Précaution/Chapitre XL

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 285-293).



CHAPITRE XL.


Vous la trouvez aujourd’hui fraîche et belle ; attendez encore quelques années ; hélas ! elles s’écoulent si vite ! Vous verrez l’hiver de la vieillesse blanchir ces cheveux ondoyants qu’on se hâtera de cacher sous une coiffe complaisante. Alors la table de jeu sera préférée aux danses de la prairie : plus de tricheries en amour, mais faites attention à vos cartes.
Th. Brown.


Le lendemain, avant de quitter Moseley-Hall, Mrs Wilson trouva le temps de s’assurer de la vérité de l’histoire que lui avait racontée M. Haugthon.

Le Doyenné avait changé de maître, et un nouvel intendant était déjà arrivé pour en prendre possession au nom du nouveau propriétaire. Quel motif avait pu engager lord Pendennyss à faire cette acquisition ? Mrs Wilson l’ignorait. Peut-être était-ce le désir de se rapprocher de lord Bolton ; mais quelle qu’en fût la cause, elle se croyait sûre d’avoir le jeune comte pour voisin au moins pendant l’été suivant, et cette certitude lui causait un plaisir auquel elle était depuis longtemps étrangère. La satisfaction qu’elle en ressentait augmentait encore lorsqu’elle jetait les yeux sur sa chère Émilie, qui était sa compagne de voyage.

Le Doyenné se trouvait sur la route de Londres. Mrs Wilson vit près de la porte un domestique qui lui parut porter la même livrée que ceux qu’elle avait vus suivre l’équipage du comte ; et, impatiente de savoir quand elle pourrait espérer de voir son maître, elle fit arrêter sa voiture, et fit signe au domestique qu’elle désirait lui parler.

— Je voudrais savoir, Monsieur, quel est le nouveau propriétaire du Doyenné.

— Lord Pendennyss, répondit-il en ôtant respectueusement son chapeau.

— Le comte n’est pas ici ? demanda Mrs Wilson avec intérêt.

— Non, Madame ; je suis venu apporter quelques ordres à son intendant. Milord est dans le Westmoreland avec le duc de Derwent, le colonel Denbigh et ces dames.

— Doit-il y rester longtemps ?

— Je ne le crois pas, Madame ; presque tous les gens de Milord sont déjà à Annerdale-House, et il est attendu à Londres avec le duc et le colonel.

Le domestique était un homme âgé qui paraissait bien instruit de tous les projets de son maître, et Mrs Wilson fut enchantée de la perspective qui s’offrait de voir le jeune lord beaucoup plus tôt qu’elle ne l’avait espéré d’abord.

— Annerdale-House est donc la maison de ville du comte ? demanda Émilie dès que le domestique se fut éloigné.

— Oui, ma chère ; il a hérité de toute la fortune du dernier duc de ce nom : je ne sais pas précisément de quel côté, mais je crois que c’est du côté de sa mère. Le général Wilson ne connaissait pas sa famille ; cependant je crois que Pendennyss porte encore un autre titre. Mais, ma chère, n’avez-vous pas remarqué à quel point ses domestiques sont honnêtes et respectueux ? C’est encore une présomption favorable en faveur du comte.

Émilie sourit à ce nouveau témoignage de la partialité de sa tante, et elle répondit :

— Votre superbe voiture et vos valets galonnés vous attireront le respect de tous les serviteurs que vous rencontrerez, quel que soit le rang de leur maître.

Pendant le reste du voyage la tante et la nièce reprirent bien des fois cet entretien. La première nourrissait, presque à son insu, des espérances dont elle aurait ri elle-même si un autre eût voulu les lui faire concevoir ; et la seconde, quoiqu’elle eût beaucoup de respect pour le caractère connu du jeune comte, n’en parlait souvent que parce qu’elle était sûre de faire plaisir à sa tante.

Après trois jours de voyage ils arrivèrent à la belle maison que possédait le baronnet dans Saint-James Square, et que le bon goût et la prévoyance de John avaient abondamment fournie de tout ce qui pouvait la rendre agréable et commode.

C’était la première fois que Jane et Émilie venaient à Londres ; et sous les auspices de John et de leur mère, qui, retirée depuis longtemps à la campagne, n’était pas moins curieuse que ses filles, elles résolurent de voir toutes les curiosités de la capitale pendant qu’elles en avaient le temps. Les deux premières semaines se passèrent dans cette occupation, que les merveilleux et les petites maîtresses eussent trouvée si vulgaire et de si mauvais ton, et la variété des objets vint faire une diversion favorable aux tristes pensées auxquelles les deux jeunes personnes étaient livrées depuis plusieurs mois.

Tandis que sa sœur et ses nièces couraient après le plaisir, Mrs Wilson, aidée de Grace, s’occupait à établir le plus grand ordre dans toutes les branches de l’économie domestique, dans la maison de son frère, afin que l’hospitalité dont la famille du baronnet avait toujours fait gloire n’amenât pas la prodigalité et le désordre.

La seconde semaine après leur arrivée, toute la famille était rassemblée dans le parloir après le déjeuner, lorsque Mrs John Moseley eut le plaisir de voir arriver son frère donnant le bras à sa jeune épouse. Après avoir reçu les compliments et les félicitations sincères de tous ses amis, celle que nous devons appeler maintenant lady Chatterton s’écria gaiement : — Vous voyez, ma chère lady Moseley, que j’ai voulu bannir toute cérémonie entre nous ; et au lieu de vous envoyer une carte, j’ai trouvé plus simple et plus agréable de venir vous annoncer moi-même mon arrivée. À peine Chatterton m’a-t-il permis de mettre bien vite un châle et un chapeau, tant il était impatient de venir.

— Vous ne sauriez me faire plus de plaisir, et je voudrais que tous nos amis en agissent de même, répondit lady Moseley du ton le plus aimable ; mais qu’avez-vous donc fait du duc ? n’est-il pas arrivé avec vous ?

— Oh ! il est parti pour Cantorbéry avec George Denbigh, Madame, dit Henriette en lançant à Émilie un regard qui peignait à la fois le reproche et l’amitié. — Il dit qu’il ne saurait supporter en ce moment le séjour de Londres, et le colonel étant obligé de quitter sa femme pour les affaires de son régiment, Derwent a été assez bon pour lui tenir compagnie pendant son exil.

— Et ne verrons-nous pas lady Laura ? demanda lady Moseley.

— Pardonnez-moi, elle est ici ; nous attendons Pendennyss et sa sœur dans quelques jours ; ainsi vous voyez que tous les acteurs seront bientôt sur la scène.

Les visites et les engagements se succédèrent bientôt chez les Moseley, et ils s’applaudirent d’avoir profité de leurs premiers loisirs pour satisfaire une curiosité bien excusable.

Mrs Wilson avait adopté pour sa pupille et pour elle une règle de conduite qui conciliait tous les devoirs d’un chrétien et ceux qu’impose la société.

Elles allaient dans le monde lorsque les convenances l’exigeaient, et se trouvaient à toutes les réunions où leur absence eût été remarquée ; mais la pratique de la religion n’en souffrait jamais, et surtout elles observaient religieusement le jour du sabbat, obligation qu’il n’est pas toujours facile d’accomplir au milieu des distractions du monde, dans une capitale, et même partout ailleurs, où l’influence de la mode l’emporte sur les lois de l’Éternel.

Mrs Wilson ne poussait pas la piété jusqu’à la bigoterie ; mais elle connaissait son devoir et l’observait rigidement. Elle y trouvait un plaisir extrême, et la moindre déviation à la règle qu’elle s’était faite eût été pour elle un supplice insupportable. Émilie, dans l’abandon de son cœur, et avec la douce confiance de son âge, suivait en tout l’exemple de sa tante, et imitait ses pratiques religieuses. Sachant toutes deux que les tentations sont plus grandes à la ville qu’à la campagne, elles s’observèrent encore davantage pendant leur séjour à Londres, et leur vigilance faisait leur sécurité.

Un dimanche, après l’office divin, une partie de la famille s’était réunie dans le parloir pour y faire une lecture pieuse, lorsque John, qui le matin avait accompagné ses parents à l’église, entra précipitamment ; il venait chercher sa femme ; il avait fait mettre ses chevaux bais à son phaéton, et il avait l’intention d’aller faire un tour à Hyde-Park, où tout le beau monde était rassemblé.

Grace, comme nous l’avons dit, depuis son voyage en Portugal, avait une véritable religion, tandis qu’auparavant, élevée sous ce rapport avec une indifférence coupable, elle n’en avait eu que les apparences. Sa ferveur s’était encore augmentée depuis lors par la sage direction du docteur Yves et de Mrs Wilson ; mais elle n’était pas encore assez vive pour être à l’abri de toute atteinte, et il n’eût pas fallu de trop fortes secousses pour l’ébranler. À la proposition de son mari elle répondit avec douceur : — Mais c’est dimanche, mon cher Moseley.

— Croyez-vous que je ne le sache pas ? s’écria John avec gaieté ; c’est le beau jour, tout Londres y sera ; quel plaisir nous allons avoir !

Grace déposa son livre. — Ah ! Moseley, lui dit-elle en le regardant tendrement, vous devriez donner un meilleur exemple !

— Et quel meilleur exemple voulez-vous que je donne ? repartit John avec affection. En montrant partout une épouse accomplie, n’est-ce pas indiquer la route qui conduit au bonheur ?

Ces paroles furent prononcées avec ce ton de sincérité qui distinguait Moseley. Grace fut plus flattée du compliment qu’elle n’aurait voulu l’avouer, et John ne disait que ce qu’il pensait ; car son unique pensée, pour le moment, était de produire sa femme, et de faire partager à tout le monde l’admiration qu’elle lui inspirait.

Le mari avait trop d’éloquence pour ne pas l’emporter ; d’ailleurs Grace l’aimait si tendrement ! Elle monta dans le phaéton à côté de lui, à peu près résolue à profiter de l’occasion pour lui faire un beau sermon sur des objets sérieux ; mais cette résolution eut le sort de toutes celles qui sont formées par suite d’une espèce de compromis avec nos devoirs… Elle fut oubliée l’instant d’après.

Grace voulut essayer, en abandonnant ses occupations sérieuses pour se prêter à ses folies, de le ramener à ses sentiments ; mais l’épreuve eut une issue bien différente. Au lieu de le convertir, ce fut elle qui se laissa entraîner, et le sermon qu’elle avait préparé expira sur ses lèvres.

Mrs Wilson avait écouté attentivement la conversation de John et de Grace, et dès qu’ils furent partis, elle dit à Émilie, avec laquelle elle était restée seule :

— Voilà pourtant ce qui arrive, mon enfant, lorsque le mari et la femme n’ont pas les mêmes principes religieux. John, au lieu d’encourager Grace à remplir son devoir, parvient, comme vous le voyez, à l’en détourner.

Émilie sentit la force de la remarque de sa tante ; elle en reconnaissait la justesse ; cependant son amour pour le coupable lui fit hasarder de dire :

— John respecte la religion, ma tante ; il est incapable de pervertir Grace, et cette offense n’est pas impardonnable.

— Non, sans doute, mais ce n’en est pas moins une infraction expresse aux ordres du Seigneur ; c’est ne vouloir pas même observer les dehors de la religion. J’aime à croire que John n’a écouté que sa légèreté naturelle, et qu’il n’a pas vu les conséquences de sa conduite. S’il ne change pas, et qu’il ne se montre pas bon chrétien, j’ai bien peur que la pauvre Grace n’ait de la peine à se maintenir dans ses bonnes résolutions. Mrs Wilson secoua la tête d’un air pensif, et Émilie fit une prière mentale pour ce qu’elle appelait la conversion de son frère.

À son arrivée, lady Laura s’était empressée de venir rendre visite aux Moseley ; elle leur avait appris que son mari était nommé membre du parlement, et qu’il venait de prendre une maison à Londres. Ils virent bien qu’il serait presque impossible d’éviter de le rencontrer, puisqu’ils ne pouvaient s’empêcher de répondre, au moins par des visites éloignées, à l’empressement que lady Laura leur témoignait, et ils n’auraient pu se conduire autrement sans se faire tort à eux-mêmes ; car le monde, toujours disposé à médire, n’eût pas manqué de publier bientôt que la manière d’être de la famille Moseley envers un homme auquel elle avait de si grandes obligations ne venait que du dépit qu’elle éprouvait de ce qu’il n’avait pas choisi une femme dans son sein.

Si le baronnet eût été instruit de la fatale découverte que sa sœur avait faite, il eût cherché à éloigner tout rapprochement avec la famille de Denbigh ; mais la discrétion dont Mrs Wilson et Émilie s’étaient fait un devoir les exposait non seulement aux avanies de lady Laura, mais encore au désir qu’éprouvait toute la famille d’y répondre, et elles se soumirent aux épreuves qui peut-être les attendaient, avec un chagrin qu’adoucissait un peu leur respect pour lady Denbigh et leur pitié pour sa confiance abusée.

Une parente éloignée de lady Moseley désirant donner une fête où elle comptait rassembler ses amis, s’empressa d’y faire inviter son vénérable parent, M. Benfield, aussitôt son arrivée à Londres. Si ce fut seulement parce que la dame se rappela qu’il était cousin de son père, ou si ce souvenir fut appuyé de celui des codicilles que les gens âgés ajoutent quelquefois à leur testament, c’est ce que nous n’entreprendrons pas de décider : quoi qu’il en soit, le vieillard fut flatté de l’invitation qu’il reçut ; il était encore trop galant pour ne pas se rendre à l’appel d’une dame, et il consentit à accompagner chez elle le reste de sa famille.

Lorsqu’ils arrivèrent, toute la société était déjà rassemblée ; lady Moseley fut mise à une partie de quadrille, et les jeunes gens se livrèrent aux plaisirs de leur âge. Émilie, désirant se soustraire à la gaieté bruyante d’une foule de jeunes gens qui s’étaient rassemblés autour de sa tante et de sa sœur, offrit son bras à M. Benfield, qui désirait faire le tour des salons.

Ils erraient de l’un à l’autre sans s’apercevoir de l’étonnement qu’excitait la vue d’un homme de l’âge et du costume de M. Benfield, appuyé sur le bras d’une jeune et charmante personne, et sans même entendre les exclamations de surprise et d’admiration qu’on laissait échapper autour d’eux, lorsque enfin Émilie, craignant que la foule n’incommodât son oncle, l’entraîna doucement vers un salon écarté, destiné aux tables de jeu, où l’on circulait un peu plus librement.

— Ah ! chère Emmy, dit le vieux gentilhomme en s’essuyant le front, que les temps sont changés depuis ma jeunesse ! on ne voyait point alors une foule semblable resserrée dans un si petit espace, les hommes coudoyant les femmes, et, oserai-je le dire, chère Emmy, les femmes elles-mêmes coudoyant les hommes, comme je viens d’en être témoin.

M. Benfield prononça cette dernière phrase à voix basse, comme s’il eût craint qu’on entendît un tel blasphème.

— Je me rappelle, continua-t-il, que pendant une fête donnée par lady Gosford, quoique je puisse dire, sans vanité, que j’étais un des hommes les plus galants de la société, il ne m’arriva pas d’effleurer même du bout du doigt la robe ou même le gant d’aucune dame, si ce n’est pourtant que je donnai la main à lady Juliana pour la conduire à sa voiture.

Émilie sourit, et ils se promenèrent lentement au milieu d’une longue rangée de tables, jusqu’à ce qu’ils fussent arrêtés par une partie de wisk qui interceptait le passage, et qui attira leur attention par la différence d’âge et d’humeur qui se faisait remarquer entre ceux qui la composaient.

Le plus jeune des joueurs était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, qui jetait ses cartes avec un air de négligence et d’ennui, et qui jouait avec les guinées qui servait à marquer les points. Il lançait à la dérobée des regards d’envie sur les scènes plus animées qui se passaient dans les salons voisins, et l’impatience qu’exprimaient toutes ses manières prouvait assez qu’il n’attendait qu’une occasion de s’échapper de sa prison, et de quitter une ennuyeuse partie pour rejoindre les jeunes gens de son âge dont la vue lui faisait éprouver le supplice de Tantale.

Son partner était une femme dont il eût été difficile de dire l’âge : on lisait dans ses yeux qu’elle n’était pas disposée à résoudre ce problème, et qu’il n’aurait sa solution que lorsque son extrait mortuaire viendrait divulguer au monde une vérité si longtemps contestée. Son regard errait aussi de temps en temps dans les autres salons, mais c’était pour avoir occasion de censurer des plaisirs qu’elle ne pouvait plus partager, et ces moments de distraction ne l’empêchaient pas de tâcher de réparer par son adresse la négligence de son associé. Elle comptait d’un air de convoitise les points de ses antagonistes, et l’attention que portait son voisin de droite à tous ses mouvements prouvait qu’il croyait sa surveillance utile aux intérêts communs.

Ce voisin pouvait avoir environ soixante ans, et la forme de son vêtement noir annonçait qu’il était ecclésiastique. L’attention qu’il apportait au jeu venait plutôt de l’habitude qu’il avait de réfléchir, que du désir de gagner ; et si un léger sourire animait sa physionomie, ordinairement grave, lorsqu’il remportait quelque avantage, on pouvait l’attribuer à la satisfaction qu’il éprouvait en voyant déjouer les artifices de miss Wigram.

Le quatrième acteur d’une partie si singulièrement composée était une vieille dame qui avait la manie de porter un costume qui eût été plus convenable pour sa petite-fille. Elle paraissait mettre au jeu le plus vif intérêt ; et entre elle et le jeune homme s’élevait une haute pile de guinées qui paraissait être sa propriété exclusive ; car plusieurs fois elle en jeta une ou deux sur la table, comme son enjeu des paris qu’elle proposait sur le point ou sur la partie, paris que la négligence du jeune homme lui faisait presque toujours gagner.

Double et rob ! mon cher docteur, s’écria la vieille dame d’un air de triomphe. — Sir Villiam, vous me devez dix guinées.

Elles furent payées avec autant de facilité qu’elles avaient été gagnées, et l’antique douairière se mit à régler les dernières gageures qu’elle avait faites avec miss Wigram.

— C’est encore deux guinées, je crois, Madame, dit-elle après avoir compté avec soin la rétribution de cette dernière.

— Je crois vous avoir donné votre compte, Milady, répondit miss Wigram avec un regard qui voulait dire : Prenez cela, ou vous n’aurez rien.

— Je vous demande pardon ; ma chère, mais vous ne me donnez que quatre guinées, et vous devez vous rappeler que vous m’en devez cinq pour le rob et une pour notre dernier pari. Docteur, oserais-je vous prier de m’avancer deux guinées sur celles que miss Wigram a mises en réserve auprès de vous ? je suis impatiente de me rendre à la soirée de la comtesse.

Le docteur, pour se faire payer, avait été obligé d’avoir recours à la réserve dont parlait la vieille dame, et il s’applaudissait d’avoir réussi à empêcher par sa surveillance la tricherie qu’il soupçonnait ; mais miss Wigram, qui n’avait pas osé s’opposer à ce que le docteur se payât, voulut essayer au moins de défendre le reste de son enjeu, et elle s’écria avec véhémence :

— Mais Votre Seigneurie oublie les deux guinées qu’elle a perdues contre moi chez Mrs Howard.

— Non, ma chère, si je les ai perdues, je vous les ai payées, répondit la vieille très-vivement ; et, malgré les efforts de son adversaire, elle s’empara des deux guinées contestées.

M. Benfield et Émilie étaient restés les témoins silencieux de toute cette scène, la jeune fille, ne pouvant revenir de la surprise que lui causaient de semblables manières, et son oncle accablé sous le poids de sentiments difficiles à décrire, car dans les traits flétris et enflammés par la colère de la vieille joueuse, il avait reconnu les restes de sa Juliana, maintenant la vicomtesse douairière d’Haverford.

— Sortons, chère Emmy ! dit le vieillard en poussant un profond soupir, comme s’il se fût éveillé d’un long sommeil, et qu’il eût regretté le songe qui l’avait charmé, sortons à l’instant. Le fantôme qu’il avait adoré pendant quarante ans s’était évanoui devant la réalité ; et son cœur souffrait d’avoir reconnu dans cette vieille joueuse acariâtre celle que son imagination malade se plaisait depuis si longtemps à parer de toutes les vertus.