Pourquoi le mort jouait-il du piano ?/05

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(alias Michèle Nicolaï)
Société Parisienne d’Éditions (p. 26-32).

CHAPITRE V

Je ne sais pourquoi, à peine ma copie eut-elle été remise à la composition, que je regrettai presque de l’y avoir laissée. J’avais comme la prescience que j’avais écrit quelque chose que je n’aurais pas dû…

Je m’attardai un moment au bar du journal, fis quelques courses dans les magasins et rentrai chez moi où l’on commençait à crier la première édition.

J’en achetai un numéro et lus posément mon article chemin faisant… Tous les journalistes savent combien un article, une fois
Il s’est soudain disputé avec un habitué de “ l’Antilope ” (page 23)

imprimé, fait davantage ressortir ses qualités ou ses défauts, c’est toujours quand il est trop tard pour corriger que les coquilles, les lapsus, les erreurs, apparaissent comme s’ils n’eussent attendu que cet instant pour se révéler… Trois fois de suite, je relus mon texte… Je ne remarquai rien susceptible de confirmer mes appréhensions… Je pliai le journal, le mis sous mon bras et continuai ma route, lorsque, soudain, je m’arrêtai brusquement… Fébrilement je rouvris le « Soir » et relus une nouvelle fois mon papier avec avidité…

Cette fois, ma légèreté m’apparut dans toute son horreur. J’étais anéantie. La fatalité s’acharnait contre moi… Contre moi qui faisait cependant tout pour m’efforcer de déjouer cette menace que je sentais rôder en permanence. Et voilà que, stupidement, je m’offrais en holocauste !

Je courus jusque chez moi, gravis en hâte mes cinq étages et me jetai sur mon divan… Comment allais-je pouvoir réparer mon étourderie ? Pourtant, j’espérais encore que Delbarre dédaignerait, à son habitude sans doute, de lire mon article… Je n’avais pas le courage de manger… À demi-écroulée sur mon divan, je me torturais pour trouver un moyen d’atténuer ma bévue. Le temps passait. Trois heures sonnèrent. Je commençai à reprendre confiance, quand je sursautai. La sonnerie de l’entrée venait de retentir. J’hésitai un instant avant d’aller ouvrir. Je savais en face de qui j’allais me trouver… Je tentai de prendre une contenance !

Mon instinct ne m’avais pas trompé. C’était bien l’inspecteur Delbarre. Il me salua aimablement, entra. Je lui offris un siège ; il s’assit. Une cigarette, il l’accepta.

Enfin, il tira lentement le « Soir » de sa poche. Mon cœur cessa de battre…

— Félicitations pour votre article de ce soir, me dit-il avec un sourire que j’estimai ironique… décidément, vous êtes une très fine psychologue. Vos déductions sont étonnantes…

— Oh ! fis-je, quand on a un tant soit peu étudié la physiognomonie, on arrive à des constatations extrêmement curieuses…

— En effet ajouta-t-il.

— À propos, repris-je, avez-vous relevé des empreintes digitales sur ma hache…

Il haussa les épaules.

— Allez donc relever quelque chose sur un bout de bois qui porte des douzaines d’empreintes toutes différentes… Depuis les vôtre jusqu’à celles, peut-être, des sauvages qui vous ont vendu cette armes… Il y a des traces de doigts larges comme des pièces de vingt francs… Ça devait bien serrer, des pattes comme ça… Et, continua-t-il, revenant à la question… rien qu’en me considérant, vous pourriez, aussi facilement, deviner mon caractère… comme Sherlock Holmes ?

— Parfaitement…

— Dites, cela m’amuserait…

Je fis contre mauvaise fortune bon cœur. Étudiant rapidement ses mains, son visage, je traçai de lui un portrait moral qui eut le don de le faire sourire :

— Pas mal, en effet ! Vous avez un certain talent dans ce genre… Mais, dites-moi, croyez-vous que si je portais une moustache… vous savez une petite moustache noire comme celle à laquelle vous faites allusion dans votre article, cela changerait quelque chose à ma… comment dites-vous ? Physio…gno…mo…nie…

Je dus pâlir. Delbarre était un policier plus subtil que je ne l’avais imaginé. Il avait parfaitement buté sur l’obstacle. La moustache !

— Cela ne changerait absolument rien, répondis-je, très maîtresse de moi.

Alors, il se pencha de mon côté et, comme s’il eut craint qu’on l’entendit, me murmura dans un souffle :

— Allons, dites-moi pourquoi il jouait du piano ?

— Que voulez-vous insinuer ? balbutiai-je. Vous savez bien que j’ignore tout…

Il se leva brusquement et me saisit le poignet. Ses yeux s’attachaient aux miens. Sa voix se fit dure, brutale. Il me secoua assez rudement :

— Allons, dis-moi pourquoi tu l’as tué ? Assez duré la comédie,
Dans le bureau, une petite bonne à la
mine trop éveillée (page 24)

ma petite… On ne se paie pas éternellement la tête de Delbarre… J’ai été patient. Maintenant, à toi de raconter…

— Mais vous êtes fou ! bredouillai-je, éperdue de terreur. C’est odieux ! Je suis innocente, vous le savez bien…

— Je l’ai cru, en effet, au début. Peut-être même le croirais-je encore si tu ne t’étais vendue toi-même dans cet article, comment aurais-tu imaginé qu’il pouvait porter des moustaches « swing » ? Qu’il était trafiquant de drogues, de femmes…

— Simple suggestion, je vous assure… Je ne connais nullement cet individu. Je ne l’ai jamais vu.

— Et celui-là non plus ? s’écria-t-il en tirant de sa poche une photographie qu’il me mit sous les yeux.

Je regardai emplie d’horreur. C’était lui… lui, le pianiste mystérieux ; mais dont la lèvre s’ornait précisément de cette moustache noire… de cette moustache noire avec laquelle je le revoyais à Casablanca, le soir où, dans une folle imprudence, je m’étais confiée à lui.

Il y avait un peu plus d’un an de cela… J’avais été envoyée par le journal pour effectuer un reportage.

Entre camarades, nous avions un peu trop abusé de la bonne chère et des vins capiteux. Je n’avais plus toute ma lucidité. Nous fûmes, en bande joyeuse, visiter quelques boîtes de la ville. C’est là que je fis sa connaissance… Ne sachant plus ce que je faisais, je l’écoutai. Il finit de me griser. J’étais inconsciente… Le lendemain, j’eus horreur de moi… mais il était trop tard…

Pourquoi chercha-t-il ensuite à me revoir ? Je l’ignore… Il m’écrivit plusieurs fois, mais sans que jamais je répondisse. Cet homme était devenu pour moi un danger constant… Une obsession. Je suis fiancée… Paul est officier de marine… En ce moment, il navigue et nous devons nous marier à son retour, dans trois mois…

Il y a quelques jours, sortant du journal, je me trouvai face à face avec cet homme exécré… J’en éprouvai une frayeur telle que je poussai un cri. Sans doute eut-il peur d’un esclandre car il disparut aussitôt. À dater de ce moment, mon existence devint une perpétuelle angoisse, un calvaire… Pourtant, ne le revoyant plus, je pensai qu’il avait heureusement disparu…

Le soir du crime, à l’instant où j’ouvrais ma porte, je crus défaillir… Il était là, dans l’entrebâillement… Je voulus refermer ; mais il s’interposa avec force, entra malgré ma résistance…

Une peur atroce m’envahit. Je me réfugiai dans mon studio. Il m’y suivit en ricanant.

— Que me voulez-vous ? dis-je enfin. De l’argent ? Combien ? Dites… mais disparaissez…

— De l’argent ! répondit-il… Je n’en ai pas besoin de ton argent… J’en ai plus que toi… C’est toi que je veux… Depuis que je t’ai eue là-bas, je ne pense qu’à toi… Il faut que tu me suives, je suis venu pour cela…

— Vous êtes fou, m’écriai-je… Partez, sinon j’appelle la police…

— Prends garde, ajouta-t-il menaçant, en me saisissant par le bras… Tu ne connais pas Rodriguez… Quand il a dit « Je veux » rien ne lui résiste… Toi pas plus qu’une autre, tu m’entends ! Et tu me suivras, sinon je raconte partout…

— Taisez-vous, fis-je… C’est un honteux chantage.

— Chantage ou non… Je le dirai…

Et croisant les mains derrière son dos, il pivota sur les talons et s’en fut d’un pas désinvolte regarder par la fenêtre. Il me tournait le dos. Sans plus réfléchir aux conséquences de mon acte, mon geste fut plus prompt que ma pensée… À portée de ma main se trouvait cette panoplie… Je saisis la hache et je frappai… Il s’écroula sans un cri…

Je fus alors effrayée de mon acte. Je venais de tuer un homme ! On allait m’accuser… Alors je résolus d’essayer de donner le change ; de faire croire à un drame mystérieux. Je traînai le corps jusqu’au piano. Après des efforts terribles, je parvins à l’asseoir sur la banquette, les mains posées sur le clavier… Je jetai la hache auprès de lui… J’allai tirer le verrou de la porte de la cuisine pour faire croire à une effraction par cette entrée, puis j’enlevai son portefeuille et tous papiers susceptibles de dévoiler son identité et j’allai les brûler dans la chaudière du journal, sans être vue.

À partir du moment où j’étais rentrée chez moi il m’avait fallu
— Allons, dis-moi pourquoi tu l’as tué (page 30)

jouer un jeu serré contre l’inspecteur. Si j’avais perdu à ce jeu terrible, c’était la faute de mon métier, de cette sorte d’hypnose dans laquelle nous plonge une feuille blanche, nous autres écrivains.

Maintenant, tout était fini.

Une immense lassitude m’envahit :

— Arrêtez-moi, inspecteur… Je vous ai tout dit… Je suis une criminelle.

Sans un mot, il m’avait écouté. Aucune impression ne se reflétait sur son visage impassible.

Enfin, il poussa un soupir et se leva :

— Je suis obligé de faire mon devoir, conclut-il, c’est-à-dire de vous remettre entre les mains de la Justice… Il y a eu crime, il faut donc un jugement… mais pour les cas de légitime défense le jury prévoit habituellement l’acquittement.

Je le considérai, effarée, pensant qu’il plaisantait sinistrement.

— Je parle sérieusement, reprit-il, comprenant mon regard… Je crois pouvoir vous assurer que cette affaire ne comportera pour vous d’autres tracas que son mauvais souvenir… Car, à mon tour je dois vous faire une confidence : l’homme que vous avez tué est un des plus dangereux aventuriers d’Afrique du Nord, recherché par un peu toutes les polices du continent pour trafics divers : haschich, coco, traite de blanches, etc… et autres crimes tout aussi crapuleux… Si bien qu’en réalité, c’est plutôt un remerciement que la Cour devrait vous adresser… non sans vous recommander d’être à l’avenir un peu plus circonspecte dans vos relations… éphémères… Alors, continua-t-il, ce type ne jouait vraiment pas du piano… Parce que, voyez-vous, j’avais remarqué qu’il ne devait pas savoir en jouer… Un vrai pianiste ne garde pas les mains en dedans… Seulement, quand vous terminerez votre confession et que « Le Soir » publiera votre roman policier vécu, vous en aurez au moins le titre tout trouvé.

— Je ne vois pas trop.

— « Pourquoi le mort jouait-il du piano » ? Je suis sûr que ça intriguera le lecteur.

FIN