Pour se damner/Une preuve d’amour

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UNE PREUVE D’AMOUR


Angèle était naturellement charmante et adorable, puisque Pierre l’aimait ; il lui trouvait des cheveux d’or, des dents de perles, des yeux de velours, des lèvres de corail, un teint de camélia, des épaules de marbre ; enfin toutes les billevesées que débite un homme, quand il est rudement enfermé dans les lacs du plus malin des dieux. Il était heureux, puisque les autres convoitaient son bonheur ; puis, Angèle était si gentille, si câline, si tendre et si finement drôle, qu’elle avivait sans cesse, par une foule de mignardises troublantes, cette passion, n’ayant d’extraordinaire que de vous êtes contée.

Donc tout allait pour le mieux dans la plus amoureuse des liaisons ; le matin on montait à cheval, on faisait en voiture le tour du lac dans l’après-midi, on se becquetait le soir dans les avant-scènes, c’était délicieux, un plein voyage sur le fleuve de Tendre, sans jalousie, sans querelles ; une banderole d’azur implacable servait de voile à la barque, et l’amour, tapi tout au fond, les ailes coupées, ne bougeait plus.


Mais il en est des passions comme des empires, c’est au moment où l’on s’y attend le moins que tout croule. Il faut se méfier des bonheurs sans nuages. Un jour, Pierre, pris d’une folle envie d’embrasser sa maîtresse, et oubliant le sage précepte qui enjoint aux amants et aux maris de ne jamais arriver à l’improviste chez une femme, fût-elle mille fois la leur, entra dans l’appartement d’Angèle, et la trouva, en train de faire la dînette, avec un joli monsieur dont les moustaches rousses étaient relevées d’un air vainqueur.

Assis très près de la maîtresse du logis, le jeune homme, au lieu de manger honnêtement le foie gras qui était sur la table, mordillait les roses nichées dans le corsage de la dame.

Pierre, fort pâle, étendit le bras et voulut parler, mais, ses jambes se dérobant sous lui, il alla tomber sur une chaise en faisant entendre de sourdes exclamations.

Comme rien n’est plus désagréable que d’être surpris en flagrant délit d’amour par un tiers intéressé dans la question, les deux mangeurs de fleurs restèrent un moment fort penauds ; mais Angèle, en sa qualité de femme, se remit promptement, et après avoir dit quelques mots à l’oreille du jeune homme, elle lui apporta son chapeau et le poussa doucement hors de la chambre.

En passant devant Pierre, il lui tendit sa carte, l’assurant qu’il était à ses ordres.

Le malheureux délaissé mit machinalement le morceau de carton dans sa poche sans y jeter les yeux. Il était trompé, peu lui importait le nom de son voleur d’amour ; d’ailleurs, il se sentait envahi par un engourdissement douloureux qui ne lui laissait plus la force de penser.


Angèle vint tout doucement près de lui et, avec la câlinerie féroce des femmes coupables qui ne songent pas à se repentir, elle essaya de prendre la main de son amant ; mais il se retira comme s’il eût été piqué par une vipère, et retrouvant tout à coup la parole, il se mit à accabler d’injures sanglantes et d’épithètes abominables, cette femme adorée à laquelle, la veille, il n’eût parlé qu’à genoux.

Elle laissa passer ce flot de colère, puis le regardant longuement dans les yeux, elle lui dit avec tranquillité :

— Mon ami, je viens de te donner une grande preuve de mon amour ; oui, continua-t-elle sur un geste stupéfait de Pierre, la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse donner à un homme, c’est de le tromper.

Et ce n’est pas là du paradoxe ; je m’explique :

Celle qui consent à mentir, à se faufiler dans la voie pitoyable de la trahison, celle-là seule aime, il faut qu’elle tienne à lui plus qu’à sa vie. Cent fois mes lèvres ont voulu te crier : Va-t’en donc, ne comprends-tu pas que je ne suis plus digne de cette tendresse sincère ? ne sens-tu pas que je suis à un autre ?

Mais j’étais arrêtée par l’expression tendre de tes yeux qui ne voyaient que moi, ton sourire confiant se serait éteint dans les larmes ; non, non, je ne pouvais rien dire, car la réalité brutale m’apparaissait comme une arme mortelle ; et sublime et généreuse, je me suis enveloppée dans ma trahison comme dans la robe de Nessus.

Jour et nuit, je t’ai aimé, j’ai pris pour te tromper mille précautions, j’ai eu mille terreurs. Moi, si libre, si fière, j’ai fait cacher mon nouvel amant dans les armoires comme une fille ayant un monsieur qui la paye ; par grand amour pour toi je t’ai attaché sur les yeux un bandeau de caresses et d’ivresses folles, alors qu’il m’eût été si facile de te mettre tranquillement à la porte. Comme les êtres trop- curieux, dans les contes de fées, détruisent les talismans qu’on leur a défendu d’ouvrir, tu viens de tout briser ; maintenant va pleurer loin d’ici, je ne te retiens plus.

Pourtant, encore un mot pour finir : l’amour est le premier de tous les sentiments, parce qu’il est involontaire ; on peut en simuler les grimaces, mais il sort de toutes les hontes plus pur et plus divin ; il est non pas le fils de Vénus, mais le fils de la Vérité ; l’amour était là, il s’est envolé ; rien n’a pu le retenir, pas même Dieu. Voilà pourquoi tromper est la plus grande preuve de passion qu’on puisse donner en ce monde, et voilà pourquoi je ne t’aime plus.


Et elle s’assit à table, et mit sur son assiette le morceau de foie gras qu’elle avait oublié de manger avec l’autre.

Lui l’avait écouté, stupéfait, sans l’interrompre. Son monologue terminé, il vint se mettre à ses pieds.

— Angèle, lui dit-il doucement, je n’ai compris qu’une chose à ton long discours, c’est que tu m’aimes encore ; je suis heureux de penser que tu me mentais par amour ; je ne puis vivre sans toi et je n’ai rien à te pardonner puisque j’ai été trompé par les apparences.

— Oui, oui, mon chéri, par les apparences et non par moi, répondit-elle en éclatant de rire ; alors mes paroles t’ont bien prouvé, n’est-ce pas, que je n’ai jamais cessé de t’aimer ?

Il joignit les mains par un geste passionné.

— Et dire, ajouta-t-elle riant toujours, et se jetant dans ses bras, que l’année dernière tu étais un homme d’esprit.