autre, selon que l’imprudence ou la sagesse s’y joignent, il en résulte que la vertu, étant utile, doit être une sorte de sagesse… L’âme sage gouverne bien et l’âme imprudente gouverne mal… Pour être avantageux, tout ce qui est au pouvoir de l’homme doit être soumis à l’âme et tout ce qui appartient à l’âme dépendra de la sagesse. Donc la sagesse est nécessairement ou la vertu tout entière ou une partie de la vertu… Les hommes ne sont point bons par nature ;… mais si les hommes bons ne sont pas tels par nature, le deviennent-ils par éducation ? Cela me paraît s’en suivre nécessairement. D’ailleurs il est évident, selon notre hypothèse, que si la vertu est une science, elle peut s’apprendre… Mais la vertu est-elle bien une science ?… »

Et Platon, comme il lui arrive si souvent quand il fait parler Socrate, ne conclut pas ; mais il a marqué que la théorie lui paraît probable et que la vertu est sans doute une science qui peut s’enseigner, à la condition, comme la suite l’indique, de trouver de bons et de vrais maîtres. « La plupart des reproches que l’on adresse aux intempérants, comme s’ils l’étaient volontairement, sont d’injustes reproches. Nul n’est méchant parce qu’il veut l’être ; une fâcheuse disposition du corps, une mauvaise éducation, voilà ce qui fait que le méchant est méchant… Lorsque les vices du tempérament sont encore renforcés par de mauvaises institutions, par des discours tenus en public et en particulier, et que les doctrines enseignées à la jeunesse n’apportent aucun remède à ces maux, les méchants deviennent plus méchants par la seule action de ces deux causes et sans que leur volonté y soit pour rien. Les coupables sont bien moins les enfants que les pères et les élèves que les instituteurs. »

En un mot, le méchant est un malade et un ignorant et le savoir corriger le guérirait de sa maladie. Donc le vertueux c’est un homme qui sait la vertu.

La doctrine doit être combattue, parce qu’elle est fausse ; mais il faut bien la comprendre et aussi les raisons pourquoi Platon la conçoit ou l’adopte.

Elle est fausse et je ne le démontrerai point longuement. Elle est une confusion du savoir, du vouloir et du pouvoir, comme si c’étaient mêmes choses ou comme si le premier entraînait les deux autres. Il n’en est assurément rien. On peut savoir la vertu, sans vouloir le moins du monde la pratiquer ; et on peut vouloir la pratiquer sans avoir assez de force pour cela. Rien de plus rationnel que ce que je dis ici, ni rien qui puisse mieux être vérifié par des observations de tous les jours. La théorie est donc aussi fausse que le serait une définition juste de la volonté que l’on appliquerait à l’intelligence, ou réciproquement, ou que le serait cette proposition : « Vous avez compris, donc vous êtes énergique ; vous êtes savant, donc vous êtes brave. » La doctrine doit être écartée.

Cependant elle contient sa part de vérité et, d’abondant, il y a à comprendre pourquoi elle est assez chère, évidemment, à Platon.

Elle contient une part de vérité en ce sens que si le méchant ou l’injuste connaissait bien la vertu tout entière, il y aurait, reconnaissons-le, de grandes chances pour qu’il la suivît. Oui, l’injuste qui connaît la vertu sommairement, qui sait ce que c’est, qui sait qu’elle est effort, abnégation, sacrifice, etc., il s’en détourne et n’en veut point entendre discourir. Mais s’il savait tout ; s’il savait que la vertu est une jouissance et la plus grande qui puisse être goûtée ; s’il savait, comme l’enseignera plus tard le Portique et comme l’enseigne déjà l’Académie, que le vertueux est le véritable roi de ce monde ; et sans aller si loin, s’il savait seulement que l’intérêt bien entendu et la vertu se confondent et qu’il n’y a rien de plus habile qu’une conduite irréprochable ; s’il savait cela, il prendrait le parti de la vertu, très probablement.

Et voilà, à n’en guère douter, ce que Platon veut dire. Il n’a jamais parlé d’une connaissance superficielle de la vertu.

Mais encore a-t-il raison ? Est-il bien vrai que qui saurait toute la vertu ne douterait point que le bonheur fût précisément en elle ? Est-il bien vrai qu’en effet il y soit ? Renan a dit bien joliment : « Laissez donc ! Si la vertu était un bon placement, il y a longtemps que les banquiers s’en seraient aperçus. »

Si l’on me pousse ainsi, répondrait Platon, j’irai plus loin d’un pas et je dirai que, fût-il faux que l’intérêt bien entendu se confonde avec la vertu dans le courant des choses humaines, cela redevient vrai pour ainsi parler à une plus grande profondeur, à pousser plus avant. Le vertueux ne réussit point ; je l’accorde ; il ne réussit jamais, je le veux si on le veut ; mais, encore qu’il ne réussisse point, et même à ne point réussir, il trouve, dans sa conscience satisfaite, dans son légitime orgueil satisfait et couronné, de telles joies, si absolument incomparables à celles des hommes qui réussissent, qu’il est, à dire le vrai, l’homme le plus heureux de ce monde.

L’homme qui a été le plus heureux ici-bas, qui a joui le plus pleinement de sa supériorité, de sa royauté, comme diront très bien les Stoïciens, dont il est l’ancêtre, c’est Socrate, et la manière et le ton dont il a présenté son apologie le disent assez clairement.

Donc l’homme qui saurait cela, qui saurait vraiment et pleinement tout cela, qui connaîtrait la vertu tout entière, je dis qu’il serait impossible qu’il ne l’embrassât point immédiatement et pour toujours, et voilà pourquoi je peux dire que savoir le bien ou le faire, c’est la même chose ; à la condition qu’on le sache bien ; eh ! sans doute !

À quoi nous disons, nous, comme un Cébès ou comme un Gritéas, qu’il nous semble bien que c’est ainsi, avec cette seule réserve qu’on ne peut connaître la vertu aussi à fond que quand on est vertueux, et que par conséquent ce que dit Platon revient à dire : on ne peut être vertueux sans vouloir continuer de l’être. Mais ceci n’est pas l’identité rationnelle de la connaissance de la vertu et de sa pratique.

Laissons ce point et songeons à l’intérêt que Platon avait dans cette question. Platon a un grand intérêt actuel et moral à ce que, fût-elle contestable, cette thèse soit tenue pour vraie et fasse office de vérité. Il est philosophe, il est professeur de philosophie et de morale ; il est une manière de prêtre laïque. Ce qu’il veut, et il le dira sur le tard, mais il l’a toujours pensé, c’est que les philosophes gouvernent les hommes. Or c’est un préjugé assez répandu parmi les hommes de tous les temps et qui l’était très fort chez les Grecs, que le philosophe n’est pas un homme très sérieux. Un philosophe qui avait transgressé, je ne sais plus où, une ordonnance très rigoureuse dut la vie à ce préjugé ; on dit : « C’est un philosophe ; cela ne compte pas. » Pour les Grecs, les philosophes étaient des gens qui discouraient de la vertu et du souverain bien, mais qui n’avaient pas une grande importance dans l’État.

Prenez garde, tient à dire Platon, un philosophe est un homme qui fait le bien, qui crée le bien, parce qu’il le sait, et il ne peut pas, du moment qu’il le sait, ne pas le faire. Il est donc un élément très précieux et très salutaire dans la société et il devrait la diriger.

— Mais les sophistes qui sont si savants sur le bien comme sur le mal, où voit-on qu’ils agissent si bien ?

— S’ils ne font pas le bien, c’est qu’ils ne le savent pas le moins du monde, et c’est précisément ce que je leur prouve tous les jours, et mesarguments sont toujours à deux fins, et je leur prouve qu’ils ne font pas le bien parce qu’ils ne le savent pas — et que, ne le sachant pas, ils ne peuvent pas le faire ; je leur prouve les deux toujours ensemble, parce que chacune de ces choses est la cause et l’effet réciproquement et conjointement et que par suite ces deux choses sont indissolublement unies et inséparables.

Voilà, ce me semble, quelque fausse, sinon en soi, du moins pratiquement, qu’elle puisse être, ce qu’il faut penser de la doctrine de l’identité du savoir le bien et du faire le bien, selon Platon.

Si savoir le bien c’est le faire et si nous voulons le faire, quel est le bien ? Le bien, comme le croient à peu près tous les hommes, est-il le plaisir ? Car c’est un fait que les hommes n’appellent point tous les mêmes choses plaisirs, et que ce qui est plaisir pour l’un est peine pour l’autre, et que certains appellent plaisirs des choses très grossières et que certains autres appellent plaisirs des choses en vérité fort délicates, fort nobles et fort belles, ce qu’il faut convenir qui leur fait honneur. Mais encore est-il vrai que la plupart des hommes estiment le plaisir but de la vie, quelque chose du reste qu’ils nomment du nom de plaisir ; ou sans rien affirmer à cet égard, tendent au plaisir, instinctivement, de toutes leurs forces, ce qui revient au même, une affirmation de l’instinct valant autant et valant plus qu’une affirmation du raisonnement.

Donc le bien, comme le veulent la plupart des hommes, est-il le plaisir ?

Point du tout, parce que le plaisir n’est pas autre chose qu’un rêve, qu’une vision de l’imagination ou, tout au moins, pour ne rien forcer, n’est guère autre chose que cela. Certains prétendent déjà en Grèce, et cela sera affirmé plus tard avec une très grande énergie, que le plaisir n’existe pas, qu’il n’a aucun caractère positif, qu’il n’est autre chose que l’absence de la douleur et que, par conséquent, la douleur seule est réelle. Qu’on ne réponde pas à ceux-ci qu’il n’y a rien de plus réel qu’une sensation, fût-elle agréable et que la sensation de bien-être que produit le manger, le boire, le se reposer et le s’endormir est une réalité incontestable. Ils vous répliqueront que l’on n’éprouve du plaisir à manger, etc., que quand on a eu faim, etc., que quand on a éprouvé un besoin c’est-à-dire une souffrance, et que par conséquent le plaisir n’est pas quelque chose de réel, qu’il est la simple cessation d’une souffrance. Tout plaisir naît d’un besoin et par conséquent il n’est que la trêve d’une douleur.

À cela on pourra contre-répliquer qu’il y a des plaisirs qui ne sont pas la cessation d’un besoin. Ce sont par exemple les plaisirs esthétiques et les plaisirs moraux. Nous ne souffrons pas positivement (ou ce serait bien abuser des termes que de le dire) de ne pas voir de belles choses ; mais nous jouissons, et singulièrement, d’en voir de belles. Et voilà un cas, qui se multiplie, Dieu merci, en beaucoup de cas, où le plaisir est tout autre chose que la cessation d’une souffrance

Nous ne souffrons pas de ne point faire de bien. Nous sommes, dans ce cas, en état nonchalant, indolent, en état neutre. Nous ne souffrons pas de ne pas faire le bien ; mais nous éprouvons un plaisir et très vif à le faire. Et voilà un cas, lequel se multiplie, celui-ci, autant que nous voudrons, où le plaisir n’est aucunement la cessation d’une souffrance.

Voyez ceci encore. Nous n’éprouvons aucune souffrance à ne pas nous combattre nous-mêmes. Nous sommes alors dans un état indolent, indifférent ou même agréable. Or nous éprouvons un plaisir extrêmement vif à nous combattre, à nous maîtriser, à nous vaincre. Voilà un plaisir qui ne naît pas d’une souffrance.

— Il naît certainement d’un besoin.

— Sans doute ; mais il naît d’un besoin qui n’était pas une souffrance, et par ce côté-là encore la théorie fléchit et il n’est vrai de dire ni que tous les plaisirs naissent de besoins, ni non plus que besoins et souffrances soient précisément la même chose. Reconnaissons donc que les plaisirs existent et qu’ils ont une valeur positive.

Il ne faut pas aller jusqu’à nier cela. Seulement il est remarquable que les plaisirs sont quelque chose de bien indéfinissable et probablement de bien incertain, indécis et inconsistant, puisqu’ils sont toujours accompagnés de quelques peines et que la limite entre la peine et le plaisir est la chose du monde la plus insaisissable. Reprenons, si vous voulez, l’énumération et la classification précédente. Il y a des plaisirs qui naissent de besoins qui sont des souffrances. Sur ceux-ci la thèse de nos adversaires de tout à l’heure est tout simplement juste. Un plaisir de ce genre n’est pas un plaisir. C’est une véritable impropriété de langage que de l’appeler ainsi. Il faudrait l’appeler une souffrance qui cesse. Nous ne nions point qu’une souffrance qui cesse soit agréable ; nous disons seulement qu’on ne peut pas prendre comme vrai bien et comme but de la vie une souffrance qui cesse. Quelque chose de plus positif est réclamé par l’aspiration au bien, par cette aspiration au bien que nous tentons au fond de nous.

Si nous songeons aux plaisirs qui ne naissent pas d’un besoin proprement dit, d’un besoin violent ou vif, mais d’une simple tendance de notre nature et qui par conséquent ne naissent pas d’une souffrance, — plaisirs esthétiques, plaisirs moraux, — nous nous élevons certainement d’un degré, et précisément c’est une hiérarchie des plaisirs que nous traçons en ce moment ; mais nous constatons encore que, s’ils ne naissent pas d’une souffrance, ils sont toujours mêlés d’une souffrance. Ils sont toujours incomplets, par suite toujours mêlés du regret que l’on a qu’ils soient incomplets, toujours mêlés du regret que l’on a de ce qui leur manque.

Il est même curieux de remarquer qu’à mesure que les plaisirs sont plus vrais, ils sont plus mêlés. Si l’on appelle plaisir vrai celui qui ne naît pas d’une souffrance, il est plus vrai, nous le voulons bien, mais il est plus mêlé. Le plaisir de manger vient de la faim et n’est que la cessation d’une souffrance et par conséquent naît de la souffrance même, mais en soi il n’en est pas mêlé, en soi il a quelque chose de complet et de plein.

Le plaisir d’admirer une belle chose ou le plaisir de faire le bien ne naît pas d’une souffrance, mais il en est toujours accompagné, n’étant jamais satisfait complètement ; d’où il suit qu’il semble déjà que dans l’analyse du plaisir on trouve toujours la souffrance ici ou là, tout proche ou mêlée au plaisir même, et l’empoisonnant toujours, soit par son voisinage, soit par sa présence.

Et enfin cette loi se vérifie même quand nous considérons le plus noble des plaisirs, qui est de se battre contre soi-même et de se vaincre ; car alors souffrance et plaisir sont mêlés intimement, mêlés de telle sorte que c’est la souffrance qui est le plaisir même. Nous nous torturons et à cela nous trouvons du plaisir ; mais c’est dans la souffrance même que nous le trouvons, et si nous ne souffrions pas, nous ne jouirions nullement. Combinaison absolue.

Donc, ce nous semble, dans les plaisirs bas : voisinage immédiat de la souffrance, puisque le plaisir en naît ; dans les plaisirs nobles : mélange de souffrance et de plaisir ; dans le plaisir sublime : identité de la souffrance et du plaisir. Souffrance partout.

On pourrait presque dire que le plaisir est le nom que la douleur a pris pour se faire agréer de nous ou qu’elle prend quand elle se déguise Le plaisir est moins un divertissement de la douleur qu’un travestissement de la douleur. Et c’est peut-être pour cela qu’il est si naturel à l’homme de chercher le plaisir et de s’abandonner au désir qu’il en a. Il cède à sa nature même sans le savoir et il acquiesce à sa loi sans croire qu’il s’y conforme. La loi de l’homme est d’être malheureux : en cherchant le plaisir, qui est toujours précédé, mêlé ou suivi de souffrance, il prend le chemin direct du malheur, qui est précisément celui qu’il faut qu’il suive. Il se range sans le savoir à l’ordre universel.

Si l’homme qui ne cherche que le plaisir est paradoxal, c’est précisément à cause de cela. C’est qu’il veut éviter le malheur, auquel il est très rationnellement destiné. Il est philosophique de dire que le but de l’homme est le plaisir, à condition que l’on sache qu’en cherchant le plaisir c’est au malheur qu’il tend. Mais il est plus philosophique peut-être encore de croire que, le soin légitime de l’homme étant d’éviter le malheur autant que son infirmité le lui permet, il fera bien de ne pas se donner le plaisir comme son but.

Composons, si l’on veut. À ceux qui sont fortement attachés à la nature humaine et qui ne peuvent s’enfuir hors de l’humanité nous dirons qu’ils peuvent rester dans la doctrine du plaisir, mais qu’ils feront bien de considérer la hiérarchie des plaisirs et de mépriser ceux qui ne consistent que dans la cessation, très courte du reste, d’une souffrance et de s’élever jusqu’à ceux qui sont mêlés de souffrance noble et d’un plaisir vrai ; et, s’ils peuvent, de se hausser encore jusqu’à celui où, à la vérité, le plaisir est souffrance, mais aussi la souffrance plaisir.

Quant à ceux qui veulent faire la gageure de secouer l’humanité, nous leur dirons : cherchons autre chose.

Autre chose. Quoi donc ? La science peut-être. Il est des hommes qui estiment que le but de l’homme est de savoir et que le bonheur de l’homme est dans le savoir. « J’ai triomphé, dira Nietzsche, du jour où la grande pensée libératrice m’est venue : l’homme est un moyen de connaissance ; il ne faut se considérer que comme un moyen de connaissance. » Nietzsche est l’homme du monde qui a le plus fréquenté Platon, que du reste il ne peut souffrir.

Dirons-nous donc que le but de l’homme c’est le savoir ? Ce serait encore une illusion, quoique moins forte peut-être que la précédente. La science ne remplit pas l’âme et elle la déçoit sans cesse. A-t-on remarqué les grandes analogies qui existent entre la science et le plaisir ? Peut-être que non. Elles sont certainement très remarquables.

D’abord on trouverait une hiérarchie des sciences très comparable à la hiérarchie des plaisirs que nous établissions tout à l’heure. Il y a des sciences parfaitement honorables sans doute, mais qu’on peut appeler vulgaires et qui, elles aussi, comme les plaisirs inférieurs, naissent directement des besoins : chasse, pêche, labourage, cuisine, arts des vêtements, etc. L’homme n’y trouve aucun plaisir, à proprement parler. Ce sont des routines plutôt que des sciences. Il y trouve sans doute le triple contentement 1° de l’exercice physique ; 2° de l’incertitude et du jeu ; 3° du succès obtenu mais ce sont des plaisirs peu philosophiques et à coup sûr peu scientifiques. Le plaisir scientifique doit consister sans doute à découvrir quelque chose.

Au-dessus de ces sciences-là, il y en a qui ne sont pas nées des besoins physiques, mais des instincts esthétiques ou des instincts rationnels : mathématiques, astronomie, architecture. Ce sont des sciences nobles. L’homme y trouve de grands plaisirs ; mais peut-on les considérer comme donnant le souverain bien ? Ce serait assez difficile, puisque ces sciences, tout en donnant des jouissances, c’est-à-dire tout en satisfaisant le désir, en étendent indéfiniment l’horizon et par conséquent l’irritent autant qu’elles le satisfont et par conséquent donnent autant de tourments que de jouissances et des tourments en raison même des jouissances.

La vie du savant est celle d’un homme qui creuse un puits ou qui s’élève dans les airs : plus il creuse profond, plus il est à la fois satisfait d’avoir été si loin et désespéré de sentir qu’il y a à aller plus loin encore ; plus il s’élève, plus il est satisfait avoir un panorama plus vaste, et désolé de sentir qu’il y a mille fois plus de choses à voir qu’il n’en aperçoit. Si la science est simplement savoir à quel point on ignore, pour l’homme amoureux de savoir elle est d’autant plus douloureuse qu’elle est plus étendue.

Que ceci soit paradoxal, on l’admettra pour un instant ; et que la torture de se dire qu’on ignorera toujours mille fois plus de choses qu’on en saura, soit compensée ou au moins adoucie par le plaisir très réel d’en avoir au moins découvert quelques-unes, c’est une opinion raisonnable, qu’on accepte ; mais du moins il est impossible de dire que des sciences constituent le souverain bien, qui donnent, à en parler le plus favorablement, autant de déplaisirs que de jouissances.

Et enfin il y a, pour les sciences comme pour les plaisirs, un troisième degré qui est le plus haut. Il existe une science, non pas de l’indéterminé et du relatif, et c’est-à-dire de quelque chose qui n’est jamais épuisé et qui se renouvelle toujours sous nos prises et sous les conquêtes que nous en faisons ; mais une science de l’absolu, de l’immuable etde l’éternel. Cette science, c’est la métaphysique ou, pour parler en langage platonicien, c’est la dialectique. C’est la plus belle des sciences, la plus noble ; c’est la science sublime, c’est la science divine. À celui qui la possède elle ne donne pas, elle ne peut pas donner des plaisirs mêlés de peines, puisqu’elle satisfait le désir sans l’irriter en le satisfaisant, puisqu’elle le contente pleinement et absolument, puisqu’elle est l’union intime de l’esprit avec un objet unique qui contient tout. Certes il est incontestable que cette science doit donner à l’esprit une très grande sérénité, et en effet elle la donne.

Peut-on dire, cependant, qu’elle est ou qu’elle procure précisément le souverain bien ? Encore non. Elle approche de cela et de plus en plus en approche à mesure qu’on la possède davantage ; mais elle n’atteint jamais ce but suprême du souverain bien, si près qu’elle en soit. Il s’en faut toujours de quelque chose. Pourquoi ? La raison en est assez simple. Il faudrait, pour jouir du souverain bien, non pas comprendre l’absolu, mais être l’absolu. Concevoir ce qui contient tout, n’est pas tout contenir, et en juste raison il semble bien que c’est tout contenir et n’avoir rien qui vous soit étranger, qui est le souverain bien. Or c’est à quoi l’homme n’arrive pas. La science de l’absolu, si grande qu’on la suppose, ne sera jamais l’identité avec l’absolu.

En vérité on serait presque tenté de le dire. Savoir l’absolu n’est-ce pas l’être ? L’être absolu n’est-il pas celui qui sait tout ? Du moins, au point de vue du plaisir, au point de vue du bien, l’être absolu n’est il pas l’heureux parfait, non pas tant parce qu’il est tout que parce qu’il sait tout ? Savoir est posséder intellectuellement. La suprême jouissance intellectuelle est donc de tout savoir et n’a pas besoin, pour être suprême, qu’on soit tout. Celui-là donc qui saurait l’être absolu serait intellectuellement identique à l’être absolu. Or le bien suprême étant dans l’intelligence, celui qui saurait l’absolu posséderait le bien suprême.

Cela peut presque se soutenir. Cependant il y aura toujours la différence de la contemplation à quelque chose qui est à la fois contemplation et action. L’être absolu se contemple en entier et c’est souverain bien. Vous le contemplez, par supposition, en entier, et à cet égard, il est vrai que vous possédez le souverain bien tout autant que lui. Mais à la fois il se contemple et se sait, à la fois il agit et se sent agir infiniment, et c’est à quoi, malgré l’identité intellectuelle que je vous suppose avec lui, vous n’atteindrez évidemment jamais.

Il y a là comme deux aspects de l’absolu. Selon un certain aspect vous pouvez presque devenir absolu vous-même ; selon l’autre aspect vous ne pouvez le devenir aucunement. Il y aura toujours la différence du spectateur à l’acteur, et le spectateur peut si bien savoir le rôle et le comprendre qu’à un certain égard il soit identique à l’acteur ; mais, à un autre égard, il sera toujours inférieur à celui qui et sait le rôle et le comprend et le joue.

Reste de tout ceci que la science de l’absolu est certainement ce qui nous rapproche le plus du souverain bien, ce qui revient à dire que la sagesse est le souverain bien pour l’homme, à parler couramment ; mais elle n’est pas le souverain bien en soi ni même tout à fait pour l’homme, en ce sens qu’il concevra toujours un souverain bien au delà de celui-là, et que c’est précisément en comprenant l’absolu qu’il comprendra qu’il ne l’est pas.

Aucune science, donc, aucune, et non pas même la science suprême, ne donne le souverain bien.

Remarquez, du reste, qu’à se placer au point de vue de la simple constitution de l’homme, l’homme étant sensibilité et intelligence, il y a bien des chances pour qu’il manque ce qui est son bien, et par conséquent le souverain bien, s’il ne développe qu’un côté de sa nature. Or en s’adressant aux plaisirs il ne songe qu’à sa sensibilité, et en s’adressant à la science il ne songe qu’à son intelligence. Il semble donc qu’il soit à peu près sûr même de ne pas aller du côté du bien en comptant soit sur les plaisirs, soit sur la science.

— Mais une combinaison adroite de ces deux causes de bonheur ne donnerait-elle pas le bonheur lui-même ?

— Voilà une théorie, au delà de laquelle nous pourrons aller, mais qui ne manque nullement de justesse. Choix d’abord entre les causes de plaisir, combinaison ensuite de causes diverses de plaisir, c’est une méthode de très grand bon sens. Commençons d’abord par écarter les plaisirs bas et les sciences inférieures, plaisirs de besoin, sciences de nécessité. Écartons-les, bien entendu, en tant que pouvant entrer en ligne de compte pour le bonheur. Ne les écartons pas réellement, matériellement, puisqu’ils sont satisfaction de besoins, puisqu’elles sont chose de nécessité : mangeons, buvons, dormons, puisqu’il le faut ; labourons, bâtissons, chassons, puisqu’il le faut ; mais ne tenons aucun compte de tout cela pour ce qui est de la recherche du bonheur, et par conséquent réduisons tout cela au minimum et surtout n’y attachons aucun prix, aucune espèce de « valeur ».

Puis attachons-nous d’une part aux plaisirs nobles, d’autre part aux sciences élevées. Plaisirs esthétiques et plaisirs moraux, surtout le plaisir du plus haut degré qui consiste à lutter contre soi et à se vaincre ; sciences vraiment intellectuelles, mathématiques, architecture, astronomie et surtout la science la plus haute, celle de l’absolu ; mêlons tout cela plus ou moins, en proportions variées, chacun selon sa nature, et composons-en une vie très noble et une vie harmonieuse qui, cerrtainement, contiendra beaucoup d’éléments et beaucoup de chances de bonheur.

Voilà qui est très bien ; voilà qui, à se placer au simple point de vue du plaisir, au simple point de vue de la faculté que l’homme a de jouir, est extrêmement raisonnable. On peut concéder cela aux Eudémoniens en se plaçant un moment dans leur conception, dans leur esprit. Un homme qui se procurerait des plaisirs esthétiques, qui s’adonnerait aux recherches scientifiques, qui rendrait des services à ses semblables, qui se ferait utile à sa patrie et qui serait capable de lutter contre lui-même et de remporter des victoires sur les tendances qu’il jugerait en lui méprisables, funestes ou ridicules ; cet homme ne pourrait être considéré comme jouissant du souverain bien ; il ne pourrait même pas être dit heureux ; mais on peut très bien accorder aux partisans de la morale du plaisir qu’il goûterait des jouissances dont la réalité n’est pas niable. Et s’il faut une morale appropriée aux forces humaines, c’est-à-dire appropriée, degré par degré, aux forces de celui-ci, de celui-là ou de tel autre, ne contestons pas que cette morale du plaisir, entendue comme nous venons de l’entendre, est faite pour de très honnêtes gens et très estimables, et est le degré où une partie déjà assez noble de l’humanité peut s’élever.

Celui qui dira : sapere ad sobrietatem, ou : ne quid nimis, pourra embrasser cette morale-là et s’y tenir.

Mais n’y aurait-il pas un bien par delà le plaisir, par delà toute espèce de plaisir et ignorant le plaisir comme s’il n’existait pas ? Quand on réfléchit sur la nature des dieux, on se dit, après quelque méditation, qu’il est aussi ridicule de les croire susceptibles de plaisirs que susceptibles de douleurs et que l’une et l’autre chose sont également indignes d’eux. Ce qu’il y a de fugitif et de toujours incomplet dans le plaisir est tellement contradictoire avec l’idée d’éternité, de plénitude et d’absolu, que l’on voit très bien que qui conçoit la Divinité enlève de cette conception, tout d’abord et par définition, l’idée de plaisir comme l’idée de douleur, non seulement parce que, comme nous l’avons prouvé plus haut, le plaisir est toujours mêlé ou accompagné de douleur, mais parce que le plaisir en soi n’est pas moins que la douleur une imperfection.

Ce n’est pas jouer sur les mots. Le plaisir, quelque pur qu’il soit et quelque noble, est un accident. L’accident ne s’accorde pas avec l’idée d’éternité. On nous dira qu’on peut très bien se figurer comme continu ce qui chez nous est accidentel et que c’est là précisément le plaisir divin dont, certes, les poètes nous ont assez parlé. Mais c’est précisément ce qu’en droite raison, il faut nier, que le plaisir, essentiellement accidentel, puisse être continu. S’il était continu, il ne serait pas senti et par conséquent il ne serait le plaisir en aucune façon. Le plaisir est une trêve et c’est en tant que trêve qu’il est plaisir ; continu il serait une paix et une paix qui aurait toujours duré. Or qui prendrait plaisir à une paix qui aurait toujours duré, de telle sorte qu’on n’aurait pas même l’idée de la guerre ?

Donc qui dit que les dieux goûtent un plaisir éternel dit un non-sens, une chose qui n’a aucune signification, ou, en d’autres termes, en disant que les dieux ont un plaisir éternel, il dit, sans le savoir, qu’ils n’ont absolument aucun plaisir.

Celui-là donc qui veut vivre la vie divine, c’est-à-dire ressembler aux dieux le plus possible, il a précisément pour première démarche à faire de se placer par delà le plaisir et de le laisser en arrière et d’en laisser l’idée en arrière comme négligeable et comme ne devant pas entrer en ligne de compte. Il a pour première démarche à faire, non seulement de ne pas confondre le plaisir avec le bien, mais de se dire et de croire qu’il n’y a entre le plaisir et le bien aucun rapport.

Le but de la vie du sage sera donc le bien et non pas le plaisir, et toute la morale c’est marcher vers le bien.

Mais qu’est-ce que le bien ? Le bien, ce nous semble, est une harmonie. Est bien tout ce qui est harmonieux et ne présente pas de disparate et de dissonance. Ce n’est pas là une idée qui nous soit particulière. Il paraît assez que c’est l’idée même, confuse, mais qu’il ne s’agit que d’éclaircir, de l’humanité elle-même. Les hommes disent que «tout est bien », sommairement, mais qu’il y a du mal encore dans l’organisation de l’univers. Que veulent-ils dire ? Qu’ils trouvent le monde bon, mais qu’ils en rêvent un meilleurs. Et encore qu’est-ce que cela signifie ? Qu’ils trouvent le monde harmonieux et qu’ils le voudraient plus harmonieux encore. Et peut-être se trompent-ils. Mais, et dans l’appréciation qu’ils font du monde et dans le rêve qu’ils font d’un monde meilleur, autant dans l’un que dans l’autre il y a cette idée générale : le bien c’est l’harmonie, le bien c’est l’ordre.

Quand les hommes disent : « en ce moment dans la cité tout est bien, ou à peu près », veulent-ils dire qu’il y a dans la cité beaucoup de richesses, beaucoup de plaisirs, ou beaucoup de gloire ? Rien de tout cela précisément ; ils veulent dire qu’elle est en bon ordre, qu’elle est bien organisée, qu’elle est en harmonie. N’est-il pas vrai que « pour la santé et la maladie, pour la vertu et le vice, tout dépend le l’harmonie de l’âme et du corps ou de leur opposition ? » Donc pour l’individu comme pour la cité et comme pour l’univers le bien c’est l’harmonie. Le bien est un concert de choses, quelles qu’elles soient du reste, qui s’accordent pour faire un ensemble bien ordonné et harmonieux. L’homme qui dit « cela va bien » ne sait pas ce qu’il dit, sans doute ; mais il dit sans le savoir que toutes ses forces physiques sont en tel accord qu’il n’y a aucune dissonance appréciable dans son économie. Le bien est une harmonie, ceci est de consentement universel.

Et remarquez, avant d’aller plus loin, comme le bien ainsi entendu, nous ne disons pas exclut l’idée de plaisir, mais ne la suppose aucunement. Nous disons : le monde est bien, ou : tout est bien, ou : le bien est répandu dans le monde, sans songer un seul instant, sans même rêver que le monde éprouve du plaisir. Nous disons : tout va bien dans la cité, sans songer au plus ou moins de plaisir qui peut être goûté dans la ville. Nous disons, encore plus peut-être : je vais bien, sans vouloir dire le moins du monde que nous éprouvons un plaisir, et du reste, d’instinct, nous mettons cet état que nous appelons « bien » fort au-dessus de tel ou tel plaisir, même vif, que nous pourrions goûter. Voilà donc ce qui peut être considéré comme établi : le bien n’est pas le plaisir ; le bien c’est l’harmonie ; le but de la vie est le bien, le but de la vie est l’harmonie.

— Mais alors le bien, c’est le beau.

— J’allais vous le dire. « Le bien ne va pas sans le beau, ni le beau sans l’harmonie. »

— Donc la morale est une esthétique.

— Précisément ! La morale est d’une part une esthétique par delà l’esthétique ; et d’autre part une esthétique qui se ramène en soi au lieu de se répandre et que l’artiste applique sur lui-même au lieu de l’appliquer au dehors.

C’est une esthétique par delà l’esthétique. C’est pour cela, comme nous l’avons soupçonné plus haut, que les plaisirs artistiques ont déjà une valeur morale. On s’y sent désintéressé, par conséquent noble, et l’on y jouit d’une jouissance qui semble déjà par delà le plaisir. C’est un premier degré. Ce premier degré consiste en ce que nous contemplons l’ordre réalisé, l’harmonie réalisée. Mais il y a un second degré qui consiste à réaliser soi-même cette harmonie et c’est le plaisir de l’artiste ; et il y a un troisième degré qui est de réaliser cette harmonie en soi-même. Voilà ce que j’entendais par esthétique par delà l’esthétique. C’est une esthétique souveraine et suprême qui dépasse les lois du beau en ce qu’elle les invente, qui est invention non pas de quelque chose selon l’art, mais de l’art lui-même, qui va chercher le beau dans l’idée du beau elle-même et comme au sein de Dieu.

Car réaliser une chose belle, c’est entendre la voix du Dieu de l’esthétique, de Phoibos, si l’on veut ; mais réaliser soi-même beau, se réaliser en beauté, ce n’est plus entendre cette voix, c’est l’avoir soi-même ; ce n’est plus une « réminiscence », c’est une création ; ou, si l’on veut, c’est encore bien une réminiscence, mais comme c’est une union directe, pour ainsi dire, avec l’idée de perfection, c’est une réminiscence le temps supprimé, c’est une réminiscence hors de la condition du temps, ce qui revient à dire que c’est une création, une invention dans toute la pureté de la chose que désigne ce mot.

Et d’autre part, sur quoi nous n’insisterons pas, puisque cela est contenu dans ce que nous venons de dire, la morale pratique, la vertu, c’est une esthétique qui se ramène sur le sujet au lieu de se répandre sur un objet extérieur ; c’est une esthétique qui se ramène en soi et qui, par ce fait, a quelque chose de plus intime et de plus fort. Il y a une concentration extrême des forces et il n’y a aucune déperdition ou dispersion de force. Le vertueux se modèle et se pétrit en beauté, non sans effort, mais avec un effort dont il ne perd rien et où il est l’artiste, l’instrument et la matière. C’est une esthétique intime, et ce double caractère d’être une esthétique qui dépasse l’esthétique et d’être une esthétique intérieure, donne à l’art moral une valeur supérieure à toute espèce d’art humain.

On sent bien que les arts humains ordinaires, tous ceux que le commun appelle arts, sont des divertissements très distingués, mais rien de plus que des divertissements. Et des divertissements à quoi ? À nos soucis, à nos peines, à nos petitesses et à nos frivolités et à notre ennui. D’abord, oui ; mais de plus divertissements précisément à cet art suprême, difficile et pénible qui consiste à nous modeler nous-mêmes et dont pour toutes sortes de raisons, dont la première est notre goût pour le moindre effort, nous ne nous soucions pas beaucoup de nous occuper.

Les arts, donc, les arts proprement dits, et c’est pourquoi il ne faut ni en dire du mal, ni en dire trop de bien, d’une certaine façon nous mènent à la morale et d’une autre façon nous en détournent. Ils nous y mènent parce qu’ils nous en donnent l’idée ou peuvent très bien nous la donner : l’homme à notre avis doit se dire, mais en tout cas il peut bien se dire : il y a mieux encore que faire une belle statue ou d’inventer une belle harmonie, c’est de faire de soi-même la « statue vivante de la pudeur » et d’établir un accord parfait dans son âme. Mais d’autre part il peut se contenter de cette demi-satisfaction esthétique que donne l’œuvre d’artiste surtout à l’artiste lui-même. Il peut se contenter de ces arts proprement dits qui du reste sont bien ou des ébauches ou des reflets de l’art véritable, et il peut s’en contenter précisément parce qu’ils le sont. Les arts sont des illusions de l’art et ombre, très belle, du reste, qu’on peut prendre pour proie.

Les arts donc à la fois mènent à la morale et en distraient, et de la façon du reste dont se gouverne l’homme à son ordinaire, il faut bien prendre garde qu’ils en distraient beaucoup plus souvent qu’ils n’y conduisent.

De tout cela retenons ceci : la morale est une esthétique supérieure ; la vertu est une beauté qui, relativement à l’homme, est la beauté suprême ; l’art vrai, supérieur à tous les autres et dont on pourrait prouver, si l’on voulait jouer, qu’il les renferme tous, c’est la morale ; l’art de la vie c’est de faire de la vie un objet d’art.

Cette œuvre d’art — entrons dans le détail — comment la ferons-nous ? Cette harmonie intérieure et totale, comment l’établirons-nous ?

Il faut d’abord, et c’est le premier principe, honorer son âme. Honorer son âme est la première maxime et de quoi dérivent toutes les autres. L’âme, en nous, est ce qui participe de l’infini. L’âme, en nous, est ce qui n’est pas tout à fait mêlé à nos contingences et à nos éphémères ou instantanés. L’âme, de quelque façon qu’on la conçoive, est ce qui, en nous, n’est pas tout à fait dépendant de nos influences de tous les jours. Si nous ne sommes pas tout à fait le résultat et le produit de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui pèse sur nous, ce que nous appelons notre âme est précisément ce qui reste nous appartenir. C’est, probablement, notre être en soi, dégagé de tout ce qui a pu le corrompre, ou au moins le dénaturer et l’adultérer.

Il faut donc honorer son âme, comme soi-même pur, comme soi-même tel qu’il est sorti des mains de Dieu, ou, du moins, de la nature, c’est à-dire de l’hérédité. L’âme, en nous, est l’âme des ancêtres, et par conséquent, est l’âme même de l’humanité. En honorant notre âme, nous honorons l’humanité tout entière, représentée par nous. Nous honorons l’humanité en nous-mêmes.

« L’âme est, après les dieux, ce que l’homme a de plus divin et ce qui le touche de plus près. Il y a deux parties en nous : l’une plus puissante et meilleure, destinée à commander ; l’autre inférieure et moins bonne, dont le devoir est d’obéir. Il faut donc donner toujours la préférence à la partie qui a droit de commander sur celle qui doit obéir. Ainsi j’ai raison d’ordonner que notre âme ait la première place dans notre estime après les dieux et les êtres qui les suivent en dignité. On croit rendre à cette âme l’honneur qu’elle mérite ; mais en vérité presque personne ne le fait. Car l’âme est un bien divin et rien de ce qui est mauvais n’est digne qu’on l’honore. Ainsi quiconque croit relever son âme par des connaissances, de la richesse, du pouvoir et ne travaille pas à la rendre meilleure, s’imagine qu’il l’honore ; mais il n’en est rien. Les hommes croient que les louanges qu’ils prodiguent à leur âme sont autant honneurs qu’ils lui rendent et ils s’empressent de lui accorder la liberté de faire tout ce qui lui plaît. Mais nous, nous disons au contraire que se comporter de la sorte c’est nuire à son âme au lieu de l’honorer, elle qui mérite, comme nous l’avons dit, le premier rang après les dieux. »

Il faut donc honorer son âme en faisant tous les efforts pour ne pas la dégrader et pour la rendre meilleure. On dégrade son âme par l’amour des plaisirs, car par la recherche des plaisirs « on la remplit de maux et de remords ». Le plaisir est un feu qui brûle et qui laisse après lui des cendres, et l’on ne sait ce qui est le plus douloureux pour l’âme de la brûlure que le plaisir fait sentir ou du remords qu’il laisse tomber derrière lui comme une pluie de cendres et qui encombre toute notre âme.

On la dégrade encore par la lâcheté, « lorsqu’au lieu de s’élever par la patience au-dessus des travaux, des craintes, de la douleur et des chagrins que la loi recommande de surmonter, on y cède par la faiblesse de cœur » ; par lâcheté d’une autre sorte, lorsque l’on est trop attaché à la vie, « lorsqu’on se persuade que la vie est le plus grand des biens » ; lorsque « regardant ce qui se passe après la mort comme un mal, on succombe à cette idée funeste » ; lorsqu’on n’a pas le courage de résister à ces craintes instinctives et « de raisonner avec soi-même et de se convaincre qu’on ignore si les dieux qui règnent dans les enfers ne nous y réservent pas les biens les plus précieux».

On la dégrade encore en préférant la beauté à la vertu, car « c’est préférer le corps à l’âme » et faire pour ainsi dire adorer celui-là par celle-ci. Le corps est le serviteur et l’âme est le maître, et c’est dérogera la grande loi d’ordre et d’harmonie que de mettre en quelque manière le maître au service de l’esclave, le maître en extase devant l’esclave et l’esclave en posture de dieu devant le maître. Ce qui trompe en ceci c’est que le corps a une beauté visible qui séduit et qui captive les regards ; mais on oublie d’abord que la beauté du corps est, en très grande partie au moins, empruntée à l’âme, reflet de l’âme, et ne serait rien, outrés peu de chose, sans elle ; ensuite que l’âme a sa beauté propre, intransmissible, incommunicable, cachée, mais qui se laisse découvrir à qui la cherche et qui est infiniment supérieure et qui éclate comme infiniment supérieure, une fois découverte, à celle du corps.

On dégrade l’âme encore quand on préfère la recherche des richesses à la recherche de la vertu, « lorsqu’on désire amasser de grands biens par des moyens peu honnêtes et qu’on n’est pas indigné contre soi-même de les avoir ainsi acquis. » On la dégrade dans ce cas, parce qu’on la vend. C’est en vérité « vendre pour un peu d’or ce que l’âme a de plus précieux ; car tout l’or qui est sur la terre et dans la terre ne mérite pas d’être mis en balance avec la vertu. » Et, comme tout à l’heure on mettait l’âme en position d’esclave devant le corps, maintenant on la vend comme un esclave sur le marché, et c’est ce qu’on peut, plus légitimement que jamais, appeler la dégrader et la déshonorer absolument.

S’il faut d’abord ne pas dégrader son âme, il faut ensuite l’honorer de tout son pouvoir. On honore son âme tout simplement en l’appliquant à son objet. Son objet c’est la vertu. Mais en quoi consiste bien la vertu ? Elle consiste d’abord à aimer la raison, c’est-à-dire l’harmonie encore, la raison, que l’on peut appeler l’harmonie intellectuelle. « Le plus grand de tous les malheurs est de haïr la raison. » Que l’on déteste la raison, cela n’est pas peut-être très naturel ; mais cela existe très bien. Il y a des misologues comme il y a des misanthropes et à peu près pour les mêmes causes. De même qu’on devient misanthrope pour s’être trop fié aux hommes, ou étourdiment et sans discernement, et y avoir cru trop de léger, de même on devient ennemi de la raison pour avoir trop cru aux raisonnements et pour avoir fait des raisonnements faux.

Le parallèle est intéressant et éclaire assez bien les deux choses et explique assez bien le caractère des deux défauts : « D’où vient, en effet, la misanthropie ? De ce qu’après s’être fié à un homme, sans aucun examen, et l’avoir toujours cru sincère, honnête et fidèle, on trouve enfin qu’il est faux et méchant ; et après plusieurs épreuves semblables, voyant qu’on a été trompé par ceux qu’on croyait ses meilleurs et ses plus intimes amis, las enfin d’être si longtemps dupe, on hait tous les hommes également et on reste persuadé qu’il n’y en a pas un seul qui soit sincère… Si l’on avait un peu d’expérience ou de réflexion, on saurait que les bons sont très rares et très rares aussi les méchants, et que ceux qui tiennent le milieu sont en très grand nombre, comme il y a peu d’hommes très grands et peu d’hommes de très petite taille. En toutes choses les extrêmes sont très rares. Tout de même ou à peu près, quand on a admis un raisonnement comme vrai sans avoir l’art de raisonner, il arrive plus tard qu’il parait faux — qu’il le soit du reste ou qu’il ne le soit pas — et tout différent de ce qu’il nous avait paru. Et quand on a pris l’habitude de disputer toujours pour et contre, on se croit à la fin très habile et l’on s’imagine être le seul qui ait compris que ni dans les choses ni dans les raisonnements il n’y a rien de vrai ni de sûr et que tout est dans un flux et un reflux continuel, comme l’Euripe, et que rien ne demeure un seul moment dans le même état. »

C’est ainsi qu’on arrive à une sorte de misologie, très analogue à la misanthropie et aussi amère et du reste aussi impuissante et aussi stérile. C’est un malheur déplorable, — alors qu’il y a un raisonnement très vrai, très solide et très susceptible d’être compris — que, « pour avoir entendu de ces raisonnements où tout est tantôt vrai, tantôt faux, au lieu de s’accuser soi-même de ces doutes, au lieu d’en accuser son manque d’art, on en rejette la faute sur la raison même et l’on passe sa vie à haïr et à calomnier la raison, en se privant par là de la science et de la vérité. »

Il faut donc, avant tout, prendre garde que ce très grand malheur ne nous arrive et en vérité tout à fait par notre faute, par la faute de notre orgueil. Ce n’est point sans doute la raison qu’il faut que nous accusions d’être vaine ; c’est nous que nous devons accuser d’être vains devant la raison et impuissants, un long temps, à l’atteindre. « Ne nous laissons pas préoccuper par cette pensée qu’il n’y a rien de sain dans le raisonnement ; mais convainquons-nous plutôt que c’est nous-mêmes qui n’avons encore rien de sain et faisons courageusement nos efforts pour recouvrer la santé »

Donc nous déshonorons notre âme en détestant la raison. Nous déshonorons notre âme en la regardant comme incapable de trouver le vrai, au moins en partie, et nous l’honorons en croyant fermement qu’elle est dépositaire au moins d’une partie du vrai et en faisant nos efforts pour démêler cette vérité dont nous devons croire qu’elle a le dépôt.

L’ouvrier a des devoirs envers son instrument. Il doit le croire bon, accuser plutôt sa main que son outil ; il doit le croire bon et s’efforcer de le rendre meilleur, le soigner, le garantir, le tenir propre, le réparer et l’aiguiser. Notre âme est notre instrument pour trouver le vrai. Il faut l’honorer en la croyant capable de le découvrir et en l’entretenant en bon état pour qu’elle le découvre.

On honore encore son âme en lui donnant l’empire, en lui laissant le gouvernement de nous-mêmes. L’honnête homme est par excellence celui qui est maître de lui, c’est-à-dire celui chez qui l’âme gouverne. Les gens de bien sont, avant tout, ceux qui ont un empire absolu sur eux-mêmes, et les méchants ceux qui n’en ont aucun. Entre ces deux groupes est la moyenne de l’humanité, ceux qui ont sur eux-mêmes une prise plus ou moins grande, d’eux-mêmes une maîtrise plus ou moins ferme, plus ou moins débile. Il faut comme s’exercer à être maître de soi. Nous pouvons nous représenter l’homme « comme une machine animée sortie de la main des dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser ou qu’ils aient eu quelque dessein sérieux : car nous n’en savons rien. Ce que nous savons c’est que les passions sont comme autant de cordes ou de fils qui nous tirent chacun de son côté et qui par l’opposition de leurs mouvements nous entraînent vers des actions opposées. Le bon sens nous dit qu’il est de notre devoir de ne céder qu’à l’un de ces fils et de résister fortement à tous les autres. Ce fil n’est autre que le fil d’or, et sacré, de la raison. »

Il faut donc travailler à nous rendre tels que nous n’obéissions qu’à la raison, c’est-à-dire au meilleur de nous-mêmes, c’est-à-dire, en dernière analyse, à nous-mêmes. L’homme de bien est l’homme qui ne fait que ce qu’il veut et qui ne veut que le raisonnable. Et cela a l’air d’être deux idées ; ce n’en est qu’une. Car toutes les fois que l’homme n’obéit pas à sa raison, il sent qu’il ne fait pas ce qu’il veut, mais ce que veut quelque chose qu’il sent très bien qui n’est pas lui ; et toutes les fois qu’il obéit à sa raison, au raisonnable et au sensé, il a parfaitement conscience qu’il n’obéit pas, mais qu il veut. L’homme, en un seul mot et non plus en deux, doit donc vouloir ; et il n’y a rien à ajouter.

Mais comment apprendra-t-il à vouloir ? Et peut-on apprendre à vouloir ? Quelqu’un dira plus tard et quelqu’un doit déjà dire au temps de Platon : « Velle non discitur. » — Remarquons d’abord que Platon ne se pose pas cette question et n’a pas à se la poser, puisqu’il croit que qui sait le bien fait le bien, et que qui ne fait pas le bien c’est qu’il ne le sait pas. On n’a donc pas à s’exercer à vouloir, on n’a qu’à apprendre. On n’a qu’à tourner incessamment son âme du côté du bien, ou plutôt l’on n’a, ce qui est essentiellement platonicien et ce qui est très beau, qu’à se tourner incessamment du côté de son âme. Dès qu’on ne vivra que par elle, elle apercevra le bien et du même coup nous le ferons.

Remarquons de plus que, nonobstant, Platon indique pour ainsi parler des auxiliaires de la volonté ; il convient quelque part que « le fil d’or » a besoin d’aides ; que « la raison, quoique excellente de sa nature, étant douce et éloignée de toute violence, a besoin de secours pour que le fil d’or gouverne les autres ». Et c’est pour cela que plus loin, quand nous examinerons tout ce qu’il dit de l’éducation, nous trouverons des préceptes très divers, dont la moitié peut-être ne sont que des éléments d’une éducation de la volonté. Contradiction très heureuse et du reste à peu près inévitable.

On honore encore son âme en l’attachant à la recherche et au culte de la justice. La justice n’est pas le souverain bien en soi, mais elle est le souverain bien relativement à l’homme, parce qu’elle donne leur excellence à tous les biens humains et, qu’elle absente, ces mêmes biens ne^ont plus autre chose que des maux et des maux très grands. Les hommes en général vont disant que « le premier bien est la santé, le second la beauté, le troisième la force, le quatrième la richesse, et ils en comptent encore beaucoup d’autres, comme d’avoir la vue, l’ouïe et les autres sens en bon état, comme de pouvoir faire tout ce qu’on veut en qualité de tyran, comme aussi, si c’était possible, de devenir immortel après avoir réuni en soi tous les biens qui viennent d’être énumérés. » Tout cela c’est autant d’erreurs. La jouissance de tous ces biens n’est avantageuse en effet qu’à ceux qui sont justes.

La puissance est le plus grand de tous les maux lorsqu’elle n’est pas accompagnée de la justice, lorsqu’elle est possédée et exercée par un homme injuste. La santé même est un mal pour l’homme injuste, qui en abuse et qui ne peut songer qu’à en abuser ; et il n’est pas besoin de dire que l’immortalité d’un homme vigoureux, puissant et injuste serait un effroyable mal pour l’humanité et pour lui-même.

L’illusion des hommes sur ce point, c’est de croire qu’il vaut mieux commettre l’injustice que de la subir. C’est le plus dangereux des sophismes et le plus faux et qui du reste, pour ce qui est de la morale, contient tous les autres. Le premier article de la morale, au contraire, et Platon ne se lasse pas de le répéter dans la moitié au moins de ses dialogues, c’est qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre. La mort de Socrate lui a appris cela et il ne l’a pas oublié et il ne veut pas que personne l’oublie.

Subir l’injustice vaut mieux que la commettre, à tous les points de vue où l’on puisse se placer.

D’abord en soi ; car l’injustice est un désordre. Cette harmonie que l’âme doit chercher à réaliser en elle-même à la fois comme son état naturel et son état idéal, c’est précisément la justice, ou la justice en est un des aspects. Justice est ce qui est juste pour les choses morales, comme justesse est ce qui est juste par les choses d’ordre intellectuel. La justice est la justesse de la conscience. Une âme injuste est une âme qui sonne faux. Le même mot désigne, et à très bon droit, ce qui est juste et ce qui est bien réglé. Les Grecs disent : Δικαίαν γνωμην ποίειν ; ἵππον καὶ βοῦν δικαίους ποίεισθαι ; δίκαιον ἅρμα ; une pensée de justice ; rendre un cheval et un bœuf justes, un char juste. Il y a dans le mot l’idée générale de bonne organisation et d’organisme bien fait.

Or qui voudrait avoir une âme qui sonnât faux comme une lyre mal accordée ? Et qui ne reconnaîtra qu’il vaut mieux souffrir d’un instrument qui joue faux que d’en jouer, celui qui en joue étant ridicule ?

Subir l’injustice vaut mieux que la commettre aussi pour ce qui est de la gloire et de l’honneur. L’injuste, ou n’est jamais considéré, ou n’est considéré qu’un temps. Il est en horreur à ses concitoyens au moment même où il commet l’injustice ou très peu de temps après. Qui voudrait être Anytus et Mélitus à l’heure où nous sommes ? Et même y a-t-il tant de citoyens qui eussent voulu être l’un ou l’autre au moment même où ils triomphaient ? Qui ne préférerait avoir été Socrate ? Qui, au moment même où Socrate mourait, n’était au moins partagé entre l’horreur naturelle qu’on a pour la mort et ce sentiment que le sort de Socrate était plus enviable que celui de ses meurtriers ?

Car c’est quelque chose qu’une belle mort et c’est chose triste qu’une vie souillée par une seule action cruelle et basse.

Et enfin et par conséquent, subir l’injustice vaut mieux que la commettre, même au point de vue de l’intérêt personnel. Il est juste que l’injuste souffre ; mais c’est, aussi, très réel. L’injuste souffre, quoi qu’il en dise aux autres et quoi qu’il en dise même à lui-même, de se sentir stupide et de sentir que sa stupidité ne lui rapporte rien en définitive que le sentiment de sa stupidité. Remarquez que les autres passions se défendent mieux, par des sophismes moins ridicules, par des raisons qui sont moins déraisonnables que ne peut faire l’injustice. Il est certain que le passionné proprement dit qui satisfait sa passion a une jouissance réelle. Ce qu’il y a de mauvais dans son affaire, c’est que cette jouissance aura des suites très fâcheuses et aussi que la puissance de jouir s’épuise par son exercice même et laissera le passionné seul avec sa passion augmentée et ne pouvant plus se satisfaire. Cela est désagréable ; mais enfin le passionné a des plaisirs qui ne sont pas niables. On se demande quel peut être le plaisir de l’injuste commettant l’injustice.

Il croit évidemment avoir le plaisir de se sentir puissant. Faire l’injustice, c’est détruire l’ordre, et détruire l’ordre peut être un plaisir de perversité, mala gaudia mentis. Exemple : un homme qui démolit un beau temple ou brise une belle statue. Mais, outre que déjà ces plaisirs-là sont contestables, étant assez vraisemblablement des maladies et une maladie ne pouvant guère s’appeler un bien, le plaisir particulier et propre, pour y revenir, de l’homme injuste commettant l’injustice, est une illusion et une illusion qu’on doit reconnaître comme illusion au moment même où l’on s’y abandonne et dans l’instant même où l’on veut la goûter. L’iconoclaste brise une statue qu’il voulait briser, il n’y a rien de plus réel. L’homme injuste ne détruit pas du tout la justice et il sent qu’il ne la détruit pas. Il doit sentir seulement qu’il contribue à la faire vivre et à la faire éclater. L’homme injuste qui fait condamner Socrate à mort tue Socrate qu’il détestait. Soit. Comme envieux il peut jouir ; mais comme homme injuste il ne jouit pas ; car Socrate en tant qu’homme est mort, mais en tant que juste il vit plus que jamais, rayonne et éclate de la beauté du juste plus que jamais.

Donc l’homme injuste qui veut détruire la justice non seulement ne la détruit pas ; mais il la rétablit, la répare et la crée. Il est l’homme qui en détruisant une statue la redresserait plus belle. Personne au monde n’est plus dupe que lui.

Or cette duperie et que c’est lui qui est la dupe, il le sent. Il le sent certainement, parce que, pour le sentir, il n’est pas besoin d’avoir le goût ou le sens de la justice, lesquels il n’a pas, mais il suffit de n’être pas un imbécile et de voir les faits.

Il n’y a rien donc, à tous les points de vue, de plus vrai que ce paradoxe qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre et qu’il est beaucoup plus malheureux de commettre l’injustice que d’en être victime.

Ce qui trompe les sophistes sur ce point, c’est leur théorie ou leur passion de volonté de puissance. Le bien de l’homme, croient-ils et répètent-ils toujours, quand on les presse, c’est d’être fort. Dominer dans sa cité, voilà le bien ou le bonheur ; voilà l’idéal à poursuivre. Et quand on leur demande : « Dominer pour le juste ou pour l’injuste ? » ils répondent : « Peu importe ! Dominer. » Et remarquez que si on les poussait encore ils répondraient, s’ils mettaient de côté toute dernière fausse honte : « Plutôt pour l’injuste que pour le juste » ; et ne laisseraient pas d’être assez logiques en le disant. Car l’homme qui domine pour le juste n’a pas l’air tout à fait de dominer ; il n’a pas l’air tout à fait de déployer sa volonté de puissance et de la satisfaire. Il domine selon les dieux ; il domine selon la loi religieuse, il domine selon la loi sociale ; il n’a pas l’air de dominer selon lui-même. Il n’a l’air que d’exécuter, non de gouverner ; il a l’air du ministre de quelqu’un ou de quelque chose et il n’a pas l’air d’un maître.

Cela est assez vrai. Mais s’il y a deux illusions, il y en a une qui est beaucoup plus forte que l’autre. L’illusion qui consiste à croire que l’homme qui gouverne selon la justice ne gouverne pas lui-même est enfantine, fût-elle partagée par celui-là même qui gouverne ainsi. Car l’homme qui gouverne selon la justice a autant de peine que l’autre, sinon plus, et par conséquent déploie et prouve et sent tout autant de volonté de puissance. Et de plus il travaille dans l’ordre et pour la réalisation de l’ordre, ce qui est une réalité, tandis que travailler dans le désordre et pour la réalisation du désordre, n’est qu’une négation du réel et en vérité un irréel. L’Illusion qui consiste à croire que l’homme qui domine par la justice ne domine pas lui-même est donc tout à fait une niaiserie.

L’illusion, au contraire, qui consiste à croire que l’homme qui gouverne pour l’injuste a fait quelque chose est, comme nous l’avons prouvé plus haut, une énorme absurdité. L’homme qui gouverne pour l’injuste, d’abord ne gouverne pas ; il est gouverné par ses passions ; et ensuite il travaille incessamment à relever ce qu’il croit abattre et, faisant régner l’injuste, il fait désirer ardemment la justice. C’est, en chassant quelqu’un du palais du gouvernement, lui bâtir un temple. On ne peut pas être plus trompé par soi-même. L’homme qui gouverne pour l’injustice est un homme qui lâche la proie pour l’ombre et qui en se repaissant de l’ombre augmente les forces de sa proie et lui donne une vie nouvelle.

Voila ce que n’ont pas vu les sophistes. Ils n’ont pas vu, même chose en d’autres mots, mais bonne à dire encore de cette façon-là, qu’il y a deux hommes qui créent la justice, c’est à savoir celui qui la pratique et celui qui veut la détruire. Socrate et Anytus sont créateurs de justice l’un autant que l’autre, l’un en la recevant dans sa maison, l’autre en lui bâtissant un pilori qui lui devient un piédestal ; l’un en la cultivant, l’autre en la persécutant ; tous deux en la faisant éclater.

Seulement l’un fait ce qu’il a dessein de faire et l’autre fait précisément ce qu’il ne veut pas ; d’où il suit que le premier, tout en étant un sage, est un habile, et que l’autre, tout en étant un coquin, est un imbécile.

D’où il faut conclure enfin que, puisque ceux qui pratiquent la justice et aussi ceux qui la persécutent, également la réalisent, il n’y a que la justice qui soit chose réelle.

C’est pour cela qu’il y a un devoir pour les hommes, un devoir auquel ils songent peu, d’ordinaire, auquel vraiment il faut qu’ils s’habituent à songer. Ils ont le devoir, quand ils sont coupables, de rechercher le châtiment, de courir après ou d’aller au-devant de lui. Le châtiment c’est une « médecine de l’âme », une purgation de l’âme, et le malade doit désirer la médecine avec passion, s’il n’est pas absurde.

Il ne faut considérer le châtiment ni comme une vengeance de la société, ni comme une punition équitable que la société inflige ainsi qu’un père à ses enfants, ni comme un acte nécessaire de la société qui se défend. Aucune de ces conceptions n’est très juste. Le coupable est un malade que l’on médicamente, avec cette particularité que le médicament n’aura de vertu et d’efficace que s’il est désiré ou au moins accepté avec acquiescement, adhésion, gratitude et reconnaissance. « Tout ce qui est juste est beau et le châtiment fait partie de la justice, » Le châtiment est donc beau. Il fait partie de la justice et il fait partie de l’harmonie. Celui qui l’accepte rétablit en lui l’harmonie qu’il y avait maladroitement détruite. Celui qui le désire à déjà rétabli cette harmonie et n’a qu’à persévérer pour qu’elle soit réparée. Celui et qui l’a désiré et qui l’accepte et qui s’en pénètre, en quelque sorte se justifie ; et c’est-à-dire qu’il se recrée en beauté et en harmonie et qu’il se réalise après s’être annihilé, puisqu’il n’y a que le juste qui soit réel.

Voilà quelles sont les manières d’honorer son âme relativement à l’idée de justice.

On l’honore encore de bien des façons : en l’attachant à la recherche du bien en général, en respectant et en entourant ses parents d’un culte pieux ; en pratiquant l’hospitalité ; en observant ponctuellement les lois, même dures et même injustes, parce qu’elles sont comme nos pères et mères spirituels ; en ayant l’horreur du mensonge et en pratiquant la sincérité avec une sorte de superstition, en combattant en soi l’amour-propre de tout son pouvoir ; car c’est ici le plus grand trompeur qui soit et qui puisse être : « la plus grande des maladies de l’homme est un défaut qu’on apporte en naissant, que tout le monde se pardonne et dont par conséquent personne ne peut se défaire ; c’est ce qu’on appelle l’amour-propre ; amour, dit-on, qui est naturel, légitime et même nécessaire. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il est excessif, il est la cause ordinaire de toutes nos erreurs. Car l’amant s’aveugle sur ce qu’il aime ; il juge mal de ce qui est juste, bon et beau, quand il croit devoir toujours préférer ses intérêts à ceux de la vérité. Quiconque veut devenir un grand homme ne doit pas s’enivrer de l’amour de lui-même et de ce qui tient à lui… Par suite de ce défaut, l’ignorant paraît sage à ses propres yeux ; il se persuade qu’il sait tout, quoiqu’il ne sache pour ainsi dire rien, et refusant de confier à d’autres la conduite des affaires qu’il est incapable d’administrer, il tombe en mille erreurs inévitables. Il est donc du devoir de tout homme d’être en garde contre cet amour désordonné de soi-même et de ne pas rougir de s’attacher à ceux qui valent mieux que lui. »

On honore son âme encore en fuyant tous les excès et, sans aller plus loin, l’excès dans la joie et la douleur, l’excès dans le rire et dans les larmes. Nous sommes convenus que les dieux ne doivent ressentir ni plaisir ni tristesse. Il faut être non point, sans doute, pareils aux dieux, mais imitateurs des dieux, en ne ressentant et ne voulant ressentir que des joies et des tristesses tempérées, en faisant bonne contenance dans les revers et aussi dans les succès, qui sont plus dangereux que les revers pour la paix de l’âme.

Les dieux ont voulu être tranquilles et que nous fussions inquiets. Il ne faut pas se roidir contre leur volonté ; mais il faut se conformer un peu à leur exemple qui ne laisse pas évidemment d’être aussi un peu leur volonté, car ils ne sauraient nous en vouloir de les prendre pour modèles. On n’arrivera point à l’ataraxie et peut-être ne serait-ce point un bien qu’on y arrivât ; mais on peut arriver à la modération, qui est un bien assurément.

Il faut réagir contre la tristesse, par cette considération que si elle est souvent très légitime, encore est-il que jamais elle ne sert de rien ; et il faut réagir contre la joie par cette considération qu’elle est un peu folle et qu’elle fait commettre mille sottises. La joie est une confiance infinie dans le destin à propos d’un incident éphémère et même instantané qui n’assure de rien pour le moment qui suit. Elle est donc très irrationnelle et une simple absurdité. C’est un élargissement de l’âme qui n’a rien en soi de répréhensible, mais qui fait qu’on croit embrasser tout l’horizon et, pour ainsi parler, tout l’univers.

C’est cet orgueil qui se mêle toujours à la joie qui en fait d’abord un grand ridicule et ensuite un grand danger. Et ce qu’il y a de plus périlleux encore, c’est ce passage répété et pour ainsi dire incessant de la joie à là douleur et de la douleur à la joie, c’est-à-dire d’un élargissement de l’âme à un rétrécissement de l’âme. Il n’y a nul doute que l’âme n’en soit assez vite fatiguée, surmenée et comme brisée, ce qui est un des plus grands maux qui nous puissent atteindre.

Les hommes disent que ces alternatives de joie et de tristesse ce n’est autre chose que la vie elle-même. Ils n’ont point tort ; mais il dépend de nous de ne pas dépendre de la vie, du moins de n’en pas dépendre complètement. Il ne dépend pas de nous de ne pas subir la vie ; mais il dépend de nous d’en atténuer les contre-coups sur nous-mêmes. Nous pouvons tellement l’accepter qu’elle nous brise ; nous pouvons la recevoir en réagissant contre elle de telle sorte qu elle ne prenne de nous que les faubourgs et ne pénètre point dans la place forte.

Le moyen ? Il est assez simple. C’est de s’habituer à ne pas vivre dans le temps, puisque c’est précisément de cette façon que se manifeste la vie et qu’elle nous séduit, nous enivre et nous attriste. C’est une vérité de bon sens que si l’on savait dire, à chaque douleur qui nous frappe : « je n’y songerai plus dans un an » ; et à chaque joie qui nous envahit, la même chose, on ne souffrirait presque pas et l’on n’éprouverait presque aucun plaisir. Voilà le chemin : celui qui non seulement saura déplacer le temps, ou plutôt se déplacer ainsi dans le temps, mais encore vivre dans la contemplation des vérités éternelles, aura supprimé le temps, ou, si l’on veut, supprimé les moments ; or c’est par les moments que la douleur ou la joie ont prise sur nous. Les choses d’une heure ne sont plus rien pour celui qui n’a plus d’heure.

C’est à cet état qu’il faut, non pas arriver, mais tendre. Du reste il n’y a aucun risque qu’on y arrive ; mais il suffit qu’on s’en rapproche et il suffit même qu’on y tende, à la condition qu’on y tende sans cesse, puisque c’est seulement l’excès de la joie et de la tristesse qu’il s’agit de supprimer. L’homme est un être d’un jour qui participe de l’éternité pour peu qu’il la conçoive. Mettre un peu d’éternité dans le moment c’est ôter au moment son aiguillon. C’est tout ce que nous pouvons faire ; mais nous le pouvons et dès lors dire à la douleur : « où est ta force contre l’éternel ? Je ne suis pas éternel, mais je vis un peu en la compagnie de l’éternité. Tu me touches ; mais ne me troubles pas » ; et dire au plaisir : « quel est ton sens dans l’éternité ? Très insignifiant. Tu me fais sourire mais ne m’enivres pas. Eternité est sérénité. Je n’ai que quelque chose de cela en moi ; mais il suffit pour que je ne dépende pas tout à fait de la vie, pour que je ne dépende pas tout à fait du moment, qui fuit en donnant une caresse ou en faisant une blessure. »

Un des meilleurs moyens d’honorer son âme c’est de la rendre — ce à quoi du reste elle tend naturellement — c’est de la rendre indépendante de la vie dans la mesure du possible.

Si l’on tâche à la rendre indépendante de la vie, il faudra donc s’appliquer à la rendre indépendante de l’amour. Ceci est une question d’une assez grande importance, sur quoi il n’est pas mal à propos de s’arrêter quelque temps. L’amour, à le considérer tel que nous le voyons tous les jours de nos yeux, est une chose qui ne serait que la plus ridicule du monde si elle n’était la plus funeste et la plus odieuse. L’amour est le désir du plaisir qu’on se figure que doit procurer la beauté. La beauté est une promesse de plaisir. L’amour est l’élan de l’être vers ce plaisir, vers la réalisation de cette promesse. S’il en est ainsi, l’amour sera nécessairement jaloux, tyrannique et persécuteur, puisqu’il est la poursuite d’un bien dont on craint furieusement qu’on soit privé ou que l’on craint que d’autres possèdent et vous dérobent. L’amant est un gourmand qui ne l’est que d’un seul mets qu’il ne veut partager avec personne. Lui-même, donc, en soi, est défiant, irascible et méchant et essentiellement insociable. L’amant est tout naturellement l’ennemi du genre humain. Voilà déjà qui est un triste objet.

Mais, de plus, l’amant est et ne peut être que très désagréable et très funeste à ce qu’il aime. Dans son désir de possession et pour assurer cette possession, il voudra être en tout supérieur à l’objet de son amour. Il le voudra ignorant et sot pour qu’il n’ait pas d’yeux pour les autres, d’abord, et pour qu’il ne voie pas les défauts de l’amant. L’ignorance et la sottise et d’autres imperfections encore plus honteuses « réjouiront l’amant s’il vient à les rencontrer dans l’objet de son amour, et dans le cas contraire il cherchera à les faire naitre dans son âme, et s’il n’y réussit pas, il souffrira dans la poursuite de ses plaisirs… Il interdira donc à ce qu’il aime toutes les relations qui pourront le rendre plus parfait… Il s’efforcera en tout et partout de le maintenir dans l’ignorance pour le forcer à n’avoir d’yeux que pour lui, si bien que l’objet de son amour lui sera d’autant plus agréable qu’il se sera fait plus de tort à lui-même. Il lui fera un mal irréparable en l’éloignant de ce qui pourrait éclairer son âme, des discours des sages… Ainsi, au point de vue moral, il n’est pas de plus mauvais guide ni de compagnon plus mauvais qu’un homme amoureux. »

Surtout, et c’est déjà dit, mais insistons un instant, l’amant sera jaloux, et en cela, non seulement l’ennemi du genre humain, comme nous en sommes convenus, mais l’ennemi même de l’objet aimé. Il le souhaitera pauvre pour l’avoir plus complètement dans sa dépendance, faible du reste et incapable de s’enrichir ou seulement de gagner sa vie, pour la même raison ; sans parents, sans amis, sans soutiens pu sans surveillants. « Il le verrait avec plaisir perdre son père, sa mère, ses parents, ses amis, qu’il regarde comme des censeurs et des obstacles à son doux commerce. »

D’autre part, toujours soupçonneux parce qu’il est toujours craintif, « il poursuivra ce qu il aime d’une inquisition continuelle relativement à toutes ses démarches et à tous ses entretiens ; et il le poursuivra tantôt de louanges mal à propos et excessives » qui seront dépravantes et corruptrices, « tantôt de reproches insupportables. »

Pour faire court sur une chose qui n’est que trop connue et continuellement vérifiable, « l’amant, tant que sa passion durera, sera un être aussi déplaisant que funeste. »

Tel est l’amour comme il nous apparaît à tout instant et comme il est le plus souvent, il faut le reconnaître, dans la réalité. On peut, il est vrai, le rêver autrement et même peut-être le constater autre dans quelques personnes d’élite, et alors voici comme on en pourrait parler.

L’amour est une des formes de l’aspiration au parfait et il est aussi un sourd désir d’immortalité. Nous désirons nous perpétuer de toutes les manières qui sont en notre pouvoir, lesquelles, du reste, sont peu nombreuses, et il y a de l’amour dans toutes les façons dont nous désirons nous perpétuer. Nous désirons la gloire, petite ou grande, universelle, nationale, ou, pour ainsi parler, domestique, c’est-à-dire que nous désirons que quelque chose reste de nous après notre mort, un souvenir attaché à un nom, et il y a de l’amour dans ce sentiment, de l’amour-propre surtout, sans doute ; mais de l’amour, en vérité, car ce que nous désirons c’est d’être aimé perpétuellement ; or on ne désire pas être aimé de ce que l’on n’aime point, et si donc nous voulons être aimés de la postérité, large ou restreinte, c’est que nous l’aimons : un vrai misanthrope ne désire pas du tout la gloire et ne souhaite qu’être oublié.

Le désir de la gloire est donc une forme de l’amour. Il en est même une forme assez précise ; car il est composé partie de vouloir être aimé, partie de vouloir aimer, ce qui est bien l’amour sous ses deux aspects ; et il va jusqu’au sacrifice, ce qui est le propre de l’amour et peut-être de l’amour seul. Le guerrier qui se sacrifie ou le savant qui s’épuise et se tue de travail ne sait peut-être pas qu’il est amoureux. Il l’est de tous ceux par qui il souhaite ardemment que son nom soit prononcé, glorifié et béni. Les amants de la gloire sont ce que les amants proprement dits se flattent d’être, des amants par delà le tombeau.

Il y a un désir de perpétuité aussi et d’éternité dans l’amour de la patrie, et le mot d’amour appliqué à la patrie est très juste. On souhaite par l’amour de la patrie une perpétuité et une éternité collectives. Si l’on désire qu’Athènes soit éternelle, c’est qu’on désire être éternel en tant qu’Athénien. Aimer son pays c’est donc désirer l’éternité d’une certaine façon, et ce désir, comme tout à l’heure, précédent, s’accompagne de dévouement et de sacrifice. Il est bien l’amour avec tous ses caractères ordinaires et qui semblent comme inhérents à lui. L’homme a une tendance qui consiste à vouloir se sacrifier à l’éternel pour y entrer, et cette tendance est précisément l’amour.

Et enfin la forme la plus commune de l’amour c’est l’amour proprement dit, c’est-à-dire le désir de génération, « parce que c’est la génération qui perpétue la famille des êtres animés et qui donne à l’homme l’immortalité que comporte la nature mortelle. » L’homme désire se perpétuer parce qu’il désire être immortel. Il désire être immortel personnellement et c’est de là que naît la croyance en l’immortalité de l’âme ; mais ici il n’y a pas d’amour, mais seulement la volonté de persévérance dans l’être. Il désire être immortel collectivement et c’est de là que naît l’amour de la patrie. Il désire être immortel nominalement et c’est de laque naît l’amour de la gloire. Il désire être immortel par reproduction charnelle de ses traits, de son tempérament, de sa complexion, et c’est de laque naît l’amour proprement dit.

On peut donc dire que le désir d’éternité se mêle à la plupart de nos actes et surtout aux plus considérables, et que par conséquent on peut le considérer comme le fond de notre nature. L’homme est un éphémère qui veut être éternel. Probablement c’est, à l’état inconscient et sourdement, la règle même de tout être vivant. Seulement on voit comme dans l’homme elle est manifeste, éclatante et profondément, sinon connue, du moins sentie. L’homme rêve d’éternité comme homme, comme artiste, comme guerrier, comme homme d’Etat, comme citoyen et comme amoureux. On peut dire qu’il en rêve toujours. Notre vie est d’un jour et notre manière de vivre est selon l’éternité. C’est notre loi et notre instinct. L’hérédité la dépose en nous, d’autant plus qu’elle n’est elle-même que l’effet, que le résultat de cette loi même.

Si donc l’amour est une des formes, une seulement, mais une des formes encore du sourd désir d’éternité qui anime les hommes, il est selon notre nature, d’abord, et selon le fond même de notre nature ; et il est aussi une chose très noble, pouvant avoir ses effets funestes ou ridicules, mais noble en soi et généreuse. Il est peut-être vrai que toutes les passions humaines sont bonnes ou peuvent être bonnes et le sont, pourvu qu’on les ramène à leur vrai objet. L’objet de l’amour bien compris c’est l’éternité de la vie ; l’amour est résurrection.

A un autre point de vue, l’amour est aspiration au parfait. A en juger par ses objets ordinaires, il est incontestable que rien n’est plus faux. Mais il faut bien remarquer que l’amour, que quelques poètes disent aveugle, est un éternel chercheur et est en quête de la beauté à travers les imperfections, trop certaines, de la race humaine. C’est bien la beauté qu’il cherche et à quoi il s’attache, même dans un objet insuffisamment doué à cet égard, et il faut ajouter que là même où elle n’est pas, il la met, par une sorte d’imagination créatrice qui est en lui et que Ton peut appeler, si l’on veut, l’Illusion ; mais l’illusion est féconde et elle est productrice de beauté.

L’amour est donc un sens esthétique et un sens producteur de beauté. Ceci est très important, parce que la faculté esthétique a besoin d’être éveillée dans l’homme, en qui bien souvent elle dort.

Parce que l’amour est un sens esthétique, il est initiateur à toutes sortes de beautés. L’amant aime la beauté de ce qu’il aime et très souvent lui en attribue et lui en prête. Il est vrai. Mais voilà la faculté esthétique éveillée en lui et qui, souvent, du moins, ne se rendormira plus. L’amant aime la beauté de l’objet désiré, il l’aime beau et il le veut beau, il se veut beau lui-même et il le devient. Cet amour du beau restera en lui, de ce premier ébranlement et de cette première secousse.

Ne remarque-t-on pas que les enfants ont très peu le sens du beau et que ce qu’ils en ont, assez faible, peut être attribué très vraisemblablement à l’hérédité ? Le sens du beau vient aux hommes, au moins en très grande partie, par l’amour.

Celui-là donc qui a été amoureux prendra et retiendra le goût de la beauté et il appliquera ce goût à tout ce qu’il y a de beau dans le monde. Il deviendra artiste peut-être ; il deviendra philosophe, quand il s’apercevra que le beau le plus beau qui puisse être c’est le beau moral, c’est-à-dire le bien. C’est un singulier chemin pour arriver à la philosophie que l’amour ; mais c’en est un et que plus d’un a parcouru.

Comprenez bien que l’amour, à la fois vient d’une aspiration vers le beau et s’épure par cette inspiration. S’il n’a été d’abord qu’un désir de s’unir à un être pour se perpétuer, il restera tel et ne mènera pas très haut ; il ne mènera qu’à son but même. Mais s’il a été, comme on peut constater qu’il arrive souvent et peut-être toujours, et un désir de s’unir à un être pour se perpétuer et une recherche de la beauté, il peut mener, la perpétuité assurée, à ne rechercher que la beauté et à n’aimer qu’elle et à la rechercher partout où elle est.

Dès lors c’est l’infini même qui s’ouvre et, parti de l’amour, l’amant parcourra, d’un désir toujours inassouvi et d’un désir toujours plus pur, tous les degrés de l’échelle du beau : art, philosophie, morale, science de Dieu. L’amour du beau sera devenu amour du parfait : « Celui qui dans les mystères de l’amour se sera élevé jusqu’au point où nous en sommes, après avoir parcouru dans l’ordre convenable tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l’initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, celle qui était le but de tous ses travaux antérieurs : beauté éternelle, incréée, impérissable, exempte d’accroissement et de diminution, beauté qui n’est pas belle en partie et laide en telle autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là ; beauté qui n’a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel, qui n’est pas non plus dans tel ou tel être différent d’elle-même ; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même et de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement ni la modifie en quoi que ce soit. Quand, des beautés inférieures, on s’est élevé par un amour bien entendu jusqu’à cette beauté parfaite et qu’on commence à l’entrevoir, on touche au but Car le droit chemin de l’amour, qu’on le suive de soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas et de s’élever jusqu’à la beauté suprême, en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que de science en science on s’élève à la science par excellence qui n’est que la science du beau lui-même. Si quelque chose donne du prix à cette vie c’est la contemplation de la beauté absolue… »

Cette théorie de Platon sur l’amour, je parle de cette dernière, de celle qui considère l’amour comme une initiation au culte du beau en général et enfin du beau en soi, a infiniment séduit les poètes et elle a comme rempli de ses échos, on le sait, des époques littéraires tout entières.

Elle est excessivement faible en soi, aussi faible en soi qu’incomparablement brillante par l’expression, et c’est du reste une des habitudes de Platon de n’être jamais plus exquis comme artiste que quand il est médiocre comme philosophe. Au fond elle ne signifie rien, n’y ayant aucune raison pour qu’on généralise un sentiment. On généralise une idée, et c’est même une des tendances incoercibles de l’esprit humain, et de ce qu’on aura vu que beaucoup de choses sont les effets de la chaleur, on dira que tout vient du feu ; les Grecs connaissent assez cela. Mais il n’y a aucune nécessite et il n’y a même aucune tendance à ce que l’on généralise un sentiment. A supposer qu’on aime une personne pour sa beauté, ce qui déjà est douteux, et la beauté ne semble pas être la cause de l’amour, mais à supposer que cela soit et qu’on aime une personne parce qu’elle est belle, ce n’est pas du tout une raison pour qu’on aime les autres manifestations de la beauté dans l’univers.

Peut-être au contraire ; et le propre de l’amour est précisément d’être isolateur et de confiner l’amoureux dans le culte et l’admiration d’une seule beauté très particulière et unique ; ceci presque par définition. La chose est d’observation et d’expérience ; et l’on peut ajouter, du reste, que le bien de l’espèce le veut ainsi.

Donc il n’y a aucune raison, et plutôt au contraire, pour que l’amour d’un être beau nous mène à l’admiration des autres objets beaux que contient la nature, en d’autres termes pour que l’amoureux devienne artiste, pour que l’amour fasse des artistes.

Et encore moins y a-t-il une raison pour que de l’amour des beautés réelles on passe, « degré par degré », à l’amour des beautés intellectuelles, à « l’amour des belles sciences ». Que le savant passionné sorte de l’artiste, c’est aussi rare et c’est aussi irrationnel, tout au moins c’est aussi peu nécessaire que ceci que l’artiste sorte de l’amoureux. Nous sommes ici, là et plus loin, dans des ordres d’idées trop différents. Cette « échelle » de l’amour à l’art, de l’art à la science et de la science à la philosophie, tout simplement n’existe pas, et si à la rigueur le dernier échelon en est réel, les deux premiers ne le sont aucument et par conséquent il n’est pas à parier qu’on mette le pied sur ce dernier.

Il est peu de théorie qui ne soit vraie par quelque endroit, mais celle-ci me paraît fausse de tout point, ce qui donne suffisamment raison de l’immense vogue dont elle a joui.

Mais il faut dire, pour comprendre pourquoi Platon l’a accueillie, et complaisamment, comme on a vu, dans l’hospitalité de son esprit, d’abord que le Grec, ou plutôt l’Athénien, est tellement amoureux de beauté qu’il a presque besoin qu’on lui dise que l’amour de la beauté est une vertu ou qu’elle mène à en avoir. C’est une réminiscence platonicienne qu’avait Renan quand il disait, en souriant, il est vrai, que « la beauté vaut la vertu », sur quoi Tolstoï s’écriait que c’était là une doctrine « effrayante de stupidité ». Platon lui-même dira cent fois ailleurs qu’il n’y a que la morale qui vaille quelque chose, qui soit une valeur, et il semblera être et il sera vraiment et il a toujours été, en somme, du même côté que Tolstoï. Seulement il est grec, néanmoins, et s’il est très capable de médire de l’art, comme nous le verrons assez, il ne peut pas médire de la beauté elle-même ; et, pour n’en pas médire, il cherche et croit trouver le moyen de la rattacher elle-même à la morale par un détour aussi ingénieux que forcé et par une « échelle » qui est le produit pur et simple de son imagination.

Du reste, comme c’est le pli de son esprit et aussi son dessein ferme de tout rattacher à la morale, voyez un peu son embarras. Les choses qui sont opposées à la morale ou qui n’ont aucun rapport avec elle, il a à la fois la tentation de les écarter, de les proscrire, de les annihiler, de dire qu’elles ne sont rien ; et à la fois la tentation de les rattacher à la morale pour les y absorber et en quelque sorte les y engloutir. Et il cède tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces tentations.

Il dira par exemple que l’art est parfaitement méprisable et que l’homme ne doit s’occuper que de philosophie, et il dira aussi que l’art, pourvu qu’il tende à la morale comme à sa dernière fin, est la chose la plus respectable du monde. Nous verrons cela. Pour ce qui est de la beauté, elle l’a gêné. A la fois il l’aime, comme étant un grec, et il sent qu’il n’y a pas à en dire du mal parlant à des Grecs, et il sent bien qu’elle n’a rien à faire avec la morale ; et c’est précisément pour cela que, ne voulant ni ne pouvant la mépriser, il se livre à des pratiques de dialectique pour la faire comme tendre de force à la vertu, et à l’idéal moral. Ou la mépriser : c’est impossible ; — ou l’identifier avec la vertu en une dernière transformation que le dialecticien se charge allègrement de lui faire subir. C’est à ce dernier parti qu’il s"est arrêté et parce qu’il le fallait et aussi parce qu’il aime se jouer des difficultés et jouer la difficulté.

Remarquez aussi qu’il était comme dirigé de ce côté-là par un autre chemin, j’entends par sa théorie des Idées et de la réminiscence. Chaque chose d’ici-bas n’est qu’un reflet ou plutôt n’est qu’une manifestation imparfaite d’une idée générale, universelle et éternelle de cette chose, laquelle idée réside dans le sein de Dieu. « Une chose belle » d’ici-bas n’est donc qu’une manifestation de l’Idée de beauté, de l’Idée absolue de beauté. Il faut qu’elle soit cela. Autrement elle ne serait pas. L’homme donc, qui voit une chose belle et qui éprouve le désir de s’unir à elle, n’est donc qu’un homme qui a autrefois contemplé la Beauté absolue et qui est vivement frappé d’en retrouver une image, si imparfaite qu’elle soit. S’il est grossier, pour une raison ou pour une autre, il n éprouvera qu un désir confus et brutal. S’il est délicat, son désir ne sera réellement que le souvenir de la beauté divine, réveillé par l’aspect de la beauté éphémère, et enfin il sera très naturel qu’il s’élève de l’amour de cette beauté d’ici-bas à l’amour de la beauté de là-haut, ce qui est moins s’élever que revenir à son point de départ ; et son amour pour la beauté terrestre n’aura été qu’un point en quelque sorte ou qu’un stade de son voyage circulaire partant de la beauté céleste et y revenant pour avoir aperçu et ai mêla beauté d’un jour ; — et voilà précisément la beauté d’un jour assez proprement escamotée :

« Quant à la beauté, elle brillait parmi toutes les autres essences et, dans notre séjour terrestre où elle efface encore toute chose par son éclat, nous l’avons reconnue par le plus lumineux de tous nos sens… L’âme qui n’a pas un souvenir récent des mystères divins, ou qui s’est abandonnée aux corruptions de la terre, a peine à s’élever des choses d’ici-bas jusqu’à la parfaite beauté par la contemplation des objets terrestres qui en portent le nom ; si bien qu’au lieu de se sentir frappée de respect à sa vue, elle se laisse dominer par l’attrait du plaisir et, comme une bête sauvage, violant l’ordre éternel, elle s’abandonne à un désir brutal. Mais l’homme qui a été complètement initié, qui jadis a contemplé le plus grand nombre des essences, lorsqu’il aperçoit un visage qui retrace la beauté céleste ou un corps qui lui rappelle par ses formes l’essence de la beauté, sent d’abord comme un frisson et éprouve ses terreurs religieuses d’autrefois ; puis, attachant ses regards sur l’objet aimable, il le respecte comme un Dieu et, s’il ne craignait pas de voir traiter son enthousiasme de folie, il immolerait des victimes à l’objet de sa passion comme à une idole, comme à un Dieu… Cette affection, les hommes l’appellent amour ; les Dieux lui donnent un nom si singulier qu’il vous fera peut-être sourire. Quelques homérides nous citent deux vers de leur poète qu’ils ont conservés : « Les mortels le nomment Eros, le dieu ailé ; les immortels l’appellent Etéros, le dieu qui donne des ailes. »

L’amour n’est qu’un souvenir de l’éternelle beauté contemplée jadis, réveillé par la rencontre d’une beauté d’ici-bas et à qui l’émotion de cette rencontre donne des ailes pour s’élever de nouveau à la contemplation du Beau éternel.

Ceci est la théorie de l’amour dans Platon, en son essence, en sa racine profonde, en tant qu’elle se rattache à sa doctrine la plus générale. C’est par ce biais que l’ont prise, on le sait, la plupart des poètes qui l’ont adoptée, depuis Pétrarque et les pétrarquistes italiens et français, jusqu’à ceux qui, démêlant son côté faible et par où elle pouvait être comique, montrent des amants hypocrites disant qu’ils adorent dans l’objet aimé « l’auteur de la nature » et « le plus beau des portraits où lui même s’est peint ».

Présentée ainsi, elle a sa beauté et n’est point tout à fait fausse. Elle voudrait dire peut-être, en langage positiviste, que le réel éveille le rêve et que le particulier éveille le général, que nous ne pouvons rencontrer une beauté finie sans rêver de quelque chose qui serait beauté infinie, parfaite et impérissable ; aussi que nous ne pouvons rencontrer un objet particulier et déterminé qui est beau sans rêver de toute la beauté répandue sur la terre et imaginable dans le monde ; qu’en un mot l’imagination indéterminée et indéterminante est mise en branle par les objets déterminés et cherche toujours à suppléer à leur pauvreté ou à leur insuffisance et que Musset, qui peut-être s’y connaissait, a été plus platonicien que personne, sans rêverie métaphysique, en disant :

…N’est-ce point la pâle fiancée
Dont l’ange du désir est l’immortel amant ?
N’est-ce pas l’idéal, cette amour insensée,
Qui sur tous nos amours plane éternellement ?

La théorie est donc très belle et a un certain fond de vérité ; mais elle reste fausse, même sous cette forme-ci, en ce que l’amour de la beauté périssable, s’il donne, en effet, s’il donne, il est vrai, l’idée d’une beauté qui serait parfaite et qui serait éternelle, n’est pas fécond en cela et capable de conduire à un état d’âme souhaitable, ni surtout divin. Il ne conduit qu’à un état d’âme poétique et, du reste, décevant et négatif. Cette généralisation réussit à faire oublier ou mépriser l’objet déterminé et réel, mais ne lui substitue pas un objet de véritable affection ni d’admiration véritable. Elle fait rêver de quelque chose que l’on sent qui n’existe pas ou qui assurément est insaisissable. Donc elle attriste. Elle vide l’âme d’un côté sans d’un autre la remplir. Elle substitue l’ombre à la proie, en montrant la proie vile et l’ombre creuse. Elle est essentiellement pessimiste, quoique caressée par le plus optimiste des philosophes.

Du reste, elle est excellente à montrer ce qu’il y a de vide et d’inconsistant dans l’amour, puisqu’elle prouve assez bien que plus il est fort plus il se détruit, que plus il est fin plus il se détruit encore ; et qu’à s’approfondir il se transforme et qu’à se transformer il aboutit à un transport de désir qui est une sensation de néant.

Ce que Platon a pris pour l’idéalisation de l’amour en est comme la destruction triomphante, comme l’anéantissement dans une apothéose et certes, je le répète, il y a bien là quelque chose de vrai ; seulement, d’une part, c’est un panégyrique qui ne s’aperçoit pas qu’il est un réquisitoire, et, d’autre part, c’est un état d’âme assez rare que Platon donne comme le véritable état de l’âme amoureuse et une métamorphose assez accidentelle de l’amour qu’il donne comme la peinture d’un sentiment qui d’ordinaire ne se métamorphose pas ; et enfin c’est la psychologie de ceux qui sont à peu près incapables d’aimer qu’il donne comme psychologie de ceux qui aiment.

Comme il était bien plus réaliste et sur un terrain plus solide dans son autre théorie, analysée plus haut, quand il disait que l’amour n’est pas autre chose qu’un désir d’immortalité, ce qui est moins ambitieux et moins poétique, mais beaucoup plus sûr et même tout à fait certain, et ce qui peut, à la rigueur, expliquer tout ce qui ressortit aux passions de l’amour !

Comme il était plus sur la voie d’une grande découverte, quand, ailleurs (car sur chaque question il y a dix théories platoniciennes et toutes intéressantes, et Platon est l’homme qui a eu le plus d’imagination dans les idées), quand, ailleurs, et comme en passant, il disait que l’amour est l’attrait des contraires et non pas autre chose ! Oui, la théorie de l’amour selon Schopenhauer est dans Platon. Elle n’y est qu’en germe ; mais elle y est et déjà poussée assez loin. L’amour est un art naturel qui, du reste, peut devenir un art humain, d’unir les contraires pour produire une harmonie, comme en musique et comme en toutes sortes de choses. Les contraires s’attirent, parce qu’ils se complètent. Les semblables s’attirent aussi, mais ils ont tort et ils vont contre le vœu de la nature et contre la vérité générale des choses. L’union d’une faiblesse et d’une force, comme effet du besoin que la faiblesse a de la force, et aussi du besoin que la force a de la faiblesse pour remplir son office, qui est de protéger et de fortifier, c’est le fond même de l’amour, et c’est ce qui fait qu’il est une harmonie, un concours et un concert. Les dieux ont voulu que les contraires se recherchassent et s’unissent, même au prix de quelques froissements et de quelques heurts, parce que rien de créé n’étant parfait, la tendance à se compléter est une tendance à la perfection. Or la tendance à la perfection c’est le grand secret ; c’est toute la morale ; c’est toute la loi humaine ; pour mieux parler, c’est toute la loi du monde, c’est toute la loi. En tout cas, c’est tout Platon, et c’est là que d’instinct, à travers tous ses méandres, il revient toujours.

Il n’y a rien de plus platonicien, sous des apparences physiologiques, scientifiques et techniques, que les trop courts propos d’Eryximaque dans le Banquet.

Avec la théorie de l’amour considéré comme besoin d’immortalité et de l’amour considéré comme besoin d’union entre les contraires, l’une confirmant l’autre, du reste, on ferait facilement, ce qui serait, je crois, la véritable théorie de l’amour.

Je dis : l’une confirmant l’autre ; car le besoin d’union entre les contraires est complémentaire, pour ainsi parler, du besoin d’immortalité. Si les contraires s’attirent, c’est qu’ils sentent, avertis par un instinct secret, par la suggestion du « génie de l’espèce », que rien, plus que cette union des contraires, n’est favorable à la génération, et aussi à la santé de la race, et par conséquent à la perpétuité, qui est le but cherché.

Trouve-t-on trop métaphysique et par conséquent pure rêverie cet « instinct secret » et cette intervention du « génie de l’espèce ? » D’abord je répondrai que le mot « génie de l’espèce » n’est pas autre chose que le nom métaphysique et trop littéraire de l’instinct et qu’il est difficile de nier l’instinct et la sûreté de prévision de l’instinct ; et il n’est pas plus étrange que les contraires s’attirent pour perpétuer l’espèce ou comme s’ils savaient que l’espèce ne se perpétue qu’ainsi, qu’il n’est étrange que les oiseaux couvent, malgré la répugnance naturelle qu’ils devraient avoir à cela, pour faire éclore leurs petits ou comme s’ils savaient que leurs petits ne sortiront de l’œuf qu’à ce prix. C’est l’instinct, chose inexplicable et irréductible à une idée rationnelle, mais qu’il faut bien constater et qui n’est pas plus étonnante ici que là.

De plus, le besoin qu’ont les contraires de s’unir peut, si l’on veut, s’expliquer même sans intervention du génie de l’espèce et sans qu’on dise que c’est proprement l’instinct qui agit. L’amour est simple attrait sexuel et recherche de plaisir chez beaucoup d’êtres humains. Au fond, il est surtout cela. Mais, dès qu il est un peu raffiné et sans même qu’il mérite encore d’être qualifié ainsi, chez la plupart des êtres humains, chez tous peut-être, pourvu qu’ils aient le choix, en même temps qu’attrait sexuel l’amour est avant tout curiosité. Il est plus curiosité qu’il n’est désir de possession, beaucoup plus à mon avis, et, du reste, désir de possession et curiosité ne laissent pas de se confondre un peu ; car on ne désire pas posséder ce qu’on connaît, ou tout au moins on désire beaucoup plus posséder ce qu’on ne connaît pas.

L’amour est donc, avant tout, curiosité. Or ce dont on est curieux, c’est ce qu’on n’est pas soi-même. L’amour de l’homme pour la femme, sans aller plus loin, c’est l’amour de l’inconnu. Et aussi l’amour de l’homme de haute stature pour la femme de petite taille, c’est l’amour de l’inconnu, l’amour de ce que l’on ne connaît pas, parce qu’on ne le trouve pas en soi ; l’amour de l’homme brun pour la femme blonde, de l’homme autoritaire pour la femme faible, de l’homme faible pour la femme volontaire, de l’homme timide et gauche pour la coquette, c’est une curiosité de l’inexploré, du nouveau, du dehors, de ce qu’on ne trouve pas dans sa maison, de ce à quoi l’on n’est pas habitué. L’état d’âme de l’amoureux et celui de l’explorateur sont le même état d’âme. L’effarement des familles tranquilles dans lesquelles le jeune garçon introduit une jeune épouse agitée, trépidante, claquante et tourbillonnante est amusant parce que, d’instinct, on le trouve illogique : « Qu’a-t-il donc ? Nous ne l’avions pas élevé ainsi ! — Eh ! c’est précisément pour cela ! »

Et cette explication de l’amour est explicatif de l’infidélité, sans quoi, du reste, elle ne le serait pas de l’amour. L’homme infidéle, la femme infidèle, est un être qui, soit par hasard, soit par suite des circonstances, n’avait pas épousé son contraire ou l’homme suffisamment différent d’elle ; et qui maintenant le cherche. — Ou encore et peut-être plus souvent, c’est un être qui, normalement, avait bien épousé son contraire, mais qui s’y est si complètement habitué que son contraire n’a plus d’intérêt pour lui. La curiosité est abolie, donc l’amour. Et comme, du contraire, une fois qu’il est connu, il ne reste que ce que, étant contraire, il a de désagréable, c’est à son semblable que l’on revient. Homme d’intérieur qui a épousé une femme mondaine. Il revient à une douce ménagère en se demandant : « Comment ai-je pu épouser cette éventée ? » Il l’a épousée précisément parce qu’elle était éventée et qu’elle représentait pour lui l’inconnu. Mais l’inconnu devenu connu n’est plus objet d’amour et il l’est d’aversion, s’il est, du reste, en soi, peu agréable.

C’est pour cela qu’à l’âge qui n’est plus celui de l’amour, mais celui de l’affection, ce ne sont plus les contraires qui s’attirent, mais les semblables. Et c’est pour cette dernière raison qu’à un certain âge il faut, dans les ménages, ou qu’il y ait infidélité et séparation, divorce, etc., — ou que l’un des caractères se soit modifié sous l’influence de l’autre (c’est le plus fréquent) — ou tous les deux (fréquent encore) — ou qu’on se soit résigné à « se supporter pendant trente ans en attendant que les enfants recommencent », comme dit Taine.

J’excepte de tout cela les mariages où il n’y a jamais eu d’amour et qui se sont faits par intérêt et convenance, et dont il n’y a rien à prévoir, sinon qu’ils ne seront jamais bons, quoique pouvant être passables. Mais ceux auxquels l’amour a présidé auront toujours cette destinée d’être délicieux, quoi que dise la Rochefoucauld, pendant un assez long temps, puis troublés assez fortement, quoique pouvant, du reste, comme je l’ai dit et comme il est fréquent, retrouver leur équilibre, parce que si, souvent, « il n’y a pas d’autre raison de ne s’aimer plus que de s’être trop aimé », aussi est-il très vrai que le souvenir d’un amour profond est un lien si puissant qu’il lie aussi étroitement, peut-être plus que l’amour même.

Quoi qu’il en soit de cette digression — que j’ai faite et pour montrer que la théorie de Platon sur les contraires est vraie, et que la théorie de Schopenhauer sur les contraires est plus vraie encore ; et pour indiquer que si on les trouve trop métaphysiques on peut les amender d’une certaine façon et que si on les accepte on peut les compléter d’une certaine manière, les théories si nombreuses et si diverses de Platon sur l’amour sont extrêmement intéressantes et suggestives, devancent quelquefois les théories les plus modernes et les plus profondes qui aient été conçues relativement à cette question et du reste sont toutes ramenées par lui à cette tendance à la perfection qui est le fond et comme le tout de la pensée de Platon, qui est comme l’âme platonicienne. Pour Platon comme pour Renan, le monde est créé pour réaliser le parfait. Il n’est rien qui ne doive y tendre, sentiments, pensées, actes. Parmi les sentiments humains il en est un qui est tellement à base d’égoïsme qu’il est difficile de le représenter comme tendant à la réunion, à la réconciliation définitive de l’homme avec l’idéal. Il faut pourtant qu’il y tende, qu’il soit ramené à cette tendance. Il le faut, pour satisfaire cette idée éminemment grecque et essentiellement platonicienne que tout est bien, et cette autre idée platonicienne que la perfection est le but dernier de toute chose. Un sentiment aussi important que l’amour ne peut pas être ou une exception à cette règle générale : tendance au bien ; ou une opposition et un obstacle à cette même tendance. Il faut que lui-même soit fonction de cette quantité. Il le sera, n’en doutez pas, entre les mains souples et adroites de Platon, admirables à transformer et métamorphoser toutes choses ; et l’amour, comme la pensée pure, nous conduira à la contemplation et à l’adoration du parfait. Les chemins seulement seront plus longs et l’échelle aura un plus grand nombre de degrés ; mais aussi les chemins seront plus agréables à parcourir et Téchelle à la fois plus vertigineuse et plus aérienne et en plein azur ; car jamais Platon n’est plus brillant que quand la difficulté du sujet l’inspire et met en mouvement et en exaltation son imagination prestigieuse en la mettant comme au défi.

Pour revenir à l’ensemble de la morale de Platon, elle se ramène à ceci, qui est très simple. L’idée du bien nous est donnée, non pas précisément par la conscience, mais par la science, par la méditation philosophique. Quand nous avons l’idée du bien, nous en avons le désir, et quand nous en avons le désir, il est si vif que nous en avons la volonté. Le méchant est un ignorant de vertu. Le méchant aussi est un malade. Nous avons en nous un ignorant à instruire et un malade à médicamenter. — Le plaisir est un mal, étant une illusion. Il est précisément une des ignorances que nous avons à détruire en nous et une des maladies que nous y avons à guérir. — Enfin le désir lui aussi est une ignorance et une maladie. Il se trompe sur son objet, qu’il croit fini, et qui est infini, qui est l’infini lui-même ; qu’il croit trouver dans les choses imparfaites et qui n’est pas autre chose que le parfait lui-même. Il ne faut pas détruire le désir ; il faut le rectifier et le diriger vers son but véritable et alors, lui aussi, d’illusion sera devenu vérité et de maladie sera devenu santé de l’âme.

L’idéal du sage sera donc, en deux mots : beauté de l’âme et mépris des biens de ce monde : « O Pan et vous divinités de ces ondes, donnez-moi la beauté intérieure de l’âme et faites que chez moi l’extérieur soit en harmonie avec cette beauté spirituelle. Que le sage me paraisse toujours riche et que j’aie seulement autant de richesses qu’un homme sensé peut en supporter et en employer. Avons-nous encore quelque autre vœu à former ? Pour moi, je n’ai plus rien à demander. »

Les idées que cette morale inspire à Platon relativement à l’éducation pourront être très brièvement indiquées, tant elles sont contenues très précisément dans cette morale et tant on pourrait de soi-même les en induire sans qu’il fût besoin de les énumérer, tant, tout au moins, il est superflu d’y insister longuement.

En premier lieu et avant tout, si le beau est une harmonie, si le bien est une harmonie, l’éducation doit être harmonieuse. Elle ne doit même n’être que cela en son but dernier, en sa dernière fin. Etablir une harmonie, faire de l’homme un être harmonieux qui vivra harmonieusement, bien régler une lyre humaine, c’est l’éducation. Toute mauvaise vie, toute mauvaise conduite est une suite de dissonances ; tout mauvais acte est désaccord d’une partie de nous-mêmes avec une autre partie de nous-mêmes : « Le bien ne va pas sans le beau, ni le beau sans l’harmonie : d’où il suit qu’un animal ne peut être bon que par l’harmonie. Mais nous ne sommes sensibles à l’harmonie et nous n’en tenons compte que dans les petites choses ; dans les grandes, dans les plus importantes, nous la négligeons entièrement. En effet, pour la santé et la maladie, pour la vertu et le vice, tout dépend de l’harmonie de l’âme et du corps ou de leur opposition. Cependant, nous n’en prenons nul souci et nous ne faisons pas réflexion que si une âme grande et puissante n’a pour la porter qu’un corps faible et chétif, ou si c’est l’inverse qui a lieu, l’animal entier manque de beauté, parce qu’il manque de la première entre les harmonies ; dans le cas contraire, il est à celui qui sait l’observer le spectacle le plus beau et le plus aimable… Si l’âme plus puissante que le corps, s’irrite d’y être enfermée, elle l’agite intérieurement et le remplit de maladies. Se porte-t-elle avec ardeur vers les connaissances et les recherches, elle le consume. Entreprend-elle d’instruire les autres, se livre-t-elle à des combats de paroles en public et en particulier parmi les débats et les querelles, elle l’enflamme, le dissout, elle y excite des catarrhes ; elle donne le change aux médecins qui rapportent ces maux à des causes imaginaires. Si c’est, au contraire, le corps qui, trop développé, remporte sur l’âme, sur une pensée faible et débile, comme il y a dans la nature humaine deux passions, celle du corps pour les aliments, celle de la partie la plus divine de nous-même pour la sagesse, le mouvement du plus fort ajoute encore à sa puissance en triomphant de l’âme, rend celle-ci stupide, incapable d’apprendre et de se souvenir et engendre finalement la pire maladie, l’ignorance. Or il n’y a qu’un remède aux maux de ces deux principes : n’exercer ni l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, afin que, se défendant l’un contre l’autre, ils conservent l’équilibre et la santé. Celui qui s’applique à la science ou à quelque autre travail intellectuel doit avoir soin d’entretenir son corps par des mouvements convenables et de s’adonner à la gymnastique ; et celui qui se préoccupe de former son corps doit également donner des mouvements convenables à son âme et recourir à la musique et à la philosophie : par là seulement il méritera d’être appelé à la fois beau et bon. »

Il n’y a pas contradiction à dire ce qui précède et à dire ce qui suit ; car si l’éducation doit être harmonieuse et s’occuper du corps comme de l’âme, il est certain pour un philosophe que les soins à donner au corps ne valent qu’autant qu’ils sont destinés à faire du corps un bon serviteur de l’âme. Il faut donc soigner le corps en n’oubliant pas de le mépriser et en ne s’oubliant pas jusqu’à l’estimer par lui-même. Considéré comme serviteur de l’âme et surtout comme demeure de l’âme où il faut qu’elle soit à l’aise, il faut chérir le corps et en prendre des soins excellents ; considéré comme siège des passions et par conséquent comme corrupteur et pervertisseur de l’âme, il faut « s’en détacher » autant et aussi constamment qu’il est possible : « Vous paraît-il qu’il soit digne d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle le plaisir, comme celui du manger et du boire et comme celui de l’amour ? Et tous les autres plaisirs du corps, croyez-vous qu’il les recherche, par exemple les beaux habits, les belles chaussures et les autres ornements de la chair ? Tous les soins d’un philosophe n’ont donc point pour objet le corps et, au contraire, il ne travaille qu’à s’en séparer autant qu’il le peut. » — Cette double vérité, avec son antinomie apparente, est à méditer et à bien comprendre, et elle consiste simplement à prendre l’âme pour ce qu’elle est et le corps pour ce qu’il peut être. L’harmonie résultera de leur accord, soumis, comme tout accord, à une règle supérieure à tous deux. Si l’on mettait l’âme en harmonie avec le corps de telle sorte et avec un tel dessein que toutes les forces de l’âme, intelligence, sensibilité, faculté artistique, volonté, fussent consacrées à procurer au corps les plaisirs qu’il semble demander avec tant d’ardeur, on aurait une harmonie, sans doute, mais si incomplète qu’elle ne tarderait pas à abreuver l’être de dégoût, et c’est à quoi ne réfléchissent point nos philosophes du plaisir. Si l’on cherchait l’harmonie de telle sorte que le corps ne servît strictement qu’à exécuter les volontés de l’âme dans sa recherche de la connaissance, le corps s’atrophierait de telle manière que l’âme n’aurait plus en lui ce serviteur docile. La vérité est que tous deux, corps et âme, doivent être mis en harmonie par quelque chose qui soit plus haut que tous les deux et qui les réclame tous les deux pour son service. C’est la loi du bien, qui leur dit à l’un comme à l’autre : « Unissez-vous et entendez vous pour m’accomplir. »

Dans ces conditions, il y a véritable séparation et véritable concert. Véritable séparation en ce sens que le sage se sent détaché et affranchi de son corps, ne lui accordant rien de ce qu’il aime : « Renonçant à tous les désirs de la chair, se retenant, ne se livrant pas à ses passions, n’appréhendant ni la ruine de sa maison, ni la pauvreté, comme le peuple qui est attaché à l’argent, ni l’opprobre, comme ceux qui aiment les dignités et les honneurs ; ne vivant pas pour le corps, renonçant à toutes ses habitudes, s’affranchissant, se purifiant, se dégageant de ces liens des passions qui enchaînent l’âme au corps, de ces passions qui collent rameau corps, de ces passions qui clouent au corps toutes les parties de notre âme. » — Véritable concert cependant, parce que le corps ainsi purgé, ainsi réduit et ainsi désarmé, n’a que plus de force pour aider l’âme autant qu’il est en lui à la recherche du souverain bien et, pourvu qu’on l’entretienne en santé sans lui donner davantage (le surplus étant justement un contraire), sera excellent dans son office et contribuera à l’acquisition du bien véritable et sera donc en parfaite harmonie avec sa compagne.

Il faudra donc dire aux jeunes gens : Détachez-vous du corps, parce que c’est le meilleur moyen devons unir réellement à lui ; ou si vous aimez mieux, et c’est absolument la même chose, le meilleur moyen de l’unir à vous. S’attacher à lui le rend étranger à vous-même et votre ennemi ; se détacher de lui vous le ramène et tel qu’il peut véritablement vous servir. Voilà ce qu’il faut entendre de cette double loi : soin du corps, mépris de la chair ; renoncement à la chair et harmonie parfaite du corps et de l’âme.

Remarquez qu’une telle théorie et qu’une telle éducation n’exclut pas les plaisirs ; elle les méprise, elle ne les exclut pas. Il convient à une âme libre et forte et qu’on veut qui reste telle, d’avoir fait l’épreuve, l’expérience et comme l’apprentissage des plaisirs pour n’en être pas séduite plus tard et trop tard et pour avoir appris à temps à les mépriser. « Les Crétois en leur législation, du reste si excellente, ont cru qu’il fallait aguerrir les jeunes gens aux fatigues, aux dangers et à la douleur, parce que, si dès l’enfance on s’applique à les éviter, on fléchit devant eux, plus tard, quand on les rencontre et devant ceux aussi qui s’y sont exercés, et l’on devient esclave de ces derniers. C’est très bien vu. Mais n’en faudrait-il pas dire exactement autant des plaisirs ? Si nos citoyens ne font, dès la jeunesse, aucun essai des plus grands plaisirs ; s’ils ne sont point exercés d’avance à les surmonter quand ils y seront exposés, de telle sorte que jamais le penchant qui nous entraîne vers la volupté ne les puisse contraindre à commettre une action honteuse, s’ils n’ont pas pris comme cette précaution dangereuse, il leur arrivera la même chose qu’à ceux que les difficultés abattent et ils succomberont aux attraits du plaisir comme d’autres à la douleur ou aux privations. Et il arrivera qu’ils pourront devenir les esclaves de deux classes d’hommes très différentes : et de ceux qui seront assez forts pour résister aux plaisirs et de ceux mêmes qui s’y abandonnent sans fougue et comme à une habitude dépourvue de violent attrait ». — Cette opinion peut étonner et troubler quelque auditeur ; mais elle est digne de considération. L’homme vraiment fort doit avoir méprisé le plaisir en le goûtant et s’être rendu supérieur à lui par l’avoir connu et s’être affranchi de lui par en avoir mesuré le néant. L’aiguillon reste à l’abeille tant qu’elle ne nous a pas blessés. L’honnête homme est brave contre tous ses ennemis. Le plaisir en est un, comme la douleur. Il faut aller au-devant de lui comme au-devant d’elle et s’habituer à n’être troublé ni par l’un ni par l’autre. Le vrai sage doit pouvoir dire à la douleur : « tu n’es pas un mal », et au plaisir : « tu n’es pas un bien. »

Pour cela, il faut qu’il ait subi les assauts de l’un comme de l’autre et même qu’il s’y soit prêté. La loi morale pratique c’est : connaître la vie pour en être maître. Nous dirons donc aux jeunes gens : goûtez les plaisirs étant jeunes pour ne point tomber sous leur servitude étant plus âgés et pour ne point même être étonnés et surpris par eux. Mais goûtez-les comme vous faites la douleur, si vous pouvez, et faites effort pour le pouvoir. Ce ne sera pas, après tout, si difficile ; car vous vous souvenez sans doute qu’une de nos doctrines, c’est l’étroit parentage du plaisir et de la douleur. Vous ne serez pas si éloignés, en faisant l’apprentissage du plaisir, de le faire de la souffrance ; il vous sera même difficile de faire l’un sans l’autre. Faites donc cette épreuve dans un esprit, s’il est possible, de liberté d’esprit chercheur et avec un commencement d’indifférence hautaine. Il ne vous est pas défendu d’éviter tout simplement les plaisirs comme un danger ; mais ceux-là seront plus forts ou plus sûrs de leur force qui les auront éprouvés, puis surmontés, et ceux-là seront plus forts encore qui en auront éprouvé et bien gardé en leur âme, non le dégoût, mais le mépris.

Les plaisirs sont un grand danger ; certes ; mais il faut vivre dangereusement. Pourquoi faut-il vivre dangereusement ? Parce qu’il n’y a qu’une éducation qui soit vraiment une éducation : c’est l’éducation de la volonté.

Pour ce qui est de l’éducation purement intellectuelle, il faut la donner aussi ; mais il faut savoir la donner. Elle doit être suggestive, comme peut-être on dira plus tard. Voyez comme nous apprenons à cet esclave la géométrie. Nous lui montrons qu’il la sait. Il la sait en effet ; mais il faut le mettre sur le chemin de la retrouver. Il ne faut que lui apprendre à s’interroger soi-même. L’homme a en lui toutes les semences des vérités. Il ne faut que lui donner le désir de les trouver. L’éducation est excitatrice et n’est pas autre chose. La maïeutique est l’art d’accoucher les esprits après leur avoir donné le désir et l’impatience de concevoir.

C’est ce désir qui ne laisse pas quelquefois d’être difficile à faire naître. Il n’y a pas d’esprit stérile, très probablement ; seulement il y a des esprits paresseux. Mais d’abord l’on peut dire que si l’esprit est paresseux, de le munir de connaissances qu’il ne digérera pas, qu’il n’élaborera pas, cela est juste la même chose que de le laisser tranquille et n’est pas de plus grande conséquence ; et qu’ainsi substituer la méthode didactique et dogmatique à la méthode suggestive est bien inutile pour ces esprits-là.

Ensuite, même pour les esprits paresseux, il est très probable que la méthode suggestive est meilleure encore que l’autre, ou moins mauvaise. L’esprit paresseux résiste à toutes deux, mais plus encore peut-être à celle-ci qu’à celle-là. Là où n’est pas le désir de trouver n’est pas le désir de connaître ; mais encore, l’amour-propre existant toujours, un minimum de désir de trouver doit être encore là où n’est pas le désir de savoir.

D’autant plus que la méthode suggestive trompe pour son bien l’esprit nonchalant. Elle a quelque chance de lui persuader qu’il ne l’est pas. Ne fût-ce que pour un temps court, c’est déjà quelque chose de gagné. A tous égards, l’éducation intellectuelle, c’est bien encore : cherchez avec moi. Le rôle de celui qui instruit sera donc un rôle d’excitateur et aussi de modérateur ; car s’il faut faire trotter devant soi le jeune esprit, aussi faut-il parfois l’arrêter et le faire douter de lui-même. Quelquefois il ne croit pas savoir alors qu’il sait, et quelquefois il croit savoir cependant qu’il ne sait rien. Dans ce dernier cas il faut l’embarrasser par une démonstration de son ignorance et l’engourdir, comme fait la torpille, ce qui le met dans une excellente disposition pour se contenir, d’abord, et ensuite pour chercher encore et mieux.

Il faut apprendre à apprendre et apprendre à douter pour mieux apprendre. La science est fille de l’étonnement et particulièrement de l’étonnement devant soi-même. Il faut que le disciple ne s’appuie que sur ses propres forces et doute de ses forces et s’étonne de ce qu’il découvre et de son infirmité à découvrir. Donc le maître n’est qu’un guide qui vous avertit de la connaissance que vous désirez atteindre, de celle que vous avez marquée par trop de précipitation, de celle qui est illusoire et de celle qui est solide.

Excitateur, modérateur et redresseur ; mais non jamais entraîneur et homme qui emporte les hommes à sa suite par l’éloquence et qui les tire derrière lui par l’autorité, voilà ce que l’éducateur doit être.

Tel fut Socrate, avec cette réserve que peut-être il était trop ironiste et taquin et prenait dans son rôle d’éducateur ou dans son attitude de questionneur ignorant surtout un prétexte à se moquer des hommes. Platon, à mesure qu’il parle en son nom et aussi qu’il approche du terme, quitte ce ton complètement. Il observe et presqu’il affecte une grande courtoisie et presque un ton de respect à l’égard de ses interlocuteurs. De la méthode qui fut évidemment celle de Socrate, il n’a gardé que le fond : exciter et diriger par des questions adroitement posées et faire trouver ainsi au disciple la connaissance ou lui persuader qu’il l’a trouvée lui-même. Socrate était le suggestionneur qui aime à troubler et confondre ; Platon, ou l’éducateur qu’il institue, est le suggestionneur qui aime à amener le disciple à une idée nette, atteinte de telle façon qu’il soit reconnaissant et à lui-même et à son guide de l’avoir atteinte.

La recherche de la vérité se fait ainsi et doit se faire ainsi, à deux, comme l’expédition nocturne d’Ulysse et de Diomède : « Un seul homme la pourrait entreprendre ; mais sa pensée serait moins prompte et son dessein moins affermi », comme parle Homère. L’éducation est une amitié entre hommes d’âges différents. Elle doit avoir tous les caractères de l’amitié. Elle doit être douce, elle doit être pleine de sollicitude, elle doit être continue et de tous les instants, elle doit être un dévouement réciproque ; et elle doit être libre. La vérité ne se livre qu’aux hommes libres : « C’est donc dès l’âge le plus tendre qu’il faut appliquer nos élèves à l’étude de l’arithmétique, de la géométrie et des autres sciences qui servent de préparation à la dialectique ; mais il faut bannir des formes de l’enseignement tout ce qui pourrait sentir la gêne et la contrainte, parce qu’un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave. Que les exercices du corps soient forcés ou volontaires, le corps n’en tire pas pour cela moins d’avantages ; mais les leçons qu’on fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent pas. N’usez donc pas de violence envers les enfants dans les leçons que vous leur donnez ; faites plutôt en sorte qu’ils s’instruisent en jouant ; par là vous serez plus à portée de connaître les dispositions de chacun. »

Si quelqu’un trouvait si libérale cette méthode d’éducation qu’elle risquât vraiment de n’être applicable qu à un tout petit nombre d’esprits, laissant les autres dans une ignorance déplorable, peut-être le très aristocrate Platon répondrait : Vous n’êtes point mal habile à démêler les pensées de derrière la tête et vous avez trouvé la mienne ou vous avez tiré de moi, par une excellente maïeutique, celle qui y était à l’état confus et obscur et dont je n’avais pas moi-même peut-être le sentiment parfaitement net. Que beaucoup d’esprits restent éternellement étrangers à la connaissance, cela ne laisse pas de m’être assez indifférent, pourvu que ceux-ci y parviennent qui avaient naturellement la vocation de la chercher. La vérité n’est due qu’à ceux qui la désirent. Le « force-les à entrer » n’est point du tout son fait, ni le mien. Savez-vous que beaucoup d’hommes n’auraient jamais aimé s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? Il est très vrai. Or ne vous semble-t-il pas que ceux qui aiment pour avoir entendu parler d’amour n’aiment point ? Et ne vous semble-t-il pas, par conséquent, que ceux qui aiment pour avoir entendu parler d’amour, il vaudrait mieux qu’ils n’eussent jamais entendu parler d’amour et qu’ils n’aimassent point, aimant comme ils aiment, c’est-à-dire n’aimant pas ?

Il me paraît qu’il n’en va pas de la vérité d’une manière très différente. Ceux qui aiment la vérité, ils l’aiment avant de la connaître et ils la cherchent bien longtemps avant de l’avoir trouvée, comme celui qui doit aimer aime bien longtemps avant d’avoir trouvé l’être qui doit être l’objet de son amour. Aimant la vérité avant de l’avoir rencontrée et rêvant d’elle comme l’amoureux rêve de celle qu’il doit aimer et qu’il ne connaît pas encore, ils recherchent avec passion ceux qui peuvent leur donner quelques renseignements sur elle et les guider de loin vers cette princesse lointaine. Ils écoutent avec ferveur leurs leçons et bien souvent il faut moins les exciter que les contenir. Ce sont ceux-ci seulement qui sont dignes, non seulement de la connaissance, mais de la recherche de la connaissance. Ils ont entre les yeux ce signe auquel vous savez qu’on reconnaît les amoureux, et ils sont dignes de connaître parce qu’ils connaissent déjà, selon ma doctrine, et dignes de chercher parce qu’ils ont déjà trouvé, et dignes d’aimer parce qu’ils aiment.

Quant à ceux en qui il faudrait faire entrer la connaissance avec quelque violence et effort et bon gré mal gré qu’ils en eussent, ils n’auraient jamais la connaissance véritable et ils connaîtraient comme ceux-là aiment qui aiment parce qu ils ont entendu parler de cela. Ils auraient une demi-connaissance et comme une connaissance factice et artificielle qui est de telle sorte qu’il y a quelque chose qui vaut mieux qu’elle, et c’est l’ignorance toute simple.

Vous rappelez-vous ce que j’ai dit du demi-savoir ? « Je craindrais bien davantage d’avoir affaire à d’autres qui auraient étudié ces sciences, mais qui les auraient mal étudiées. L’ignorance absolue n’est pas le plus grand des maux, ni le plus à redouter ; une vaste étendue de connaissances mal digérées est quelque chose de pire. » Quand j’ai dit cela au sage Crétois Clinias, il m’a répondu : « Tu dis bien vrai. » Or cette vaste étendue de connaissances mal digérées, cette demi-science qui est une peste très redoutable, serait précisément celle de ceux de nos gens que nous aurions instruits de force et sans qu’ils y fussent appelés par vocation naturelle.

Et l’on peut supposer une chose fort triste, mais qui n’est pas sans vraisemblance. Les disciples qui ne songeaient nullement par eux-mêmes à chercher la connaissance et qui n’ont pas commencé par être disciples d’eux-mêmes, ne laisseraient pas de haïr leurs maîtres, se souvenant d’eux surtout comme de gens qui les ont violentés, un peu torturés et entraînés par autorité dans un pays qu’ils n’avaient pas envie de connaître et qui n’était pas fait pour leur façon de respirer. Ils les haïraient donc, plus ou moins consciemment ; et ce demi-savoir, précisément, qu’ils auraient acquis, en tant qu’il serait une petite force, une force restreinte, mais réelle pourtant, ils le tourneraient avec quelque colère, ou au moins quelque aversion, contre leurs maîtres et les vrais disciples de leurs maîtres. Je ne serais pas très étonné que l’éducation donnée à ceux qui ne la demandent pas n’eût qu’un effet : faire prendre à la majorité de chaque génération le contrepied de toutes les idées de la génération précédente ; faire prendre à la majorité de la génération éduquée le contrepied des idées de la génération éducatrice. Et à tel jeu et au cours de ces alternances, c’est la vérité qui se perdrait et qui ne se retrouverait plus.

Ce qui est donc rationnel ici, c’est ce qui est naturel. Que ceux-là reçoivent la connaissance qui la désirent, que ceux-là soient dirigés doucement vers la vérité qui la cherchent naturellement. Que ceux-là restent dans l’ignorance qui n’acquéreraient jamais qu’un demi-savoir, à tout le moins inutile et peut-être redoutable. C’est en vérité, quand j’y songe, ce qui me faisait dire qu’il ne faut aucune rigueur ni même aucune autorité dans l’éducation, dût cette nonchalance éliminer de la connaissance les esprits peu désireux de la recevoir, ce qui est peut-être un très grand bien et ce qu’il m’est impossible de tenir pour un très grand mal.

Développer chez une élite le goût du bien, du beau, du juste et une tendance générale vers la perfection, dans une éducation harmonieuse qui associe le corps au travail de l’âme et qui, pour l’y associer, le maintient sain et vigoureux, tel est l’esprit de l’éducation selon Platon.

Cette éducation est en parfaite harmonie avec sa morale, en forme le complément naturel et nécessaire et se confond avec elle.

Cette morale est extrêmement élevée et pure et surtout noble. Malgré quelques concessions, si l’on peut ainsi parler, elle méprise profondément le corps, les sens, la chair, les plaisirs, les « biens de ce monde » ; et aussi le sort, les contingences, les « fortuits », comme Rabelais dira. Et donc elle contient tout le stoïcisme, qui en est dérivé un peu plus tard avec la plus grande facilité du monde. Elle se ramène à une tendance générale vers la perfection, comme je disais tout à l’heure à propos de l’éducation, à cette idée que toute la dignité de l’homme et tout son devoir consistent à chercher loin de lui et comme infiniment au-dessus de lui un bien suprême qui n’a aucun rapport avec ce que l’homme appelle les biens.

Si l’on presse un peu cette idée un peu vague, on voit que ce bien suprême, c’est le beau, le beau résultant d’une harmonie que le sage réussit à entrevoir dans l’ensemble du monde et doit réussir à réaliser en lui. Si l’on veut ramener sur la terre, pour ainsi parler, cette idée du souverain bien et l’appliquer aux choses pratiques, on voit que ce souverain bien et ce beau suprême considérés humainement, c’est la justice. L’homme est un être qui a été doué de la faculté de distinguer le juste de l’injuste et encombré d’une foule de passions qui l’empêchent de faire ce départ. Ces passions sont les maladies de l’âme. Se débarrasser de toutes ces passions pour se faire une âme saine et clairvoyante et, cela obtenu, distinguer le juste de l’injuste, c’est le tout de l’homme ici-bas. Et quand on s’est habitué à distinguer le juste de l’injuste et à vivre selon cette distinction, on est parfaitement heureux dans toute la mesure du bonheur humain.

Car alors on ne commet pas l’injustice, et commettre l’injustice est un affreux malheur ; et on peut la subir et on la subit même souvent ; mais la subir n’est nullement un malheur, et même est un plaisir très vif et très pur, n’y ayant plaisir plus grand que de se sentir infiniment supérieur à qui s’imagine nous opprimer.

La liberté n’est pas précisément le souverain bien terrestre, mais elle en est le signe. Le souverain bien terrestre, c’est le sentiment de la justice et la pratique de la justice. Mais la liberté est le signe que l’on jouit du souverain bien. Or quand on sent le juste et quand on le pratique, on est parfaitement libre, puisqu’on l’est à l’égard des passions qui sont nos tyrans intérieurs et puisqu’on l’est à l’égard des injustes qui sont nos tyrans extérieurs et qui croient nous opprimer, mais ne nous oppriment point, en tant que nous nous sentons beaucoup plus supérieurs à eux qu’ils ne se croient supérieurs à nous.

Le juste est donc un homme qui est sain, qui est harmonieux et qui est libre. Il n’y a pas de plus grand bonheur ici-bas. Ainsi vécut et mourut Socrate. Il n’y a rien de meilleur à souhaiter que la vie de Socrate, si ce n’est sa mort. La morale de Platon c’est l’imitation de Socrate.

Cette morale est donc très pure, très élevée et très noble. Il lui manque presque complètement, complètement peut-être, une chose très considérable ; c’est la bonté. Il n’y a presque aucune tendresse humaine dans la morale de Platon. Platon, non plus que Socrate, ce semble, n’a jamais dit aux hommes de s’aimer. A prendre les choses un peu familièrement, mais assez juste, il leur a dit de n’être pas des imbéciles. Il leur a dit qu’il n’y a rien de plus sot que de se croire heureux pour une jolie femme, un beau discours, un bon dîner ou une grande autorité dans la cité. Il ne leur a pas caché qu’à son avis Périclès est un niais. C’est quelque chose que cela, et c’est même très important. C’est ce dont il faudrait être parfaitement persuadé. C’est le commencement et beaucoup plus que le commencement de la sagesse. Mais il ne leur a pas dit d’être bons, et c’est une lacune bien grave.

Et l’on croit s’apercevoir qu’il n’avait aucune raison de le leur dire. Je ne vois pas, à aucun signe, que Socrate ni Platon aient été bons. Ils étaient sages, très clairvoyants, amoureux de la vérité, volontiers ironiques et très méprisants. Ils n’étaient pas bons. Ils aimaient leurs amis, leurs disciples, les sages du passé, du présent et de l’avenir ; les hommes, non, ou fort tranquillement. Ils n’ont pas échappé à ce défaut, à cette imperfection si l’on veut de la haute sagesse, qui est la froideur. Ils ont détruit en eux les passions jusqu’à celle-là aussi qui fait qu’on s’aime dans les autres, et ils n’ont pas assez songé qu’à extirper l’égoïsme dans sa racine c’est peut-être la racine aussi de l’amour des autres que l’on détruit.

L’altruisme, il est bien possible que ce soit le moi élargi. Il est assez difficile d’élargir le moi quand on commence par le supprimer et quand on s’applique à le maintenir toujours à l’état de rien. La sagesse de Platon est froide. Elle éclaire, mais n’échauffe pas. Elle élève l’humanité ; mais surtout elle s’élève au-dessus de l’humanité et rompt presque les liens avec elle ; en tout cas, elle est très loin de s’établir au centre même et comme au cœur de l’humanité. Il est absolument impossible qu’elle devienne populaire, ce que je ne lui reproche pas, mais ce qui est signe qu à tout le moins elle est incomplète. Il n’y aura jamais de populaire que les passions et les intérêts ; mais une philosophie peut avoir ceci de populaire que par un certain côté elle soit capable d’émouvoir la foule et de la remuer fortement pour un certain temps.

Les philosophies qui ont en elles de quoi devenir des religions ont ce caractère. Elles sont des philosophies très pures, très élevées, très spirituelles, mais par certains côtés elles s’adressent au cœur et vont ainsi comme rejoindre ce qu’il y a de meilleur dans ces passions que, du reste, elles combattent, et c’est ainsi qu’elles sont pour un temps embrassées par les foules — et du reste bientôt dénaturées par elles ; mais enfin elles ont fait, en attendant, tout le bien qu’elles pouvaient faire, de quoi il reste quelque chose.

Il est assez curieux qu’entre deux grands mouvements philosophiques tout pleins de tendresse et de pitié et bonté à l’égard des hommes, j’entends le bouddhisme et le christianisme, il se soit élevé dans ce petit canton lumineux de la Grèce, une philosophie du bien, du beau et du juste qui s’est souciée de l’harmonie intérieure et de l’harmonie de la cité, que par conséquent, en considération de ce dernier point, il ne faut pas incriminer d’individualisme, mais qui n’a pas été réellement humaine, alors qu’elle était conçue par des gens qui avaient certes le regard assez vaste pour embrasser l’humanité.

Remarquez que, même au point de vue plus restreint de la cité, l’absence de bonté dans la morale de Platon est un point faible, dont, non pas même ses ennemis et détracteurs, mais ceux-là seulement qu’elle dédaigne et traite légèrement pourraient tirer avantage. A Platon, non pas un sophiste, mais un Périclès, pourrait répondre quelque chose comme ceci :

Tu me méprises, gracieux Aristoclès et très convaincu aristocrate. Tu rue méprises, parce que j’aime les femmes, le luxe et la gloire, et je ne disconviens pas que j’aime assez vivement tout cela. Mais j’aime mes concitoyens, et je ne suis pas aussi certain que je voudrais l’être que tu les aimes. Tu t’imagines que c’est uniquement par amour-propre que je veux commander ici et faire de grandes choses dans toute l’étendue de notre empire. Tu m’as trop appris la valeur de la vérité pour que je ne confesse point qu’il y a de l’amour-propre dans mon affaire. Mais je puis t’assurer qu’il y a aussi beaucoup de philanthropie. Je me consacre à ce peuple quia de grandes qualités et de grands défauts ; et je m’efforce par mon éloquence et par mon autorité de liai faire tirer de ses qualités tout ce qu’elles contiennent. Je le veux fort, énergique, patient, persévérant, amoureux du beau, du grand et de l’éternel.

Par bien des points, tu. le vois donc, je me rapproche de toi. Seulement, ce peuple, tu ne l’aimes guère et tu es persuadé qu’il n’appartient qu’à toi et à quelques amis et disciples de ta très sage personne, de poursuivre, en je ne sais quelles rêveries, ce beau et ce bien qui nous sont chers à tous deux. Je voudrais, moi, être sans cesse en communication et communion avec l’âme même de ce peuple et sans cesse lui donner de braves et généreuses inspirations et sans cesse aussi, remarque bien cette parole, en recevoir de lui.

Et cela, quand j’y songe, c’est certainement une forme de la vanité et de la présomption ; mais c’est peut-être aussi une forme de la bonté. Et que je sois égoïste, il n’est pas douteux, étant homme ; mais je voudrais que tu te fisses cette question, en homme très habile à démêler les secrets du cœur, si un philosophe qui ne laisserait pas de te ressembler un peu etqui ne mettrait aucune philanthropie dans sa doctrine, ne serait pas égoïste autant que moi et peut-être un peu davantage.

Les philosophes ont cette tendance, en général, de se croire très supérieurs aux hommes d’Etat ; il est probable qu’ils le sont en effet ou qu’ils ont de quoi le devenir ; mais ils ne le seront réellement que quand ils mettront dans leur philosophie autant de bonté qu’ils y mettent de sagesse, de savoir et d’esprit.

Et ces propos de Périclès seraient certainement injustes, le but de Platon ayant certainement été de relever le peuple athénien par un retour ou par une accession à une moralité ferme et rigoureuse ; et le patriotisme, au moins, de Platon étant pour moi très évident ; mais encore de ces propos il en resterait bien quelque chose.

Telle qu’elle est, cette morale est la maîtresse pièce de Platon ; c’est à quoi il tient le plus ; c’est à quoi il tient de telle sorte qu’il ne tient à rien autre ; c’est à quoi il a tout rattaché comme à un centre et comme à une fin, et c’est à quoi il a fortement enchaîné, en particulier, tout ce qui va suivre.