Pourquoi faudrait-il punir/4

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tahin party (p. 50-83).


CRUAUTÉ TOUTE PARTICULIÈRE
DE LA PRISON


La Cour et le jury vous condamnent à la peine de vingt années de réclusion criminelle.

Ce qui signifie :

Vous êtes condamné à vous mettre nu aussi souvent qu’on le jugera nécessaire pour être fouillé à corps, à montrer votre anus aux surveillants chaque fois qu’ils l’exigeront dans le cadre de leurs fonctions.

Vous êtes condamné à vous soumettre nuit et jour à leurs volontés. Vous obéirez à tous les ordres, même à ceux qui vous sembleront ineptes ou uniquement mortifiants.

Vous êtes condamné à demander la permission pour tout.

Vous êtes condamné à vous tourmenter incessamment pour vos proches, sachant que vous n’apprendrez jamais que ce qu’on voudra bien vous dire.

Vous êtes condamné à être dépouillé de tout ce que vous possédiez, à n’avoir que de rares objets personnels qu’on peut vous retirer à tout moment.

Vous êtes condamné à ne plus disposer de votre temps, de votre avenir, de vos projets.

Vous êtes condamné à ne manger qu’une nourriture autorisée ; une fois par an à Noël, sous certaines conditions, si vous avez de la famille, vous aurez le droit de faire entrer des denrées de l’extérieur.

Vous êtes condamné à tout attendre : le courrier, les visites qui se feront de plus en plus rares, l’audience demandée au directeur, la consultation à l’infirmerie, le transfert de la centrale en centre de détention, le jour lointain en fin de peine où vous pourrez espérer une permission, l’aléatoire libération conditionnelle, la sortie. Cette vie d’attente vous rongera.

Vous êtes condamné à ne plus faire l’amour, à être séparé de l’être que vous aimez.

Vous êtes condamné à vivre votre jeunesse dans la hargne, au milieu d’individus désespérés, irascibles, déséquilibrés qui n’ont goût à rien et vous décourageront avec obstination d’entreprendre quoi que ce soit.

Vous êtes condamné à vivre votre désastre sans la consolation de personne ; si vous sombrez dans la dépression, vous serez condamné à prendre des cachets jusqu’à ce qu’on obtienne de vous l’abrutissement voulu. Vous n’aurez aucun contrôle sur votre santé.

Vous êtes condamné à ne pas voir grandir vos enfants, à être déchu de vos droits parentaux.

Vous êtes condamné à être coupé de la nature ; votre ciel sera tendu de gros filins contre les rêves d’évasion par hélicoptère.

Vous êtes condamné à vivre sans surprise ni beauté une vie rigoureusement monotone. Vous êtes condamné à l’insignifiance de chacun de vos jours.

Vous êtes condamné à ne pas revoir votre mère ou votre père à ses derniers instants.

Vous êtes condamné à avoir peur de tous, des surveillants violents ou alcooliques, des délinquants pervers ou devenus forcenés. Cette peur vous rendra lâche. Vous en aurez honte.

À part les oubliettes qui se rapprochent davantage de la fonction actuelle de nos prisons, les geôles et ergastules des temps anciens n’étaient conçus que dans le but de mettre quelques jours en sûreté ceux qu’on allait juger, supplicier ou exécuter, à moins que le condamné n’attende un convoi vers les mines, les galères ou le bagne. C’est la Révolution française qui a introduit l’incarcération comme une peine en soi. Cependant les bases de l’emprisonnement cellulaire avaient été définies au IXe siècle aux conciles d’Aix-la-Chapelle et de Verneuil-sur-Oise par des abbés qui tentaient d’humaniser ce qu’avaient de trop rude les lois ecclésiastiques ; elles se voulaient pourtant plus douces que celles des seigneurs puisque les religieux refusaient la mise à mort du coupable et y avaient substitué les cachots. Le concile déclare : « Les moines qui seront enfermés pour crimes auront une chambre à feu et quelque endroit proche où ils pourront travailler à ce qu’on leur donnera. »

C’était il y a 1 200 ans et les prisons sont de plus en plus glaçantes. Officiellement la prison d’aujourd’hui doit remplir trois rôles : surveiller, punir, réinsérer. Elle ne parvient qu’à punir (c’est-à-dire à être une peine, être pénible) et elle le fait, nous l’avons dit, admirablement. Surveiller ne s’entend qu’au sens d’éviter les évasions. En France, en ce domaine, l’État n’a pas à se plaindre : on s’évade beaucoup plus rarement des prisons françaises que de celles de tout autre pays européen. La surveillance, le harcèlement qui vise à blesser, se veut une arme effrayante de la punition ; il est demandé à chacun de rendre compte de ses gestes tout au long de la journée, mais il va de soi que personne ne veille sur les détenus : celui qui se rend malade d’anxiété et tombe dans une dépression grave se suicide sans qu’un gardien ait tenté quoi que ce soit. Le ministère de la Justice qui dispose d’un excellent service de recherches et de statistiques sait très bien que « le taux de suicide augmente avec la durée de la peine » : le même ministère publie régulièrement des études très intéressantes sur la catastrophe qu’est l’allongement constant du temps de détention.

Quant à réinsérer, c’est une plaisanterie qui ne fait plus sourire personne ; le propre de la prison étant la désinsertion absolue, toute « insertion » ne peut nécessairement se faire qu’en dehors de la prison et malgré elle.

Donc la prison punit. Elle est la « peine privative de liberté » par excellence. En ôtant radicalement à quelqu’un les conditions a priori de toute existence, le temps et l’espace, on annihile le condamné. Bien sûr, il n’a plus la liberté d’aller et venir, il n’a plus de lieu à lui, mais surtout son temps est entièrement régi par d’autres. Une condamnation à vingt ans, c’est 175 000 heures de mort à vivre. Un no man’s time.

Certains s’en tirent ? Oui, comme d’un cancer du foie. On est tenté alors de croire au miracle.

La plupart d’entre nous ne supporteraient pas d’être enfermés plus de quelques heures, même chez eux. En soi l’incarcération est cause d’effroi. Michelle Perrot nous apprend que lorsque fut instaurée en 1854 la transportation coloniale pour les longues peines, de nombreux détenus préféraient aggraver leur crime pour échapper à la prison en devenant des forçats.[1]

Car la prison vous mine, elle vous détruit sciemment de l’intérieur. Sciemment ? Sciemment : « Cette punition doit tirer son efficacité de l’ennui ou plutôt du harassement moral causé par la monotonie des marches continuelles, interrompues seulement par de courts intervalles. » (Règlement des prisons de 1839 à 1945).

Imagine-t-on un instant l’horreur qu’on éprouverait pour un criminel qui aurait séquestré et constamment humilié sa victime pendant vingt ou trente ans ?


Les conditions matérielles de la détention ne cessent d’être dénoncées. On montre en photo d’inadmissibles trous « d’aisance » dans les cellules des maisons d’arrêt ordinaires. Les rats et les blattes prolifèrent dans une odeur dégoûtante. On gèle toujours l’hiver dans les mitards ; l’été, dans certaines cellules de béton trop exposées au soleil où s’entassent huit personnes, de vigoureux jeunes hommes tombent en syncope ; quand se déclare un incendie, les surveillants veillent avant tout à ce que les cellules soient bien fermées pour que personne ne profite de la panique pour s’évader. Des livres paraissent bouleversant d’honnêtes gens qui ne s’attendaient quand même pas à de telles ignominies parce qu’on ne les montre pas à la télévision. Et on oublie aussitôt. Alors il faut rappeler sans cesse, témoigner après d’autres, enfoncer le clou et citer par exemple Véronique Vasseur : « Le matin, les détenus défilent. Ils arrivent du dépôt ; beaucoup ont été tabassés[2] par les flics […] Ils marchent, deux par deux, entravés par des chaînes aux pieds, dans un fracas épouvantable.

« […] Je découvre que les détenus […] arrivent parqués dans un camion dans des sortes de placards individuels, comme du bétail. On les emmène au sous-sol, là ils sont mis dans des placards grillagés minuscules, à quatre, où ils ne peuvent que se tenir debout, serrés les uns contre les autres. »[3]

Une anecdote significative parmi cent autres que rapporte la même Véronique Vasseur : elle perd un jour un amalgame à une dent et va voir la dentiste de la prison. Elle est d’abord renversée de « la brutalité épouvantable » avec laquelle l’autre lui ouvre la bouche, elle écrit qu’elle est « tétanisée par sa méchanceté ». La dentiste décide aussitôt qu’il faut arracher la dent et la patiente se sauve en courant. Parce qu’elle est libre, elle. Et de conclure : « Il paraît que tous les détenus se plaignent : elle arrache même des dents saines, sans anesthésie. Une vraie boucherie. »

La Justice se montrant de plus en plus sévère, on ne saurait s’étonner de ce qu’en retour la violence partout augmente. Surtout dans les taules.

On y respecte férocement les hiérarchies. Sont estimés au plus haut point les braqueurs, ceux qui se sont fait des banques, des fourgons blindés, bref ceux qui ont pris des risques pour avoir de l’argent et l’ont ainsi chèrement gagné. Les assassins et meurtriers en général ne glanent des autres qu’une vague pitié : ce sont des gens aux nerfs fragiles, qui n’ont jamais vécu dans le milieu de la délinquance (car les tueurs à gages ne se font pas prendre, il est bien rare de les voir en prison) ; les proxénètes ont un statut un peu ambigu, jamais on n’avouera qu’on les envie, mais. S’ils sont français, ils peuvent encore passer pour les derniers représentants du fameux « milieu » en voie d’extinction. Mais étrangers, ils volent le pain blanc des Français et sont haïs autant que craints (on devine que les maffias auxquelles ils appartiennent sont puissantes). Les condamnés pour mœurs et ceux qui ont tué un enfant doivent s’attendre à vivre en prison une double peine : mise à l’écart, au mieux, sinon lapidations, coups, viols collectifs. Les plus faibles sont l’objet de brimades constantes et de rackets, les clochards et malades mentaux du mépris affiché de tous.

Mais la prison, c’est avant tout la petite délinquance, celle des gens qui passent là quelques mois dans les pires des établissements pénitentiaires, les maisons d’arrêt. L’angoisse de l’attente du procès, la promiscuité, la dureté du personnel qui « en voit trop passer » et ne sait jamais à qui il a affaire, tout concourt à les rendre proprement infernales.

Réservées aux courtes peines et aux détenus en attente de jugement, les maisons d’arrêt sont souvent situées dans les villes. Presque toujours vétustes, elles sont dirigées par des directeurs souvent otages des très puissants syndicats de surveillants. La vie y est intolérable.

Les centres de détention sont plus modernes ; on y effectue les peines moyennes (entre 5 et 15 ans) ou les dernières années d’une longue peine. Le régime y est plus souple, on peut y obtenir une permission. Les directeurs étant mieux choisis et plus proches du ministère peuvent (mais il leur faut alors une bravoure peu commune) tenir davantage en main leur personnel.

Les centrales (une douzaine en France), les gros monstres où l’on incarcère les longues peines, sont de véritables citadelles. Mais si l’on ne peut pratiquement s’en échapper, on y vit à l’intérieur une détention moins enfermée qu’ailleurs. Il est vrai qu’y végètent ceux qui, condamnés à perpétuité ou à de très longues peines n’ont « rien à perdre ». Ce sont des « durs » et ils sont redoutés des surveillants d’où un étrange équilibre qui rend la plupart des centrales (il y a des exceptions dramatiques) moins mortifères qu’ailleurs. Y règne encore un peu de solidarité alors que l’atmosphère des centres de détention est corrompue par la carotte que sont permissions et libérations conditionnelles ; c’est alors le chacun pour soi : en essayant de « se faire bien voir », on devient vite servile en CD...

Selon qu’on est dans un établissement pénitentiaire pour de longues ou de courtes peines, qu’on a le sida ou non, qu’on est un homme ou une femme, un individu sensible ou non, on n’accomplira pas son temps de détention de la même façon, cela va de soi. C’est d’ailleurs l’une des aberrations de la prison : celui-là est plus « puni » avec deux ans que cet autre avec dix ; éventuellement le premier en mourra ou sa femme se suicidera. Un juge ne sait jamais à quelle peine réelle correspond celle, symbolique, qu’il inflige.

Mais toutes les condamnations à la détention ont un point commun : elles se veulent « infamantes », c’est-à-dire déshonorantes et avilissantes. Ce terme de droit pour une fois parle de lui-même. La subordination permanente qu’on fait subir au prisonnier est un stigmate, cette marque qu’on appelait justement d’infamie jadis appliquée au fer rouge.

Vous êtes déchu et tout va être mis en œuvre pour vous le faire savoir.

Simone Buffard, psychothérapeute pendant quinze ans en prison, avait été l’une des premières professionnelles en milieu carcéral à assurer que l’institution pénitentiaire était fondée sur le sadisme et ne pouvait amener que la régression, le conformisme et la très profonde dégradation des prisonniers[4]. Anne-Marie Marchetti[5], sociologue, dans son enquête approfondie sur les longues peines, redit presque trente ans plus tard que, lieu d’asservissement, la prison ne peut que pervertir ou démolir les hommes.

Car obéissants, presque tous les taulards le sont jusqu’à la lie. C’est sur leur « profil » qu’on jugera s’ils peuvent ou non sortir en libération conditionnelle. Et ils ont intérêt à garder profil bas. Si un gardien le demande, le détenu devra dormir les mains au-dessus du drap ou balayer sa cellule sans avoir le droit de ramasser les poussières ou subir les plaisanteries des matons qui auront lu la lettre de sa belle amie (car le courrier n’est évidemment pas libre, tout passe chaque jour par le service de la censure). N’importe quoi, on peut exiger du condamné n’importe quoi. Et plus il acceptera n’importe quoi et plus il fera preuve d’ « aptitude à la réinsertion ».

Pourtant les directeurs de prison et les juges d’application des peines les plus intelligents reconnaissent assez volontiers que ce sont les détenus les plus passifs qui s’en tireront le moins bien. Les « fortes têtes » finalement ont des chances bien réelles de sortir plus tôt. Disons qu’elles se bagarrent aussi pour trouver des promesses d’embauche et des certificats d’hébergement, conditions sine qua non d’une sortie. Seule une personnalité hors du commun parvient à garder des alliés au dehors et ce sont ces aides extérieures qui vont lui permettre de monter un dossier à peu près fiable pour la commission qui jugera de son éventuelle libération.

Si « surveiller, punir, réinsérer » est le mot d’ordre officiel, il en est un autre qu’on n’écrit nulle part, mais qui justifie tout l’enfermement carcéral aux yeux de ses gardiens, mais aussi de l’immense majorité de la population : il faut casser le bonhomme.

Le délinquant est par définition un rebelle indiscipliné, il ne respecte ni les lois ni les personnes. Il passe pour éminemment violent dans l’imaginaire social. C’est une bête fauve, il faut en faire un chien pas forcément gentil mais soumis.

Tous les coups sont permis et je ne joue pas sur les mots. J’ai entendu de nombreux éducateurs affirmer qu’il fallait « briser leur orgueil en les mettant devant leur échec ». Sans parler des discours de quelques psychothérapeutes sur la nécessité de « leur faire intégrer la loi » en les forçant à respecter tout règlement (entendons n’importe quelle injonction d’un surveillant, lequel sera toujours couvert par le brigadier).

Faire plier, quoi de plus facile en soumettant quelqu’un à la torture ?

Elle est infligée de deux manières. La première vise les nerfs. Le prisonnier n’a qu’une seule raison de vivre : sortir. Or il peut être libéré à mi-peine s’il n’avait jamais été condamné auparavant, sinon aux deux tiers de la peine. Il peut être libéré. Mais. Mais les autorités ne le laisseront sortir que lorsqu’elles le jugeront bon, quand il aura payé les frais de justice, quand il aura montré patte blanche, quand il se sera écrasé.

En fin de peine, on est obligé de le relâcher (mais il aura subi plusieurs mois ou plusieurs années de plus que les autres). Obligé de le relâcher, quoique…

C’est rare, mais il peut arriver ceci et les détenus « agressifs » vivent dans cette terreur : la direction peut estimer que l’homme qui leur rend la vie infernale, qui se bat chaque fois que s’en présente l’occasion et ne répond aux surveillants que par des propos impertinents, peut franchir libre la porte de la prison, mais que — un coup de fil au service ad hoc de la préfecture aura suffi — sur le trottoir l’attendront des infirmiers musclés qui l’emmèneront dans l’un des quatre hôpitaux psychiatriques-prisons de France, les terrifiantes UMD, « unités pour malades difficiles », avec miradors, sauts-de-loup, etc.

Là il tombera entre les mains des psychiatres et pas n’importe lesquels ; impossible désormais de compter les jours : personne ne peut savoir s’il sortira[6] et surtout dans quel état car on n’hésite jamais à donner de très hautes doses de neuroleptiques à ceux qui sont catalogués comme « fous dangereux ».

On ne saurait cependant faire trop de publicité au jugement rendu par la Cour européenne qui condamnait la France en 1997 à verser à G.L. 230 000 francs de dommages et intérêts arguant que « la dangerosité potentielle d’un individu sur le plan criminologique ne peut justifier son internement à l’issue d’un emprisonnement pénal qui a sanctionné ses agissements. Or tout laisse à penser qu’à l’approche de la libération prochaine du premier requérant les autorités ont voulu éviter de le remettre en liberté et voulu prolonger sa détention par d’autres moyens. Au vu des pièces du dossier, la Commission arrive donc à la conclusion que l’internement du premier requérant a été détourné de sa finalité pour prévenir une récidive de sa part, en dehors des conditions posées par l’article 5 paragraphe l(e) de la Convention. Or, dans une société démocratique adhérant à la prééminence du droit, une détention arbitraire ne peut jamais passer pour régulière. »[7]

J’annonçais plus haut deux sortes de torture. Après la menace de reculer indéfiniment la sortie, l’autre paraît bien primaire : les coups.

Tous les surveillants ne sont pas des brutes, mais d’honnêtes travailleurs, et comme tels beaucoup sont affiliés à des syndicats très corporatistes et puissants. Je n’entrerai pas dans leur jungle, mais il est de notoriété publique que l’un d’entre eux, au moins, est très proche de ce qu’on appelle l’extrême droite. Chaque fois qu’une plainte est déposée contre un ou plusieurs surveillants pour « coups et blessures », ils plaident la légitime défense et les juges qui n’aimeraient pas du tout avoir l’administration pénitentiaire sur le dos, dans le meilleur des cas, se flattent d’une exceptionnelle indépendance d’esprit en estimant « les torts partagés ». Mais quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, l’affaire est classée sans suite.

Les détenus ne sont pas des enfants de chœur ; dans ce lieu de constante exaspération qu’est une prison, certains « craquent » ; très généralement les coups atteignent les autres détenus. Il faut vraiment « ne plus savoir ce qu’on fait » et être dans un état suicidaire pour s’attaquer à un surveillant. Que celui-ci ameute les collègues, c’est normal. Que pleuvent alors les coups, on peut le comprendre. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Quand je parle de torture, je parle bien d’un châtiment, c’est-à-dire d’une vengeance différée dans le temps et organisée pour faire le plus mal possible à un homme sans défense. Cela se passe généralement au mitard où une demi-douzaine de gardiens en cagoule viennent démolir le récalcitrant avec les méthodes éprouvées dans les commissariats (on a des gants, on sait ne pas fracasser le crâne grâce aux matraques en caoutchouc, on ne touche pas aux parties vitales car seul un béjaune pourrait commettre la bien regrettable erreur de faire éclater un foie).

Ce sont les mêmes « méthodes professionnelles » qui sont employées dans les fameuses haies d’honneur.

Les haies d’honneur sont réservées aux grands moments. Là, on ne descend pas au cachot, on agit en plein jour et les surveillants au cœur sensible qui préfèrent ne pas accompagner au mitard les cravacheurs cette fois ne peuvent se défiler.

À une cinquantaine d’hommes, on se déchaîne l’un après l’autre sur chaque détenu qui doit « passer » parfois nu entre les deux « haies ». Gare à ceux qui portent des lentilles ou ont un pacemaker, gare surtout à ceux qui tombent.

La haie d’honneur est un « châtiment collectif », exercé en général après une mutinerie. Si bien que sa sauvagerie est excusée d’avance, y compris par les médias qui n’y voient qu’un folklore propre à la taule.

Des médecins dans les hôpitaux s’agitent devant les hanches et les omoplates fracturées, les doigts retournés, les dents brisées, les détenus en état de choc. Mais « c’est la loi de la prison ».

Que fait pendant ce temps monsieur le Directeur ? Soit il couvre. Soit il démissionne. Selon les ministères, on peut monter dans la carrière en faisant l’un ou l’autre. Ceux qu’on voit à la télévision tiennent à leur image de « libéraux » et n’admettent pas ces pratiques « qui déshonorent la profession ». Cause toujours.


Il est vrai pourtant qu’il y a actuellement moins de violence de la part des surveillants qu’il y a vingt ans. Des sociologues l’attribuent à trois raisons : la crise de l’emploi a été malheureusement l’occasion pour des étudiants ayant un DEUG ou une maîtrise d’entrer dans la pénitentiaire « faute de mieux » ou « en attendant ». On osera dire que ceux-là n’ont pas la vocation, parfois même ils ne se syndiquent pas !

Deuxième raison : l’embauche des femmes. Il y a des surveillantes chez les hommes (comme il y a des surveillants chez les femmes, depuis bien plus longtemps) et ce fait nouveau, comme dans la police, est censé faire évoluer les mœurs vers moins de brutalité. Et ça marche ! Sauf quand ils sont sous l’emprise de l’alcool, les hommes n’aiment pas trop se montrer sous le jour de lâches qui, à dix contre un, attaquent un homme nu et ligoté.

La troisième raison, un peu plus ancienne, est la plus importante. La Justice lutte contre la drogue. Mais on drogue les prisonniers de manière éhontée. La camisole chimique arrange tout le monde et d’abord le détenu qui ne se rend plus compte de son malheur et se montre d’un calme crépusculaire. Anesthésié, il roule de jour en jour comme un ballot de coton. Pour les surveillants c’est un vrai bonheur. Jamais il n’élève le ton, il obéit comme une machine. Des médecins se sont inquiétés des doses inouïes de calmants, somnifères et sédatifs distribuées derrière les hauts murs, mais on leur a bien expliqué que sans ces « tranquillisants », une prison devenait une bombe.

On n’a pas attendu les drogues pour saper les fondations d’un homme incarcéré. Dans la petite rubrique que chaque jour Le Monde consacre à un article qu’il a publié cinquante ans plus tôt, on pouvait lire de belles lignes qu’Yves Florenne avait écrites sur une jeune fille qui repassait en procès (peut-être pour une autre affaire) alors qu’elle avait accompli deux ans et demi de prison : il est rare disait l’auteur que les juges, jurés et « simples justes qui assistent d’un cœur léger au jugement » aient eu l’occasion de « revoir leur condamné » : « Dans ce procès, ils l’ont revu. Ils ont vu du même coup comment trente mois de prison changent une fille de vingt ans, affreusement vivante sans doute, mais vivante, en une chose inerte et vide. Il faut croire qu’ils ont trouvé cela bien puisque, après ce court intermède, la condamnée a été renvoyée dans son bagne pour dix-sept ans encore. Au moins sait-on désormais comment elle en sortira. Ce qui est grave, c’est que la peine subie n’est pas la peine infligée […] ; en réalité on condamne cet homme ou cette femme à la destruction intérieure. »

Détruire, arracher la mauvaise herbe, empêcher de nuire les animaux nuisibles, dans l’ensemble la société est entièrement d’accord. À condition toutefois qu’on lui épargne ce que cela signifie dans la chair et l’esprit de celle ou celui qu’on détruit. On pense aux victimes (aux banquiers qui viennent à leur tête, aux policiers, plus rarement aux femmes violées, aux pigeonnés dans des escroqueries diverses), mais comme dit un dicton du Togo : « Qui plaint le petit poussin doit aussi plaindre le vautour ».

Tout concourt à anéantir l’homme emprisonné parce qu’il est séquestré dans un univers sadique. Il est généralement admis que la violence n’est licite que lorsqu’on se trouve en état de légitime défense. Or le procès et la prison sont incontestablement des moments de grande violence et le détenu se retrouve très souvent dans un cas de légitime défense.

À chaque fois qu’un grand criminel est arrêté, je repense à l’incomparable M. le Maudit de Fritz Lang. Les glapissements de la presse, le hallali communautaire ne peuvent que faire basculer le film chaque fois renouvelé : le monstrueux assassin devient d’un seul coup la victime d’une encore plus monstrueuse machine sociale.[8]

Je parle à dessein des « criminels » parce qu’ils hantent les discours des défenseurs du système carcéral, alors que les meurtriers représentent 5,8 % des détenus et que les trois quarts d’entre eux le sont par « accident » (lors d’une course poursuite avec la police, par exemple).

Mais les petits voleurs qui constituent la grande majorité des prisonniers sont des victimes par excellence, des gens brutalisés dès avant leur naissance, leur mère ayant été battue, à qui l’on a volé l’éducation la plus élémentaire, dont on a fauché à la racine la moindre confiance en soi, qu’on a privé systématiquement des biens qui en valaient la peine.

À l’origine d’un délit comme d’un crime, une blessure, une misère intérieure ; le coupable a commencé par être une victime, et pas seulement dans le cas aujourd’hui reconnu de tous de maltraitance d’enfant. Étrangement il vit cette situation avec le même désir (mais désespéré) de se voir rendre justice. Il n’en peut plus d’être nié. Thierry Lévy faisait remarquer qu’il y avait toute raison de croire qu’au moment de tuer, l’assassin vivait la même angoisse, le même vertige existentiel que ceux vécus par celui qui se suicide. Au sein de la folie, de la panique ou de la colère, souvent rien d’autre que du désespoir.


Se savoir surveillé à chaque instant suffirait en soi à provoquer un stress de très haut niveau, mais l’institution pénitentiaire va attaquer à l’acide un autre nerf encore : puisque le détenu semble peu enclin au remords, on va lui faire manger sa honte autrement jusqu’à ce qu’il soit dégoûté de lui-même à jamais. Il devra demander la permission pour tout : marcher, lire, étudier, voir les siens, dormir, se doucher, porter des lunettes, faire du repassage, mettre des miettes sur le rebord de sa fenêtre pour nourrir un oiseau, se fabriquer un cadre, raccommoder, la liste est sans fin. Ce qu’il considère bêtement comme un acquis sera remis en question lorsque changera le moindre sous-chef, à plus forte raison le directeur. Certains de ces derniers sont plus « ouverts » que d’autres et ont alors intérêt à donner des gages de bonne volonté au personnel qui saura bien sinon les dénoncer comme laxistes. Mais qu’il soit « honnête » ou « facho » comme disent les taulards, un directeur ne peut strictement rien changer à la perversité d’un système dont le but est de « faire mal » pour venger une société. J’en ai connu deux qui se sont vraiment battus pour aider un détenu qui les avait impressionnés[9]. Que croyez-vous qu’ils tentèrent, à l’exclusion de toute autre chose ? Les faire sortir de là.

Car en prison on devient dément. Les grands quotidiens et magazines de l’année 2002 ont tous consacré au moins un article à ce phénomène : on estime à 30 % le nombre de détenus malades mentaux. Nous savons bien qu’un bon nombre d’entre eux souffraient de troubles psychiatriques avant d’être incarcérés. C’est dû à la fermeture progressive des hôpitaux psychiatriques, ce qui serait une bonne chose si des psychiatres n’en avaient pas lâchement profité pour se décharger des « cas lourds » sur les responsables de l’ordre public, la police et la Justice. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

On ne peut nier non plus que la Société sécrète de plus en plus de déséquilibrés. Mais de l’avis général des psychiatres en milieu pénitentiaire, ces deux raisons ne peuvent expliquer la montée prodigieuse des cas de folie en prison. La paranoïa y règne en maîtresse et les chercheurs en criminologie sont enclins à penser que l’allongement spectaculaire de la durée des peines explique le désespoir, la perte du sens qui fermentent dans les cellules.

Le fou c’est celui qui en prison se prend pour un train, cet autre qui ne sait plus manger seul et ne boit qu’au biberon, cette femme qui voit des yeux partout, celui-ci qui ne peut toucher un briquet sans s’allumer les cheveux, et cette autre qui hurle nuit et jour et se débat contre des démons incubes. Le principal problème des aumôniers est le danger du délire mystique, en particulier dans les cas de crimes graves ; quand on est rejeté et même haï de tous, se dire qu’on est aimé infiniment de Dieu quoi qu’on ait fait est une tentation. Tant qu’on en reste à ce fondement théologique de la miséricorde, tout va bien. Mais voilà qu’on se met à vouloir « expier », qu’on se livre à des mortifications tombées en désuétude depuis le moyen âge. Puis on fait des miracles, on bat la campagne et plus moyen d’arrêter le ballon qui monte au ciel d’où il ne redescendra plus jamais sur terre. À juste titre les aumôniers catholiques et protestants se méfient des conversions spectaculaires ; ils ont les siècles d’expérience que de jeunes aumôniers musulmans n’ont pas encore. La prison est le lieu idéal de radicalisation de la haine. Quand un homme est gavé de son indignité, il ne demande pas mieux que d’accomplir son salut au nom d’une autre justice, de se sauver en s’intégrant à des communautés minoritaires dans sa religion mais avides d’exploiter sa colère. L’aumônier n’y sera pour rien. Mais à la sortie, qu’aura généré la prison sinon un certain goût de la mort ? Et six mois auront ici suffi.

Ce n’est rien à côté des longues peines. Pour la plupart des meurtriers, disent les criminologues, le décès de la victime, le crime lui-même apparaissent très abstraits ; le procès en assises est bien plus irréel encore. Tout y est théâtral : le décor, les costumes, les rôles assignés, le public, mais surtout le ton. Puis le condamné se retrouve en prison dans une atmosphère qui dépasse tout ce que son imagination aurait pu créer de plus morbide. Dès son arrivée, la fouille à corps va le faire basculer dans un cauchemar. Et puis ces bruits de chaînes et de serrures et de portes de fer qu’on ouvre et ferme dans un fracas de chaque instant. Et les regards. La peur et la violence à chaque coin de coursive. Il ne connaît sans doute pas ces mots d’un autre prisonnier, mais il les vit :

« Et jamais ne s’approche une simple voix d’homme
Qui vous dirait un mot gentil
Et l’œil qui vous observe au travers de la porte
Est dur et privé de pitié :
Et nous, nous pourrissons, pourrissons, oubliés,
Âme et corps tout défigurés. » [10]

Il y a perte de la réalité, très souvent c’est l’extérieur qui s’amenuise et disparaît dans les paillettes d’une comédie américaine : dehors on se sourit, on s’aime, on est riche et l’on boit sans se saouler, la vie pétille et tout s’arrange. La pauvre épouse qui n’entretient pas le rêve de son compagnon incarcéré est vite maudite : « elle voit tout en noir », « elle porte la poisse ».

La perte de la réalité, c’est cette impression immédiate, radicale pour le détenu qu’il n’a rien à faire là. L’homme incarcéré va d’abord revivre son procès. Et il est consterné.

Pratiquement tout détenu a la certitude d’avoir été jugé pour autre chose que ce qu’il a fait. Ce sentiment d’injustice qu’éprouvent les condamnés est une donnée centrale pour qui s’intéresse à la vie carcérale : elle est le malheur par excellence qui suinte des murs car j’ai souvent entendu des gardiens ironiser : « À les en croire, ils sont tous victimes d’une erreur judiciaire. » Or il est rigoureusement exact que l’erreur judiciaire n’est pas l’exception mais la règle. Non pas au sens où l’on condamnerait des innocents, mais en celui où l’on condamne des individus tout à fait étrangers à la mise en scène qu’on réalise à partir de la vague trame de leurs actes, car il ne peut évidemment s’agir que d’une re-présentation. L’accusé ne se reconnaît pas dans le portrait infamant qu’on dresse de lui (il a effectivement attaqué ce fourgon blindé et tué un convoyeur, mais cela n’intéresse personne de dire qu’il est un père très affectueux, un voisin attentionné, qu’il adore La Traviata ou qu’il cuisine comme un dieu : tout le monde se fiche bien qu’il réussisse les truffes au champagne car on veut le portrait d’un tueur, non celui d’un homme ; ses « bons côtés » ne font pas le poids). Les expertises psychiatriques, et c’est très fréquent lorsque l’accusé a refusé de voir les psychiatres, le dépeignent, sans qu’il ait été vu une seconde, comme un être orgueilleux, paranoïaque et sans cœur. Les juges ne manqueront pas de lire les appréciations peu flatteuses des carnets scolaires (l’eussent-elles été qu’il y aurait eu alors bien peu de risques de voir un élève brillant devenir délinquant). Il n’est qu’un déchet, un sale type. On ne juge pas un homme artisan d’une histoire mais un criminel auteur d’un acte isolé. Voilà pourquoi il y a forcément erreur sur la personne. Faudrait-il alors juger l’homme ? Laissons cette question ouverte pour un chapitre ultérieur.

Les détenus vivent quelque chose qui leur reste incompréhensible et lorsque, plus tard, ils répèteront : « J’ai fait une connerie, je paye », ce seront les mots soufflés par les éducateurs ou les psys pour « faire bien » et donc les rapprocher de la sortie. On attend d’eux qu’ils assument. Ils assumeront tout ce qu’on voudra pourvu que ce soit un bon point pour la libération. De toute façon, ils savent depuis le premier jour qu’ils jouent une farce. Immonde.

La réalité, celle qu’ils connaissent au fond des entrailles, c’est leur totale solitude. Les statistiques du ministère confirment les études du sociologue Loïc Wacquant[11] : la moitié des détenus ne reçoivent aucune visite d’un proche durant leur détention (un tiers ne sont attendus par personne à leur sortie), les chiffres sont encore plus sinistres pour les longues peines. Mais il y a peut-être pire que la solitude, l’arrachement.

On pense aux amoureux, bien sûr, mais il arrive alors que la passion devienne flamboyante et par l’absence dure plus longtemps qu’elle n’aurait pu survivre dans une vie normale. En parlant d’arrachement on pense bien plutôt aux mères incarcérées.

Les femmes en prison — même lorsqu’elles ne sont condamnées qu’à trois mois — sont écorchées vives par la séparation d’avec les enfants. Elles se trouvent dans une situation de panique sans équivalent, horrifiées à l’idée qu’on les place. Les trois quarts des femmes en ont et la plupart — d’où leur délinquance — vivaient seules avec eux. Les femmes enceintes peuvent garder leur enfant deux ans. Puis on le leur prend. Même les surveillantes en frémissent. Le travail d’intérêt général permet à certains magistrats de choisir une alternative à la prison. Mais les juges étant des gens bien élevés, leur conception d’une « bonne mère » laisse peu de place à la simple compassion.

Des détenus, bien plus rares, aiment d’un grand amour leurs parents (ou plus fréquemment se mettent à les aimer au bout de quelques années) et vivent dans la hantise de ne pouvoir être là pour leurs derniers moments. À la limite un directeur pourra accorder le droit à un détenu (entouré de deux gendarmes) d’assister à des funérailles, mais un dernier moment… comment savoir le temps que durera un dernier moment ?

Cette même anxiété se retrouve chez ceux, nombreux qui, condamnés pour drogue, savent leur ami ou amie atteint du sida. Anne-Marie Marchetti a rencontré elle aussi dans sa belle enquête cette peur des détenus de ne pas être là pour la mort de leurs proches.

La mort des autres les hante, mais on devine ce que représente pour eux tous et en particulier pour les condamnés à perpétuité, la peur de mourir seul en prison. Ils savent bien qu’il n’y aura pas un surveillant pour leur tenir la main et qu’à plus forte raison, aucun proche n’aura la permission de les assister dans leur agonie.

En centrale, on a le droit d’avoir une cellule pour soi seul et si ce luxe est très apprécié de presque tous (spécialement chez les nombreux candidats au suicide), il fait peur aux grands malades, surtout aux cardiaques et aux asthmatiques, deux catégories sur-représentées en prison, sans aucun doute à cause de l’angoisse.

Les atteints de cancer ou de sida sont à l’infirmerie ou plus souvent dans un hôpital de la pénitentiaire comme Fresnes. La « grâce médicale », très rare, n’est accordée qu’au moment ultime. Mais on l’espère par-dessus tout. En vain, on s’en doute, d’autant qu’en novembre 2002, le garde des Sceaux annonçait dans sa magnanimité la création de deux mille places supplémentaires « aménagées pour les détenus en fin de vie ». Cela m’étonnerait que ce soit des cellules avec vue sur un arbre ; je pencherais pour l’hypothèse de cellules à sécurité très renforcée pour empêcher les suicides. À moins que l’on n’y enferme des condamnés à de « vraies » perpétuités de 40 à 60 années sans possibilité aucune de pouvoir un jour sortir ?

Quoi qu’en disent les philosophes et philosopheurs, ce n’est pas pareil de mourir seul dans l’indifférence hostile d’une prison et de mourir les yeux plongés dans un regard aimant.


Quand on condamne quelqu’un à la détention, on ravage en passant la vie de quelques innocents : les familles des prisonniers sont les victimes oubliées de la Justice. Quand on aborde ce sujet avec les défenseurs du système carcéral, on entend souvent que les familles, en fait, sont complices : « La femme d’un voleur se doute bien d’où vient l’argent. » C’est quelquefois vrai, mais les habitués des cours voient au contraire des femmes qui ont tout fait pour empêcher leur homme de continuer. Encore la supposée complicité est-elle envisageable dans les cas de vol, de recel ou de maltraitance, mais lorsqu’il y a meurtre (accident de la route ou bagarre ayant entraîné la mort) viol ou assassinat, la compagne, si elle n’a pas été tuée ou jugée pour complicité, est la première stupéfaite de l’événement.

C’est ainsi qu’on les entend à la porte des prisons quand elles font la queue pour les visites : « — Moi le mien il va pouvoir demander la condi[12] l’an prochain. — Et moi j’en ai encore pour quinze ans ! — Moi j’ai perpète. »

Je me souviendrai toujours de ces parloirs où les femmes étaient en enfilade dans une sorte de couloir, toutes à genoux debout sur un étroit tabouret pour avoir le visage le plus près possible de l’être aimé, les mains plaquées sur le plexiglas devenu opaque à force d’avoir été griffé. Chacune des places, à un mètre les unes des autres, était « sonorisée », on n’entendait rien dans le brouhaha et toutes criaient pour « faire répéter » : il y avait un décalage désespérant entre les lèvres qu’elles essayaient de lire et le son comme rouillé qui leur parvenait.

C’est du passé, mais du passé récent. Aujourd’hui les plexiglas et autres vitres de séparation ont été supprimés et ne demeurent parfois qu’une des possibles « mesures de rétorsion » de la direction (à moins encore qu’ils ne soient exigés de quelqu’un — détenu ou visiteur — craignant la réaction violente de l’autre à l’annonce d’une mauvaise nouvelle). Dans certaines maisons d’arrêt, un petit mur subsiste entre le détenu et la famille, mais ailleurs on se voit à présent dans un grand hall. Selon les endroits, les familles et le détenu ont le droit ou non de tenir leurs mains enlacées. Des enfants jouent dans les jambes des surveillants ou pleurent, surtout au moment du départ. Que racontent-ils à l’école de leur week-end ?

Il arrive, en particulier dans les centrales, que des couples assis sur une chaise fassent l’amour devant tout le monde. J’ai eu bien des fois le cœur serré devant les fameux « bébés-parloirs » que la mère triomphante présentait aux autres femmes dans la salle d’attente puis aux détenus qui avaient droit ce jour-là à une visite d’un des leurs… Ils en voulaient tous un.

Mais beaucoup de ces jeunes femmes, au bout de quelques années d’un veuvage étrange « refont leur vie ». Restent les mères des prisonniers. Tous les dimanches ou un sur deux, elles traversent parfois la France ou souvent une bonne moitié pour revoir leur fils. De moins âgées ou des compagnes déménagent et suivent le prisonnier de prison en prison au gré des transferts, de Clairvaux dans l’Aube à Saint-Maur dans l’Indre, de Saint-Maur à Nîmes, de Nîmes à Ensisheim en Alsace, de là à Moulins dans l’Allier avant de connaître les centres de détention de Caen ou de Muret, près de Toulouse, en passant par Val-de-Reuil dans l’Eure, etc. Les plus à plaindre sont les mères dont deux fils ont été condamnés pour une même affaire, l’un peut être à Poissy et l’autre à Lannemezan dans les Pyrénées. À chaque transfert, « celles qui suivent » abandonnent un logement[13], un travail. Mais de tels héroïsmes sont très rares, n’oublions pas que la grande majorité des détenus ne reçoivent pratiquement jamais de visites, ou éventuellement, une fois l’an, d’une sœur en vacances dans la région. Les hommes viennent rarement au parloir ; à Rennes aussi, dans la centrale des femmes, il y a toujours bien plus de visiteuses que de visiteurs.

Si des mères aiment comme elles peuvent leur enfant en prison[14], d’autres parents en revanche renient très officiellement leur fils ou leur fille et le font savoir par voie de presse. C’est toujours un choc pour le détenu. Car, par-dessus tout, dans sa déréliction, il voudrait un peu d’amour.

Si quelques-uns vivent d’éminentes (et éphémères) passions platoniques, les autres — et les mêmes aussi d’ailleurs — sont condamnés à une sexualité crasseuse.

Ce sont les cassettes porno diffusées en salle commune, les magazines cochons devant lesquels on s’esclaffe en compagnie des gardiens, la masturbation quand on peut encore ; souvent les détenus ont peur d’une impuissance que le médecin s’ingénie à qualifier de passagère. C’est juste le temps de la détention. Après ça s’arrange. Et l’homme de vingt-cinq ans de s’interroger sur la vie qui lui est réservée à sa sortie autour de la cinquantaine. Parmi les humiliations les plus révoltantes de la taule, le viol constant de toute pudeur. Vous devez vous exposer nu, être « fouillé à corps », aller aux toilettes devant ceux qui partagent votre cellule, prendre une douche sans porte, vivre sous les contrôles effectués à travers l’œilleton. Votre courrier est lu, votre cellule régulièrement inspectée.

Des hommes et des femmes font des mois, voire des années de prison préventive avant d’être jugés innocents. Cinq personnes ? Dix ? Cent ? Vous êtes très loin du compte : 2 500 ont été jugées innocentes entre 1990 et 2000, c’est-à-dire ont bénéficié d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement. 2 500 personnes en dix ans ont été inculpées pour rien. Cela fait combien de gens actuellement vivants dans ce pays qui ont été emprisonnés par erreur ? Pour un homme derrière les barreaux, combien de ses proches qui voient leur vie dévastée ?

Cela dit, c’est une idée très communément admise que la prison est inhumaine et parfaitement odieuse pour un innocent, mais qu’elle est justifiée pour les coupables. Voilà qui est irrationnel. Qu’elle soit « injuste » ou « juste » peut encore se concevoir, mais odieuse pour les premiers et pas pour les seconds relève de la seule mauvaise foi.

L’innocent, certes, est injustement puni. Qu’on le fasse s’accroupir nu et se pencher en avant en toussant est dégradant, insupportable. Mais c’est aussi dégradant pour nous qui le savons et tolérons ce qui ne peut être toléré. De telles pratiques sont révoltantes comme la condamnation à une vie sexuelle de misère, comme l’écrasement des familles, comme toutes les humiliations distillées méthodiquement entre quatre murs, comme l’incarcération dans sa totalité. C’est aussi inhumain et dégradant pour le supposé coupable que pour l’innocent.


Les défenseurs de l’incarcération ont deux arguments. Le premier c’est qu’il faut punir. Une faute doit être expiée. Les bandits sont des bandits, un pénitentier un pénitencier, on n’a rien à faire de ceux qu’on enferme. Ils ont fait souffrir, ils doivent souffrir à leur tour. Il faut bannir à l’intérieur des frontières (faute de mieux) celui qui ne respecte pas les lois. On le supprime purement et simplement. Dans cette vision qui pourrait être cohérente on voit mal à quoi riment les courtes peines. Les longues peines au contraire correspondent parfaitement à une volonté collective de meurtre. On élimine ceux qui gênent comme fait n’importe quel truand.

Si la peine de mort a disparu en Europe[15], c’est qu’elle était trop exceptionnelle. Ce n’était pas la mort qui semblait indécente, mais toutes les simagrées qui entouraient ici la guillotine, là le gibet. Les exécutions capitales exercent toujours leur séduction. La mort passe même pour progressiste quand des révolutionnaires voulant un monde plus juste envisagent toujours sereinement de la donner aux ennemis de leur liberté. Et si l’on trouve que faire couler le sang ou le brûler par électrocution est barbare, qu’à cela ne tienne, les piqûres létales sont propres et dans le vent.

Cependant on ne peut pas tuer tous les coupables. C’est malheureux mais il faut bien modérer ses ardeurs, ne serait-ce que parce que beaucoup de gens convenables abusent sans trop le savoir des biens d’autrui. Il faut donc qu’il y ait peine et peine. Ainsi la prison est-elle la mort idéale puisqu’elle élimine en masse ceux que, par la mort physique, la Société ne pourrait tuer qu’en très petit nombre. Économie d’émotion.

On supprime les délinquants : c’est cela le rêve de la prison idéale. La prison est un succédané de mort. Pendant qu’ils sont retranchés de notre vie, on peut dormir tranquille. Et pour être sûr de ne pas se faire avoir par les bonnes âmes, on a inventé une super-peine : la peine de sûreté. Le tribunal, de plus en plus souvent, la prononce avec le verdict, elle empêche le détenu, à mi-peine, de demander avant son expiration une libération, une commutation ou une permission. Les longueurs démesurées de cette peine de sûreté comptent bien plus aux yeux du condamné que la sentence. Quels que soient son comportement, son état, il fera au moins « le temps de la sûreté ». C’est une perversion du système pénal contemporain, une gracieuseté accordée à la vox populi persuadée qu’« ils prennent vingt ans et n’en font que cinq » alors que déjà, quand le tribunal donne vingt ans, c’est en présumant que le juge d’application des peines décidera au bout de dix ou quinze ans[16] d’une réinsertion possible mais nullement automatique. La peine de sûreté est une mesure prise contre l’espoir. Car l’espoir ferait vivre.

Les députés subordonnent toute politique à la recherche de succès électoraux et, à gauche comme à droite, réclament sans cesse plus de répression, autre mot pour dire châtiment. Et il se trouve que le châtiment d’aujourd’hui, c’est la prison. Les députés sont censés savoir ce qu’est l’incarcération, ils ont nommé une commission d’enquête[17] dont le rapport met les points sur les i : « La prison est conçue non pas comme un lieu où l’on va amender le délinquant, voire le guérir, mais comme un trou noir où l’on s’en débarrasse, un moment de non-vie. »

Serge Coutel, condamné à la détention à perpétuité, écrivait :

« Quand tu sais que tu es en train de faire perpète, ce n’est pas simplement un jour après l’autre, non : chaque jour, tu fais perpète en entier, avec les souvenirs anticipant de plus en plus tes souffrances à venir. Et cette solidification des heures, quand elles se cristallisent en une gelée vitreuse… Et la vie qui devient une maladie. C’est la plus terrible institution de notre époque que cette justice, fatiguée de surenchérir sur le crime qu’elle prétend punir, ne crucifiant plus, n’écartelant plus, ne dépeçant plus, n’empalant plus, ne brûlant plus et, même, ne décapitant plus. Il n’y a plus ni fer, ni roue, ni gibet, ni bûcher, ni rien.

« Ce qui remplace tout, c’est le temps. La vie amputée du temps ! C’est ça la prison : du temps infligé dans sa nudité. On ne tue pas, on laisse mourir. »[18]

Le deuxième argument des défenseurs de l’incarcération est celui de la sécurité ; ceux-là ne croient pas à l’utilité d’une punition et n’ont pas plus envie que ça de rendre le mal pour le mal. Ils se veulent pratiques et rejoignent les théoriciens sociétaires-réalistes évoqués dans le premier chapitre : on met les délinquants en prison pour s’en protéger (et certains vont même jusqu’à penser que ce n’en serait que mieux si la prison était dorée).

Or la prison loupe d’un cheveu sa vocation puisqu’on en sort ; la mort qu’elle dispense n’arrache que quelques années ou quelques décennies d’une vie. L’enfermement carcéral ne va pas jusqu’au bout de sa logique d’élimination parce que la société doit bien reconnaître une échelle des peines qui corresponde à son échelle des valeurs. Le crime a d’abord une valeur monétaire : tromper sa femme n’est pas punissable par la loi alors que tromper son associé est passible des tribunaux, la légitime défense joue dans le sens police contre voleur mais non voleur contre police, tuer pour voler est plus grave que tuer par colère, le braqueur qui a volé quatre millions est plus lourdement condamné que celui qui en vole un, autant d’exemples de la valeur marchande attribuée au délit par les juges, sans parler des dommages et intérêts.

L’échelle des peines explique qu’une multitude de condamnations à quelques mois encombrent les prisons avant de devenir de bien plus longues peines par le phénomène presque « naturel », vu le contexte, des récidives.

La prison ne peut donc garder la société des malfaiteurs puisque chaque jour l’administration pénitentiaire déverse dans la rue autant de gens qu’elle en accueille. Chaque jour sortent des individus plus pauvres, plus furieux, plus désespérés et plus avilis qu’ils n’étaient entrés.

25 % des sortants de prison se retrouvent sur le trottoir de leur liberté avec moins de 15 euros sur eux. À part les jouer ou les boire, on voit assez mal ce qu’ils peuvent en faire. Et le récidiviste apparaît comme l’incarnation d’une pure perversité ? !

Que celui qui n’a pas d’argent s’en procure d’une manière ou d’une autre, c’est bien compréhensible. Beaucoup plus perturbant celui dont la prison a fait un déséquilibré. De même que dans un hôpital psychiatrique, on reçoit des gens particulièrement angoissés et que tout est fait pour les angoisser encore, de même en prison on prend des hommes excités et tout, absolument tout, concourt à les énerver davantage.

Cette mise à l’écart pour quelque temps des délinquants est une pure superstition. La prison ne nous protège en rien du tout. Statistiquement, il y a, pour chacun de nous, bien plus de probabilités de se faire agresser par quelqu’un qui n’a jamais fait de prison que par un délinquant reconnu comme tel. Notre agresseur, par-dessus le marché, a de bonnes chances de n’être pas forcément de ces perdants qui se font arrêter.

On peut se demander d’où vient cette croyance insolite selon laquelle on met les individus dangereux en cage pour qu’ils deviennent inoffensifs. Aussi saugrenu que cela paraisse, un bon nombre voient dans la prison une sorte de sombre retraite où le remords taraudant le délinquant fabriquerait un être fichu mais à jamais incapable de reprendre une activité criminelle.

Non seulement la contrition n’est que le vœu pieux de quelques dames et messieurs d’œuvre, mais — sauf cas particuliers sur lesquels nous reviendrons — lorsqu’un condamné vient à résipiscence, on a quelque raison de s’inquiéter d’une possible dégradation de sa santé mentale. De toute façon un détenu n’a pas la liberté d’esprit nécessaire à une introspection sensée. Quel que soit le délit ou le crime, on ne peut que citer les propos du Père Mabillon, bénédictin, qui disait au XVIIe siècle en parlant des « in pace »[19] : « Si une année ne suffit pas pour corriger un religieux, plusieurs années ne serviront qu’à le rendre pire. »

Autre billevesée du même ordre que le remords rédempteur : on pourrait en prison apprendre un métier (ou, plus coté encore, « faire des études » ). Disons tout de suite que 70 % des prisonniers ne sauraient être concernés puisqu’ils sont en maison d’arrêt. Quelques directeurs intrépides tentent au mieux d’occuper « les bons éléments ». Quand ces privilégiés ne font pas de la poterie, ils peuvent s’initier au théâtre par exemple. Des instituteurs et des étudiants se donnent même un mal fou pour un semblant d’alphabétisation ; mais en maison d’arrêt, les cohortes de condamnés défilent trop vite, on ne peut rien faire, d’autant que l’anxiété de l’attente du jugement pour ceux qui sont en préventive leur prend la tête au sens propre, sans compter le temps grignoté par l’instruction, les rencontres avec les avocats, les transferts pour les reconstitutions, etc. Quant aux condamnés à de longues peines, quelques-uns ont entrepris des études. Et c’est tellement rare que toute la presse s’en fait l’écho !!

Certains condamnés tirent parti de ce temps mort qu’est leur incarcération comme dans les camps de concentration soviétiques ou nazis on se récitait des poèmes ou des tables de multiplication quand on s’apercevait qu’on glissait dans l’idiotie. Réflexe de survie. Un sur mille.

Donc certains décident d’apprendre quelque chose ou de passer le certificat d’études ou le bac. On ne dira jamais assez à quel point c’est en se battant au jour le jour contre tous les règlements de la prison, la promiscuité, la jalousie de certains surveillants. J’ai connu quelqu’un qui, après des années d’efforts, a été transféré dans une autre région pénitentiaire l’avant-veille du jour où il devait se présenter au bac. Récidiviste, alors qu’il passait en jugement une décennie plus tard et rappelait cet accablant transfert, il eut la force de sourire lorsque le président s’étonna qu’il n’ait pas voulu se réinscrire pour le bac l’année suivante !

Non, la prison n’a jamais aidé personne à faire des études, mais certains individus, y compris, quoique rarement, des membres de l’administration pénitentiaire, oui.

Que des êtres d’exception profitent de la prison pour étudier le droit ou apprendre la menuiserie, c’est du détournement de haut vol, du grand art.

En prendre prétexte pour justifier la prison serait comme si au début du siècle des gens avaient milité pour la préservation de la tuberculose en Europe sous prétexte qu’alors de grands écrivains avaient profité de leur long internement en sanatorium pour écrire.


Le besoin de sécurité est réel et il est aussi inepte que risqué de se moquer de la peur des plus faibles et des plus pauvres. Se servir d’elle, les tromper sur ce danger d’un monde partout en voie d’endurcissement pour y substituer le dangereux délinquant, c’est de l’impudence. La prison ne met en sécurité personne, elle génère agressivité et rancune. La vengeance ne peut appeler que la vengeance.

Que le violeur soit séquestré, humilié, battu, condamné au suicide ne mettra personne à l’abri du viol. La question n’est pas « Comment punir ? » mais « Comment n’être jamais ni violeur ni violé ? ». Ce n’est pas notre propos. Nous nous bornons à dire que la prison d’aucune manière ne résout, si peu que ce soit, le problème de l’insécurité mais qu’elle l’aggrave à un point tel qu’ouvrir toutes les prisons dès maintenant éviterait assurément une escalade prévisible de la violence dans les années à venir.


Réformer la prison ? Réformer un tel édifice de méthodique cruauté ?

On n’a jamais cessé de re-former le système pénitentiaire. Le réformisme est ce qui permet à la prison de durer en s’adaptant non à l’évolution des besoins des individus mais au conformisme du moment. Sans réformes, les prisons auraient disparu depuis longtemps avec le bagne.

N’est-elle pas déjà très moderne cette ordonnance de 1670 dont le premier article stipule que la sûreté des prisons ne doit pas nuire à la bonne santé des prisonniers ? Dans deux autres articles, il est demandé aux geôliers de présenter tout malade à un médecin ou chirurgien et de le transférer en chambre individuelle. Un progrès par rapport aux culs-de-basse-fosse.

La prison a toujours été comme il faut (réglementaire). Dans les textes. Et toujours des hommes ou des institutions se sont élevés contre la pente naturelle de l’incarcération qui ne peut mener qu’à l’abus de pouvoir jusqu’au sadisme contre ceux, exclus de la société civile, qui n’ont plus de défense. Déjà en 1557, Henri II avait tenté de réformer le système pénitentiaire ; il disait ce que disent tous les réformistes d’aujourd’hui et de demain : « Les prisons, qui ont été faites pour la garde des prisonniers, leur apportent plus grande peine qu’ils n’ont méritée. »

Qu’on nous pardonne de rappeler que l’emprisonnement, sous l’Ancien Régime, n’était pas alors une peine[20] mais un lieu de garde en attente du jugement, de la mort ou des galères, à moins qu’elles n’accueillissent des débiteurs comme otages pour les contraindre, eux ou leurs proches, à acquitter leurs dettes. Dans les prisons d’État, comme en France le château de Vincennes ou la Bastille, n’étaient enfermés que les prisonniers politiques. Cependant il y avait effectivement, dans les maisons de force, de véritables détenus (sans jugement) : mendiants, vagabonds, prostituées, malades mentaux. Malesherbes, qui avait déjà obtenu de Louis XVI l’abolition de la question, lutta sans désemparer pour que s’améliorât le sort des pauvres hères enfermés.

Dans tous les pays, à toutes les époques, on a toujours voulu réformer les prisons parce que l’incarcération était un acte de barbarie. On peut la réformer autant qu’on voudra, elle ne cessera jamais de l’être. Les détenus ont le droit à la télévision et aux tranquillisants mais, d’année en année, pour les mêmes inculpations, les peines s’allongent sans fin.

Michel Foucault a été d’une superbe rigueur lorsqu’il a démontré que, depuis sa création, des esprits modernes cherchaient à penser une meilleure prison et qu’elle ne se maintenait, toujours aussi intolérable, que grâce à eux.

Que l’on comprenne bien ici notre propos : vouloir la suppression des prisons n’a rien de contradictoire avec le combat que mènent certains pour des adoucissements de la vie carcérale. Les biologistes qui luttent contre le cancer ne ricanent pas lorsque d’autres humblement se penchent sur le problème des nausées de la chimiothérapie.

Tout ce qui peut rendre la détention moins dégradante est bienvenu. Ceux qui estiment que ces bidons d’eau dans le désert risquent de calmer la colère des détenus et que seul le pire est porteur de rébellion sont des idéologues et des niais.

Il est vrai pourtant que les bien-pensants qui dénoncent dans les prisons « une zone de non-droit » et veulent y remédier ne semblent pas avoir compris que le droit, dehors comme dedans, est celui du plus fort : les gardiens n’ont pas le droit de frapper les détenus et cela se fait bien évidemment. Quant aux droits supposés élémentaires comme celui de se déplacer, de respirer l’air qu’on veut, d’avoir une vie affective et sexuelle, de jouir de la nature, de vivre avec ceux qu’on a choisis, ils sont par essence antagoniques à la séquestration des personnes. D’autres que moi tentent de faire entendre les cris des prisonniers aux anges que nous sommes et y parviennent ; je repense à cet épisode du livre de Véronique Vasseur où un homme enfermé un jour de canicule dans une cellule en béton surchauffée dont on ne peut ouvrir la fenêtre, asphyxié par les cigarettes qu’il fume de plus en plus nerveusement, ne peut plus tenir assis sur son matelas de mousse et tourne en rond comme un fou. On lui a promis depuis deux jours de le changer d’étage. Mais manifestement tout le monde s’en fiche. Il appelle en vain des heures pour se faire entendre puis « fait du tapage ». Les surveillants alors lui balancent le contenu d’une bombe lacrymogène, raconte le médecin, et referment la porte blindée. La brûlure des yeux, la suffocation, les poumons en flammes, ces douleurs si vives qui vont durer des heures… Mais ce n’est rien, c’est la menace sous laquelle se déroule la vie quotidienne du détenu qui n’est faite que de petites et grandes terreurs, de souffrance sourde ou aiguë, toujours lancinante.

Il est vrai aussi que dans l’enfer des prisons, tous les pavés ont été taillés dans les bonnes intentions qui se transforment aussitôt par sorcellerie en raffinements de cruauté. Prenons par exemple, dans les centrales où sont rarissimes les permissions, la lutte de ces derniers temps pour le droit à ce que les détenus appellent déjà des « parloirs sexuels » (le garde des Sceaux a annoncé en 1999 la création des « unités de visite familiale ») : nous plaignons d’avance les compagnes qui « n’auraient pas envie », car ce sera la vache au taureau tel jour à telle heure. Les homosexuels auront-ils les mêmes droits que les autres ? Et ceux qui n’ont personne ? La prostitution, qui existe déjà[21], fleurira sous ses formes les plus pathétiques.

Autre exemple de pavé bien intentionné : le droit de « cantiner ». Il a été obtenu après les grandes émeutes de 1974 : on peut faire en prison des achats sur une liste et se procurer en particulier de quoi améliorer ses repas. Bien sûr ne sont susceptibles d’acheter quoi que ce soit que ceux qui ont de l’argent sur leur compte, car la monnaie ne circule pas, mais le commerce va bon train surtout grâce au troc, et donc seuls ceux qui ont obtenu un emploi, ce qui devient bien difficile, ou ceux qui reçoivent une aide pécuniaire de l’extérieur (des femmes au RMI se ruinent la santé pour envoyer 50 euros par mois à leur mari ; des proxénètes incarcérés en revanche parviennent à se débrouiller sans problèmes), ceux-là qui ont de l’argent peuvent le dépenser. Les gros bonnets disposant de revenus font la loi et la charité, les indigents s’achètent de mille manières, le racket comme le chantage s’amplifient, une barrette de shit vaut huit carnets de timbres ou trois boîtes de 200 grammes de café lyophilisé.


Ceux qui prônent la révolution et l’abolition du système capitaliste se penchent rarement sur le problème des ennemis de l’intérieur se réveillant à l’aube qui suivra le Grand Soir. Qu’en feront-ils s’ils ne les éliminent pas physiquement ? Les mettront-ils dans des cellules de rééducation ? C’est ce qu’on appelle à l’heure actuelle les prisons. Elles seront moins dures ? Les indigents auront eux aussi le droit de regarder la télé ? Et quand il y aura des coups et blessures, les plaintes seront reçues ? Non, cela ne nous suffit pas.

En attendant, nous pouvons réfléchir à plusieurs au fondement même de la prison, la punition. Et ne pas nous priver de lutter ponctuellement pour que la vie à l’intérieur soit moins avilie. D’autant que, comme nous le dit très bien ce texte de la rédaction (non signé) extrait de l’excellent livre Au pied du mur[22] : « Les attaques théoriques contre l’univers carcéral ne doivent pas ignorer les urgences constantes que sont ces liens, ces passerelles existantes, ou à faire exister, entre le « dehors » et le « dedans ». Ne serait-ce que parce que les liens ébrèchent tout simplement la solitude et l’isolement et constituent, de ce fait, une critique, certes insuffisante, mais très pratique de la séparation et donc de la prison. Et à y regarder de plus près, chaque fois que les prisons sont un peu moins invisibles, leur inanité n’en devient que plus évidente. À ce sujet, les sursauts soi-disant révolutionnaires de ceux qui qualifient de réformiste toute demande d’amélioration des conditions de détention sont souvent à côté de la plaque : chaque morceau enlevé à la prison est un pan de mur qui s’écroule. L’Administration pénitentiaire ne s’y trompe pas, elle. Par exemple, l’exigence de l’abolition du mitard contient en miroir celle de l’abolition de la taule tout entière : il n’est pas possible pour un directeur de prison de ne pas disposer d’un cachot, ou de ce qui — quelle que soit sa forme — pourrait le remplacer, sinon comment pourrait-il contrôler les éléments dangereux ? Donc pas de prison possible sans mitard, sans sanction dans la sanction, etc. »

La prison est inutile et dangereuse. Mais si elle doit disparaître c’est parce que nous qui sommes dehors ne pouvons tolérer que soit maintenue une forme de supplice (qui plus est infligée en notre nom). La prison n’est pas comme une torture, elle est une torture réelle : la goutte d’eau sur le crâne. Pas de blessure et pourtant une énervation qui rend fou, qui vous fait préférer mourir. La détention n’est pas devenue une torture par dévoiement de son sens ; son but intrinsèque en tant que peine est de faire souffrir les condamnés.

Comme la peine de mort, la peine de prison est irréversible, les années perdues le sont pour toujours.

Dans L’abolition[23] le professeur de droit pénal Christian-Nils Robert, de l’université de Genève, écrit : « On peut considérer que l’abolition de la peine de mort a conforté l’illusion de la force dissuasive de la prison, et retardé ainsi le calendrier de l’abolition de la prison elle-même.

« Beccaria en était conscient, lorsque précurseur, mais abolitionniste modéré, il plaidait ainsi pour la prison à vie (à mort) : “on m’objectera peut-être que la réclusion perpétuelle est aussi douloureuse que la mort et, par conséquent, tout aussi cruelle ; je répondrai qu’elle le sera peut-être davantage (…)”. C’est ainsi que fut sauvée la prison. C’est aussi sous cet angle qu’elle doit être critiquée. »

  1. Cf. Les ombres de l’histoire, op. cit.
  2. Je rappelle que tabasser veut dire rouer de coups. Le terme « familier », qui se voudrait en général une concession au pittoresque de la situation, semble de plus en plus souvent remplir une fonction réductrice, un rien gentillette. Mais les côtes cassées, les dents branlantes, les ecchymoses sur les parties génitales devraient à chaque fois relever de la justice : un très grand nombre de détenus n’ont-ils pas été incarcérés pour « coups et blessures » ?
  3. Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche-Midi, 2000.
  4. Cf. Simone Buffard, Le froid pénitentiaire, Seuil, 1973.
  5. Cf. Perpétuités, op. cit.
  6. La photo du cimetière de l’UMD de Cadillac me fait toujours dresser les cheveux sur la tête. Les trois autres UMD se trouvent à Sarreguemines, à Montfavet et à l’annexe Henri-Colin de Villejuif.
  7. Cité par Philippe Bernardet et Catherine Derivery dans Enfermez-les tous !, Robert Laffont, 2002 (sur les internements abusifs en psychiatrie).
  8. Sur le même basculement en faveur du condamné, rendu nécessaire pour le spectateur par le seul talent du cinéaste, voir aussi absolument Tu ne tueras point de Krzysztof Kieslowski.
  9. Je pourrais dire la même chose de trois juges d’application des peines.
  10. Oscar Wilde, La Ballade de la geôle de Reading, Allia, 1998.
  11. Cf. Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999.
  12. La libération conditionnelle « si le détenu offre des gages sérieux de sa volonté de réinsertion ».
  13. J’en ai connu deux qui avaient pris le parti de vivre en caravane.
  14. J’ai vu de ces rencontres où mère et fils passaient tout le temps du parloir en silence, tête baissée sur leur immense pauvreté. Chaque semaine.
  15. La Biélorussie est le seul pays du continent à l’avoir gardée.
  16. Nous avons dit plus haut que pour les récidivistes, la libération conditionnelle ne pouvait être demandée qu’aux deux tiers de la peine.
  17. L. Mermaz, J. Floch, Rapport de la Commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, Assemblée nationale, 28 juin 2000.
  18. Serge Coutel. L’Envolée, Lieu commun, 1985. Cité dans Au pied du mur, op. cit.
  19. Les « in pace » (en paix) étaient les cachots où, dans les monastères et abbayes, on enfermait les clercs, religieux et religieuses récalcitrants ou mal soumis condamnés par les tribunaux d’Église. En France, ils furent supprimés à la Révolution. Ces geôles se sont maintenues au XIXe siècle en Italie, en Espagne et en Amérique latine. L’Espagne est le dernier pays à les avoir supprimées en 1976.
  20. Nous laissons de côté le cas des « fillettes », ces cages où l’on ne pouvait ni s’allonger ni se tenir debout. Il s’agissait là d’un supplice pour déchirer ou déformer les tendons. L’Italie médiévale a peut-être été l’inspiratrice de Louis XI, les vengeances italiennes étaient particulièrement inventives.
  21. Via les petites annonces, quelques-uns nouent des relations épistolaires avec des amies qui obtiennent l’autorisation de venir les visiter. Certaines même, éperdument amoureuses, épousent cet homme dont elles ne connaissent que les lettres enflammées et leur joie au parloir. D’autres se font « aider » financièrement avec pas mal d’effronterie et on en voit ainsi qui circulent de taule en taule, des professionnelles.
  22. op. cit.
  23. Texte de conférence pour la célébration des vingt ans de l’abolition de la peine de mort publié dans Collectif Octobre 2001, Comment sanctionner le crime ?, Érès, 2002.