Pourquoi le mort jouait-il du piano ?/04

La bibliothèque libre.
(alias Michèle Nicolaï)
Société Parisienne d’Éditions (p. 21-26).

CHAPITRE IV

Deux jours se passèrent au cours desquels je repris un peu mes esprits et envisageai les faits avec plus de sérénité. Cependant, le mystère était encore loin d’être éclairci.

À trois reprises, je téléphonai à l’inspecteur Delbarre pour savoir si, de son côté, il avait fait quelque progrès ; mais je remarquai dans sa façon de répondre une certaine froideur, une réticence qui me firent croire, un instant, qu’il se refusait à m’avouer le nouveau qu’il avait pu apprendre… à moins que son insuccès l’eût rempli de mauvaise humeur.

— Peut-être aussi, les articles que je continuais à écrire régulièrement dans le « Soir » n’étaient-ils pas de son goût ; pourtant, loin de tirer la couverture à moi, je m’ingéniais toujours à le mettre en évidence… Prenait-il cela pour de l’ironie ? Il avait tort…

Au journal, ainsi que l’avait prédit Rivoire, le succès de mon enquête revêtait un intérêt littéralement sensationnel. Chaque matin, un volumineux courrier arrivait à mon nom : encouragements, compliments, conseils, enfin toutes les élucubrations possibles de lecteurs, sans omettre naturellement les menaces, critiques et lettres anonymes…

Cependant, à mesure que le temps passait, la difficulté que j’éprouvais pour rédiger mes papiers croissait. Je manquai d’éléments nouveaux capables de tenir le public en haleine. Mon imagination seule pourvoyait à la carence d’informations fraîches et je me sentais bientôt à court d’arguments.

Avec impatience, j’attendais le résultat de l’enquête menée à Casablanca ? Qu’en sortirait-il et Delbarre tiendrait-il sa promesse de me faire part des nouvelles ?

Un matin, la sonnerie de ma porte retentit. Il était à peine dix heures. Qui pouvait bien venir ? Je pensais à Delbarre. J’allai ouvrir et me trouvai en face de Pierre Landry…

— Vous ! fis-je. Qu’arrive-t-il ?

— Oh ! rien de particulier… Je venais prendre un peu l’air sur les lieux du crime…

— Ne plaisantez pas avec cela, mon cher…

— Mais je ne plaisante pas, Nicole, au contraire, répondit Pierre Landry avec gravité… Je vous apporte des tuyaux sensationnels…

— Quoi ! fis-je, suspendue à ses lèvres. Vous avez appris quelque chose…

Il inclina la tête affirmativement…

— Hier au soir, l’idée m’est venue d’aller faire un tour à l’ « Antilope»… Tout à fait par hasard d’ailleurs, je vous l’avoue et sans même réfléchir à votre affaire… J’ai revu Antonio et c’est lui qui m’a parlé de vous ; m’a demandé ce que vous deveniez… Il semble vous porter un vif intérêt…

— Il aurait pu dans ce cas, me le témoigner d’une façon moins… discrète, quand j’y suis allée…

— Ne le calomniez pas, Nicole… Dans ce milieu il faut savoir tenir sa langue, sinon… D’ailleurs ce n’est pas lui qui m’a raconté…

— Quoi ! Que vous a-t-on dit ?

— Attendez ! Du calme, bon sang… Que vous êtes donc nerveuse… C’est un copain d’Antonio, un nommé Jim qui m’a confié « en douce » — mais ne répétez pas d’où vient le renseignement, surtout.

— Vous n’avez rien à craindre, Pierre…

— Eh ! bien, il paraît que le soir du crime, votre « pianiste » est venu à l’ « Antilope » sur le coup de huit heures… Il a bu, puis, sans que personne sache pourquoi, il s’est soudain disputé avec un habitué de l’ « Antilope » : Bobby, dit « l’Érudit ». Ça commençait à tourner au vinaigre, quand Antonio est arrivé pour les séparer.

— Pas d’histoires, ici, a-t-il dit… Si vous avez du linge sale, allez le laver ailleurs…

— C’est bon ! a répondu « l’Érudit »… Sortons…

— Je te suis, a répondu le pianiste…

— Et alors, intervins-je haletante…

— Ben alors, c’est tout ce que je sais. Depuis, le pianiste… a cassé ses cordes, quant à « l’Érudit » personne à l’ « Antilope » n’a pu me dire où il est passé… On ne l’a pas revu…

— Où habite-t-il ?

— Je n’ai pas pu l’apprendre. Vous savez, ces types-là ne se font guère de confidences à ce sujet.

— Je vais tout de suite téléphoner cela à Delbarre, m’écriai-je…

— Non, non, Nicole… Ne mêlez pas la police à cette affaire… Vous allez me faire avoir des histoires… Je vous ai dit cela pour vous, mais pas pour que vous alliez le répéter, ni même en parler dans vos « papiers »… Uniquement pour essayer de vous tirer une épine du pied…

— Ayez confiance en moi, Pierre et je vous donne ma parole que vous n’aurez pas le moindre ennui…

— Soit, acquiesça-t-il à contre-cœur…

J’eus la chance de trouver Delbarre à son bureau. Lorsque je lui parlai de l’ « Érudit », sans lui révéler d’où je tenais le renseignement, il me répondit…

— Je connais cet oiseau-là… Un drôle de coco… Rien d’étonnant à ce qu’il ait trempé dans le meurtre… Pourtant, ce serait quand même la première fois qu’il commettrait un crime… Crapule cent pour cent, mais ayant horreur du sang… Mais on ne sait jamais avec de tels phénomènes. Attendez un instant, je vais voir si je puis trouver son repaire…

Anxieusement, j’attendis quelques minutes au bout du fil. Comme l’attente se prolongeait, je pensais à raccrocher, quand la voix de Delbarre retentit de nouveau…

— Allô… Je viens d’être informé par la brigade des garnis que notre homme doit actuellement loger à l’Hôtel des Trois Grâces, dans la rue Saint-Denis… Trouvez-vous dans un quart d’heure au coin des Boulevards et du faubourg Montmartre et nous irons ensemble…

Un quart d’heure plus tard, ayant laissé Pierre qui me recommanda une dernière fois la prudence à son égard, je rencontrai comme convenu Delbarre…

Sans un mot il m’entraîna…

L’Hôtel des Trois Grâces était un de ces hôtels interlopes dont les affaires se traitaient plutôt « à l’heure » qu’au mois…

De vagues relents de parfums à bon marché, de fumée de cigarettes vous accueillaient, la porte franchie. Dans le bureau, une petite bonne à la mine trop éveillée nous reçut avec un sourire complice au coin des lèvres, sourire qui se figea instantanément dès que Delbarre eut montré sa carte d’inspecteur et demandé à parler au patron…

Un instant plus tard, ce dernier se présentait. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, assez élégant, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux bleus vifs et malicieux, mais empreints d’une astuce évidente. Lorsque Delbarre lui eut demandé s’il connaissait le fameux « Érudit », il répondit aussitôt :

— En effet, il habite ici depuis une quinzaine, malheureusement, si vous voulez le voir, vous tombez mal… Il est à l’hôpital…

— À l’hôpital ! répétâmes-nous simultanément…

— Oui, à Beaujon… Il a été renversé l’autre soir par un camion et je crois que son état est assez grave… C’est l’hôpital qui m’a téléphoné pour me demander si on lui connaissait de la famille…

— Et quand cela lui est-il arrivé ? demanda Delbarre…

— Attendez… Cela devait être il y a quatre ou cinq jours, je ne peux préciser…

Sans plus attendre, nous nous rendîmes à Beaujon…

Avant d’aller voir le blessé, Delbarre demanda à consulter la fiche d’entrée…

Celle-ci portait que l’homme avait été amené par le car de Police-Secours le 16 juin à 23 heures 45.

— Le 16 juin à 23 heures 45, répétai-je… mais c’est le soir même du meurtre…

— En effet, ajouta Delbarre… Et à 23 heures 45, c’est-à-dire entre le moment de votre départ pour votre journal et votre découverte du crime…

— Oui… Évidemment, c’est troublant, repris-je. En somme, cet homme a été vu à l’ « Antilope » vers 20 heures. Il se dispute avec la victime, tous deux sortent de l’ « Antilope »… Ensuite : mystère !

— Vous quittez votre appartement à 23 heures, c’est-à-dire approximativement au moment où les deux hommes — en admettant cette hypothèse — s’introduisent chez vous… Puis à 23 heures 45, l’ « Érudit » est tamponné par un camion et transporté à l’hôpital et vous rentrez chez vous à 2 heures pour découvrir le corps.

— En effet, répondis-je… Tout semblerait donc prouver que cet… « Érudit » doit savoir quelque chose sur le crime…

— Nous allons être fixés avant peu… Voyons où il est hospitalisé ? Ah ! Pavillon Dupuytren, Salle Ambroise Paré, lit 7… Allons…

Nous longeâmes d’interminables couloirs ! Enfin, nous arrivâmes devant la salle… Nous cherchâmes le lit 7… Il était vide. Nous pensâmes nous être trompés.

— Le lit 7, Mademoiselle, demanda Delbarre à une infirmière qui passait à cet instant… C’est l’homme qui a été renversé par un camion…

— Le 7, Monsieur… Vous êtes de sa famille ?

— Euh… des amis, fis-je…

— C’est bien malheureux, reprit l’infirmière… Ce pauvre garçon est mort ce matin… Tous nos efforts ne sont pas parvenus à le sauver…

Nous restions là, stupides, en entendant la nouvelle inattendue…

— Sapristi ! fit enfin Delbarre… Allons au greffe, nous demanderons si on veut nous laisser consulter ses papiers…

Il fut très facile à Delbarre, sur présentation de sa carte, d’obtenir satisfaction, mais rien, absolument rien ne put être découvert ayant rapport de loin ou de près avec ce qui nous intéressait.


— Mais tout cela ne m’explique pas
pourquoi ce mort jouait du piano ? (page 20)

Néanmoins, Delbarre, en signant une décharge, obtint de pouvoir emmener différents objets afin de les examiner de plus près…

— Ne nous désolons pas, dis-je à Delbarre, tandis que nous sortions de l’hôpital… Ce n’était sûrement pas lui le criminel.

— Vous êtes formidable ! explosa-t-il… On dirait que vous cherchez à écarter toutes les possibilités de vous dégager de l’accusation…

Je bondis…

— Moi, mais au contraire, je donnerais je ne sais quoi pour trouver le fil de l’énigme… mais le bon, le vrai… Pas une piste qui nous égare pour qu’ensuite nous nous retrouvions encore plus ignorants… Vous semblez oublier, inspecteur, que je suis plus que vous, directement et fortement intéressée au résultat…

Il ne répondit pas à me dernière phrase et s’éloigna, en me disant au revoir du bout des lèvres…

Rentrée chez moi, je m’attaquai à mon papier quotidien… J’estimai qu’il était encore prématuré pour parler de notre visite à Beaujon… Cela ferait le fond de l’article de demain, J’aurais le temps de l’étudier soigneusement. Et je commençais à taper avec une fureur nerveuse, sur ma machine, une sorte d’étude physiognomonique de la victime :

« QUELLE ÉTAIT LA VÉRITABLE PERSONNALITÉ DU MYSTÉRIEUX PIANISTE ? »

…Je parlai de sa personne en général, de son aspect, me laissant petit à petit entraîner par la fièvre de la description, la force de mon imagination…

« …à voir ses mains dures, aux doigts carrés, aux ongles soignés, il est vrai, on pouvait à peine croire que posées, ainsi, sur le clavier, elles fussent capables d’en tirer de douces harmonies. C’étaient dans tout leur aspect des mains d’aventurier, d’homme chez lequel le luxe et le plaisir côtoient le vice et le drame crapuleux… Un de ces hommes tour à tour trafiquant de drogues, de femmes… Son visage portait buriné la déclaration même de son identité… On se le représentait fort bien les yeux perçants, les lèvres soulignées d’une de ces fines moustaches noires dont l’ombre atténuait le pli à la fois amer et cruel de ses lèvres trop minces…»

Je continuai ainsi, puis, lorsque j’eus évalué le lignage, le trouvant suffisant, je m’en fus porter ma « copie » au journal…