Pourquoi la Vie/5

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Librairie des sciences psychologiques (p. 25-30).


V

LES VIES SUCCESSIVES


Nous avons dit qu’afin d’éclairer son avenir, l’homme devait avant tout apprendre à se connaître. Pour marcher d’un pas assuré, il faut savoir où l’on va. C’est en conformant ses actes aux lois supérieures, que l’homme travaillera efficacement à son amélioration, à celle du milieu social. L’important est de discerner ces lois, de déterminer les devoirs qu’elles nous imposent, de prévoir les conséquences de nos actions.

Le jour où il sera pénétré de la grandeur de son rôle, l’être humain saura mieux se détacher de ce qui l’amoindrit et l’abaisse ; il saura se gouverner d’après la sagesse, préparer par ses efforts l’union féconde des hommes en une grande famille de frères.

Mais que nous sommes loin de cet état de choses ! Quoique l’humanité avance dans la voie du progrès, on peut dire cependant que l’immense majorité de ses membres marche à travers la vie comme au milieu d’une nuit obscure, s’ignorant elle-même, ne sachant rien du but réel de l’existence.

D’épaisses ténèbres voilent la raison humaine. Les rayons de la vérité n’arrivent à elle que pâles, affaiblis, impuissants à éclairer les routes sinueuses que suivent les innombrables légions en marche, impuissants à faire resplendir à leurs yeux le but idéal et lointain.

Ignorant de ses destins, flottant sans cesse du préjugé à l’erreur, l’homme maudit parfois la vie. Pliant sous son fardeau, il rejette sur ses semblables la cause des épreuves qu’il endure et qu’engendre trop souvent son imprévoyance. Révolté contre Dieu, qu’il accuse d’injustice, il arrive même quelquefois, dans sa folie et son désespoir, à déserter le combat salutaire, la lutte qui, seule, peut fortifier son âme, éclairer son jugement, le préparer à des travaux d’un ordre plus élevé.

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi l’homme descend-il faible et désarmé dans la grande arène où se livre sans trêve, sans relâche, l’éternelle et gigantesque bataille ? C’est que ce globe de la Terre n’est qu’un degré inférieur de l’échelle des mondes. Il n’y réside guère que des esprits enfants, c’est-à-dire des âmes nées depuis peu à la raison. La matière trône en souveraine sur notre monde. Elle nous courbe sous son joug, limite nos facultés, arrête nos élans vers le bien, nos aspirations vers l’idéal.

Aussi, pour discerner le pourquoi de la vie, pour entrevoir la loi suprême qui régit les âmes et les mondes, faut-il savoir s’affranchir de ces lourdes influences, se dégager des préoccupations d’ordre matériel, de toutes ces choses passagères et changeantes qui encombrent notre esprit, obscurcissant nos jugements. C’est en nous élevant par la pensée au-dessus des horizons de la vie, en faisant abstraction du temps et du lieu, en planant en quelque sorte au-dessus des détails de l’existence, que nous apercevrons la vérité.

Par un effort de volonté, abandonnons un instant la Terre, gravissons ces hauteurs imposantes. De leur sommet se déroulera pour nous l’immense panorama des âges sans nombre et des espaces sans limites. De même que le soldat, perdu dans la mêlée, ne voit que confusion autour de lui, tandis que le général, dont le regard embrasse toutes les péripéties de la bataille, en suppute et en prévoit les résultats ; de même que le voyageur, égaré dans les replis du terrain peut, en gravissant la montagne, les voir se fondre en un plan grandiose ; ainsi l’âme humaine, de ces cimes où elle plane, loin des bruits de la terre, loin des bas-fonds obscurs, découvre l’harmonie universelle. Ce qui d’en bas lui paraissait contradictoire, inexplicable et injuste, vu d’en haut, se relie, s’éclaire ; les sinuosités du chemin se redressent ; tout s’unit, s’enchaîne ; à l’esprit ébloui apparaît l’ordre majestueux qui règle le cours des existences et la marche des univers.

De ces hauteurs illuminées, la vie n’est plus à nos yeux, comme elle l’est à ceux de la foule, la poursuite vaine de satisfactions éphémères, mais un moyen de perfectionnement intellectuel, d’élévation morale ; une école où s’apprennent la douceur, la patience, le devoir. Et cette vie, pour être efficace, ne peut être isolée. Hors de ses limites, avant la naissance et après la mort, nous voyons, dans une sorte de pénombre, se dérouler une multitude d’existences à travers lesquelles, au prix du travail et de la souffrance, nous avons conquis pièce à pièce, lambeau par lambeau, le peu de savoir et de qualités que nous possédons ; par elles également nous conquerrons ce qui nous manque : une raison parfaite, une science sans lacunes, un amour infini pour tout ce qui vit.

L’immortalité, semblable à une chaîne sans fin, se déroule pour chacun de nous dans l’immensité des temps. Chaque existence est un chaînon qui se relie en arrière et en avant à un chaînon distinct, à une vie différente, mais solidaire des autres. L’avenir est la conséquence du passé. De degré en degré, l’être s’élève et grandit. Artisan de ses propres destinées, l’âme humaine, libre et responsable, choisit sa route ; et, si cette route est mauvaise, les chutes qu’elle y fera, les cailloux et les ronces qui la déchireront, auront pour effet de développer son expérience, d’éclairer sa raison naissante.