Précaution/Chapitre XLI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 294-303).



CHAPITRE XLI.


Tout n’est pas gain dans le jeu caché d’une fausse modestie ; supposez qu’on vous prenne au mot : il a donc des aïeux ! Pourquoi n’en rien dire, s’il vous plaît ? Il s’exposait vraiment à passer pour un sot.
Ford.


La famille du baronnet voyait très-souvent lady Henriette, que son mariage avec Chatterton et ses qualités aimables lui avaient rendue également chère. Le jeune lord, se voyant obligé d’aller à Windsor où l’appelaient les devoirs de sa charge, pria Mrs Wilson et Émilie, qui était devenue la favorite de sa nouvelle cousine, de venir passer quelques instants avec la pauvre veuve. Elles le lui promirent volontiers, et le jour même de son départ elles se rendirent chez Henriette à l’heure du déjeuner. Chatterton prit congé d’elles, après leur avoir exprimé combien il regrettait d’être forcé de les quitter, et les avoir remerciées de vouloir bien tenir compagnie à sa femme.

Lady Henriette avait apporté une fortune assez considérable à son mari ; et celui-ci, ayant pourvu libéralement à l’établissement de ses sœurs, jouissait d’une aisance et d’un bonheur auxquels il était depuis longtemps étranger. Ses revenus lui permettaient d’avoir un grand train, et de prévenir tous les désirs de sa femme ; et Henriette, qui unissait aux qualités les plus brillantes des avantages plus solides, avait établi le plus grand ordre dans toute sa maison.

— Mrs Wilson, dit sa jeune hôtesse en lui versant une tasse de thé, et après avoir jeté un dernier regard sur Chatterton qui s’éloignait, savez-vous que je suis au moment de marcher sur les traces de miss Harris et de me faire entremetteuse de mariages ?

— Et pour qui donc ? demanda la veuve en souriant.

— Pour qui ? pouvez-vous me le demander ? pour notre chère petite Émilie.

— Pour moi ! s’écria Émilie en tressaillant, et sortant d’une profonde rêverie sur la perspective du bonheur qui s’ouvrait pour lady Laura, vous êtes trop bonne, Henriette ; mais pourrais-je savoir à qui votre imagination me destine ? ajouta-t-elle en s’efforçant de sourire.

— À qui, mon Émilie ? au seul homme qui soit digne de vous, à mon cousin Pendennyss. Ah ! dit-elle en riant et en lui prenant la main, il y a longtemps que Derwent et moi nous avons arrangé cette affaire, et je suis sûre que vous serez de notre avis, dès que vous le connaîtrez.

— Le duc de Derwent ! s’écria l’innocente Émilie avec surprise, et ses joues se couvrirent d’une vive rougeur.

— Oui, le duc, reprit la jeune lady Chatterton ; vous trouvez singulier, je le vois, qu’un amant rebuté dispose si vite de sa maîtresse, mais nous avons pris cette affaire à cœur. Le comte est arrivé la nuit dernière, et sa sœur et lui doivent dîner aujourd’hui familièrement avec nous. Eh bien ! ma chère miss Wilson ! ne vous avais-je pas préparé une agréable surprise ?

— Oh ! bien agréable, je vous assure, répondit la veuve enchantée, et pouvant à peine se persuader qu’elle allait voir enfin celui qu’elle désirait connaître depuis si longtemps. Mais d’où arrive-t-il ?

— Du comté de Northampton, où il vient d’acheter un joli manoir… mon Dieu, tout près de chez vous, à ce qu’on m’a dit, et vous voyez qu’il entre d’avance dans nos vues.

— Il est vrai, dit Émilie en plaisantant, que l’acquisition du Doyenné m’en paraît une preuve convaincante ; mais le comte manquait-il donc de maisons, pour acheter celle-là ?

— Non, certainement : sans parler de son hôtel à Londres, qui est un véritable palais, il a trois châteaux qu’il tient de ses ancêtres, et qui, plus grands, plus magnifiques les uns que les autres, sont situés dans les contrées les plus pittoresques du royaume ; mais il n’en avait point dans le Northampton, dit Henriette en riant. À dire vrai, il offrit à George Denbigh d’aller habiter le Doyenné pendant l’été prochain ; mais le colonel désire ne pas s’éloigner d’Eltringham ; Pendennyss le sait, et je pense que cette offre n’était qu’une ruse pour mieux cacher ses projets. Maintenant que vous connaissez aussi les nôtres, Émilie, vous devez juger que nous lui avons épargné vos louanges, pendant que nous étions avec lui dans le Westmoreland.

— Et le colonel Denbigh est-il à Londres ? demanda Mrs Wilson en jetant un coup d’œil inquiet sur Émilie, qui changeait de couleur en dépit de tous ses efforts.

— Oui, Madame, et Laura est aussi heureuse…, aussi heureuse que moi, dit Henriette. Et sa femme de charge étant venue lui demander ses ordres, elle sortit du salon avec elle.

Tandis que ses deux amies, assises en silence, étaient plongées dans leurs réflexions, elles entendirent frapper à la porte de la maison ; on l’ouvrit, et les pas parurent se diriger vers l’appartement où elles étaient. Un domestique en ouvrit la porte, et avant d’entrer quelqu’un lui dit :

— C’est très-bien ; ne dérangez pas votre maîtresse, je ne suis pas pressé.

Au son de cette voix bien connue, les deux dames tressaillirent ; elles ne pouvaient se tromper : ici ce n’était plus l’effet de la ressemblance ; c’était bien sa voix ; il était impossible de s’y méprendre. À peine avaient-elles eu le temps de faire ces réflexions rapides que leurs doutes furent dissipés : celui qui avait parlé entra : c’était Denbigh.

Il s’arrêta et resta un moment immobile comme une statue ; il était évident que la surprise était mutuelle. Il devint très-pâle, puis un instant après ses joues se couvrirent d’une vive rougeur ; il s’approcha de celles qu’il s’attendait si peu à voir, et leur dit d’une voix douce et tremblante.

— Que je suis heureux !… Combien je remercie le ciel d’une rencontre si agréable et si inespérée ! et il demanda avec empressement des nouvelles de la famille du baronnet.

Mrs Wilson le salua sans rien répondre ; et Émilie, pâle comme la mort, se laissa retomber sur le sopha sans lever les yeux, et sans oser essayer de prononcer un seul mot, dans la crainte de trahir son émotion.

Après avoir lutté un moment pour surmonter la douleur que lui causait un semblable accueil, Denbigh quitta vivement le siège qu’il avait pris, et, se rapprochant des deux dames, il dit avec énergie, mais d’un ton suppliant :

— Chère Mrs Wilson, et vous, aimable… trop aimable Émilie, une seule imprudence, une supercherie que je croyais bien innocente me fera-t-elle perdre pour toujours votre amitié ? Derwent m’avait laissé espérer que vous aviez encore quelque estime pour moi.

— Le duc de Derwent ! monsieur Denbigh ?

— Oh ! chère Mrs Wilson ; je vous en prie, ne me donnez plus un nom qui m’est devenu presque odieux.

— Si vous ne pouvez plus entendre prononcer votre nom sans rougir, je vous plains, dit Mrs Wilson d’un air grave, mais…

— De grâce, ne me rappelez pas ma folie, interrompit-il vivement ; n’en ai-je pas été assez puni ? Daigner m’appeler par mon titre.

— Votre titre ! s’écria Mrs Wilson étonnée. Émilie leva la tête et lui montra ses traits décomposés, sur lesquels une vive rougeur venait de remplacer une pâleur mortelle. Ses yeux, fixés sur lui dans l’attente de ce qu’il allait répondre, semblaient lancer des éclairs.

— Que voulez-vous dire ? demanda Denbigh ; y a-t-il encore entre nous quelque fâcheuse erreur que j’ignore ? et prenant la main de Mrs Wilson, il la pressa tendrement entre les siennes en ajoutant :

— Par pitié ne me laissez pas dans cette cruelle incertitude !

— Pour l’amour de la vérité, par égard pour moi, pour notre bonheur à tous, répondez sincèrement : — Qui êtes-vous ? dit Mrs Wilson d’un ton solennel.

En retenant toujours sa main, il fléchit le genou devant elle, et répondit sur le même ton :

— Je suis l’élève, le fils d’adoption de votre mari, le compagnon de ses dangers, celui qui partagea tous ses plaisirs et toutes ses peines, je suis le comte de Pendennyss.

Mrs Wilson posa sa tête sur l’épaule du jeune homme agenouillé devant elle ; elle le serra contre son cœur et fondit en larmes ; pendant quelques moments ils furent tout entiers à leurs souvenirs ; mais un cri de Pendennyss rappela la veuve à la situation de sa nièce.

Émilie était tombée évanouie sur le sopha.

Une heure se passa avant que lady Chatterton parvînt à se débarrasser des importuns qui l’empêchaient de rentrer dans le salon, où elle fut très-étonnée de trouver le comte. Après les avoir tous regardes avec surprise, Henriette s’écria :

— À merveille ! il me paraît que vous ne vous gênez pas. Depuis combien de temps Votre Seigneurie honore-t-elle ma maison de sa présence, et comment avez-vous pris la liberté de vous présenter vous-même à Mrs Wilson et à miss Moseley ?

— Point de gêne et liberté entière, c’est la devise du jour, vous le savez, ma chère cousine ; aussi y a-t-il une heure que je suis ici, et que, ne vous voyant pas là pour faire les honneurs de votre maison, j’ai pris la liberté de me présenter moi-même à Mrs Wilson et à miss Moseley…

En prononçant ces derniers mots avec une gravité comique, un sourire expressif vint animer les traits de Pendennyss, et Émilie jeta sur lui un regard où la malice se mêlait à la joie : elle sentait son cœur pénétré du même bonheur qui avait marqué tous les jours de son heureuse enfance.

Lady Chatterton les regardait tour à tour, étonnée de l’expression singulière qu’elle remarquait sur toutes les physionomies, et surtout du changement qui s’était opéré depuis une heure dans les manières de ses deux amies. Après avoir écouté quelque temps leur conversation, dans l’espoir de s’instruire de la cause d’une transition si subite, elle s’écria tout à coup :

— Sur ma parole, vous êtes tous des êtres incompréhensibles ; je laisse ces dames seules, et je les retrouve avec un beau jeune homme ; elles avaient encore des figures graves et sérieuses, sinon mélancoliques, je les revois rayonnantes de gaieté et de bonheur. Je les surprends avec un homme qu’elles n’ont jamais vu, et elles lui parlent de promenades faites ensemble, d’amis communs, de plaisirs passés : de grâce, chère Mrs Wilson, et vous, Milord, vous connaissez la curiosité des femmes, ne prolongez pas plus longtemps mon supplice.

— Non, s’écria le comte avec gaieté, pour punir cette curiosité, que vous n’avouez que pour nous engager à la satisfaire, je ne vous dirai pas le mot de l’énigme ; mais ma sœur m’attend chez votre voisine, Mrs Wilmot, et il faut que je la rejoigne : nous serons ici tous deux à cinq heures. Et se levant avec vivacité, il prit la main que lui tendait Mrs Wilson et la porta à ses lèvres ; puis s’arrêtant devant Émilie, dont les joues auraient pu disputer l’éclat avec la rose, il prit aussi sa main, la posa quelques instants sur son cœur, la baisa avec respect, et s’enfuit précipitamment pour cacher son émotion. Émilie, ne pouvant réussir à maîtriser la sienne, se retira un moment dans la chambre voisine, pour y verser en liberté quelques larmes. Celles-là du moins étaient sans amertume ; elles provenaient d’un excès de bonheur.

L’étonnement d’Henriette allait toujours croissant, et son inquiétude serait devenue trop pénible, si Mrs Wilson ne se fût empressée de lui témoigner une confiance dont son amitié pour Émilie la rendait si digne ; elle lui raconta en peu de mots le changement de nom du jeune comte, dont elle ignorait encore le motif, et les quiproquo fâcheux qui en étaient résultés.

— N’est-il pas désagréable, dit lady Chatterton gaiement, tandis qu’une larme brillait dans ses yeux, que des plans aussi bien combinés que ceux que nous avions formés avec Derwent deviennent tout à coup inutiles et soient perdus pour la postérité ! Émilie en aurait trompé de plus fins avec son petit air posé ; mais mon rigide cousin !….. oh ! comme je vais le gronder de sa supercherie !

— Je crois qu’il se repent déjà sincèrement de l’avoir employée, dit Mrs Wilson en souriant, et son erreur est assez punie par les suites qu’elle a eues pour son repos : quatre mois de souffrances sont un châtiment bien sévère pour un amant.

— Oui, répondit Henriette avec un sourire malin, s’il avait souffert seul ; mais une autre a partagé la peine qu’elle n’avait point méritée, et il peut compter que je ne l’épargnerai pas.

L’intérêt qu’Henriette prenait à son amie était encore augmenté par la découverte inattendue de l’amour mutuel qui l’unissait à Pendennyss ; et, quoique ce dernier fût absent, les heures qui s’écoulèrent jusqu’à celle de son retour ne parurent aux trois amies qu’un rapide enchantement. Lady Chatterton déclarait que, malgré son amitié pour son frère, elle préférait qu’Émilie devînt la femme de Pendennyss, qui seul était digne d’elle. Mrs Wilson se sentait mille fois plus heureuse qu’elle n’avait jamais espéré l’être en voyant se réaliser des souhaits que son âge, sa philosophie, et même la religion, n’avaient pu l’empêcher de former. Les yeux d’Émilie brillaient d’un nouvel éclat, et son cœur battait d’espérance et de bonheur.

À l’heure indiquée, le bruit d’une voiture annonça l’arrivée du comte et de sa sœur.

Pendennyss entra dans le salon en donnant le bras à une jeune personne très-délicate, mais douée d’une grande beauté ; il la présenta à Mrs Wilson, comme lady Marianne Denbigh, sa sœur ; et la douceur et l’affabilité de Marianne firent bientôt oublier à ses nouvelles connaissances qu’elles la voyaient pour la première fois. Quoique Émilie eût une confiance entière dans l’honneur et la véracité de son amant, elle éprouva un vif sentiment de joie en l’entendant donner à sa sœur le nom de Marianne. L’amour est une passion si inquiète, si tyrannique, qu’il veut régner en despote sur le cœur qu’il asservit ; il est jaloux même des apparences, et le seul remède des soupçons inquiets qui l’agitent continuellement ne se trouve que dans une confiance mutuelle, charme le plus doux d’une union bien assortie.

Lorsque cette Marianne, qu’elle avait trouvée longtemps si formidable, s’approcha pour la saluer, Émilie se leva, les yeux brillants de joie, pour serrer la main qu’elle lui offrait. Marianne la regarda un moment avec attention, et jetant ses bras autour du cou d’Émilie, elle la pressa sur son cœur, et lui dit tout bas et du ton le plus tendre : — Ma sœur, ma sœur bien-aimée !

Émilie se sentait émue jusqu’aux larmes ; Pendennyss sépara doucement les deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, et elles eurent bientôt repris assez de calme pour se mêler à la conversation. Lady Marianne ressemblait beaucoup à son frère, elle avait aussi un air de famille avec sa cousine Henriette ; mais ses manières étaient plus douces et plus réservées, et ses jolis traits avaient presque toujours une expression de mélancolie.

Dès que son frère parlait, elle se taisait aussitôt, non par crainte, mais par suite de l’admiration qu’elle avait pour lui ; elle le regardait comme le meilleur et le plus parfait des hommes, et son attachement était payé du plus tendre retour.

La tante et la nièce examinaient attentivement les manières du comte, et elles trouvaient quelque différence entre ce qu’il était et ce qu’il avait été. N’étant plus soumis à une dissimulation qui était hors de son caractère, il déployait cette amabilité, cette aisance que donne l’habitude du grand monde, sans rien perdre cependant de cette sincérité qui était empreinte dans toutes ses actions.

Si Pendennyss avec son air franc et ouvert eût dit à Mrs Wilson : Je suis innocent, elle n’aurait pu s’empêcher de le croire, et une explication bien simple leur eût épargné quatre mois de chagrins ; mais, s’imaginant que le mécontentement de la veuve ne provenait que de la découverte de sa supercherie (découverte qu’elle aurait faite si elle eût continué l’examen du portefeuille), le sentiment de ses torts et de la ruse qu’il s’était permise l’empêcha de rien dire pour sa défense.

Il avait perdu cet air d’embarras et d’inquiétude qui bien des fois avait alarmé la tante, mais il avait encore cette douceur, ce respect, cette noble modestie, qui lui avaient assuré son amitié et son estime.

Ce léger changement enchantait Mrs Wilson ; Émilie, au contraire, habituée à voir à son amant un air timide et réservé, fut quelques jours à s’habituer à la gaieté et à l’aisance du comte. Denbigh lui avait paru l’idéal de la perfection, comment aurait-elle pu désirer qu’il changeât ?

Lady Marianne, ne prévoyant pas le plaisir qui l’attendait chez Henriette, avait promis à sa cousine lady Laura de l’accompagner à une fête qu’on donnait le soir même, et elle avait demandé sa voiture de bonne heure. Désirant rester le plus tard possible avec ses nouvelles amies, elle les supplia d’y monter ainsi que Henriette, et de l’accompagner à Annerdale-House, où lady Laura devait venir la prendre ; Henriette y consentit, et après avoir laissé un billet pour Chatterton, ils partirent tous ensemble.

Annerdale-House était un des plus beaux hôtels de Londres ; il avait été bâti dans le dernier siècle, et en traversant ses grands et riches appartements Émilie sentit un moment son cœur se serrer ; mais un coup d’œil jeté sur Pendennyss la réconcilia avec une magnificence à laquelle elle avait été jusqu’alors étrangère. En le voyant dans ces beaux lieux, on ne pouvait douter qu’il n’en fût le maître ; mais il en exerçait la domination avec tant de douceur et de bonté ; il était si aimable, si attentif pour elle, qu’avant de quitter la maison, Émilie commençait à croire qu’on pouvait goûter le bonheur au sein de la splendeur et du luxe.

Bientôt après leur arrivée, on annonça le colonel Denbigh et lady Laura ; et l’homme dont la veille encore le nom seul eût fait pâlir Émilie entra dans le salon. Il ressemblait encore plus à Pendennyss que le duc de Derwent, et il paraissait à peu près du même âge.

Mrs Wilson vit bientôt qu’elle n’avait plus besoin de plaindre lady Laura, comme elle l’avait fait bien des fois, depuis qu’elle la croyait la femme du lâche suborneur de Julia. Le colonel était un homme du meilleur ton, aimable, spirituel, et qui paraissait adorer sa femme. Tous ses parents l’appelaient George, et il donnait souvent au comte ce nom qui leur était commun.

La conversation étant tombée sur un buste de grand prix que possédait Pendennyss, les dames, qui ne le connaissaient pas, manifestèrent le désir de le voir, et l’on passa dans la grande et magnifique bibliothèque du comte. Émilie parcourait les titres des beaux ouvrages qu’elle renfermait, lorsque ses yeux en rencontrèrent un qui attira son attention ; souriant et rougissant tout à la fois, elle se tourna vers Pendennyss, qui suivait tous ses mouvements, et elle lui dit avec enjouement : — Ayez pitié de mon embarras, et permettez-moi de vous emprunter ce volume. — Très-volontiers, répondit-il ; quel est l’ouvrage que vous désirez lire ? Mais Émilie avait pris le volume, et l’avait caché dans son mouchoir. Le comte remarquant que, tout en plaisantant, Émilie voulait lui dérober l’objet de sa curiosité, jeta les yeux sur la case d’où elle avait tiré le tome en question ; il devina aussitôt son motif, il sourit, et lui dit en lui présentant un autre livre :

— Je ne suis pas pair d’Irlande, mais pair d’Angleterre, Émilie, et vous vous êtes trompé de volume. Celle-ci ne put s’empêcher de rire à son tour en se voyant découverte, tandis que le comte, ouvrant le livre qu’il tenait à la main, et qui n’était autre que le premier tome de la Pairie[1], de Debrett, lui indiqua l’article où il était question de sa famille, et dit à Mrs Wilson qui s’approchait d’eux :

— Demain, ma respectable amie, je solliciterai votre attention pour une histoire bien triste, mais qui, je l’espère, atténuera un peu ma faute à vos yeux. En disant ces mots, il alla rejoindre le reste de la compagnie pour détourner son attention, tandis qu’Émilie et sa tante lisaient le paragraphe suivant.

— George Denbigh, comte de Pendennyss, baron Lumley, de Lumley-Castle, baron Pendennyss, Beaumaris et Fitzwalter, né le…, de…, dans l’année de…

La liste des comtes et des barons remplissait plusieurs pages, mais le dernier article était ainsi conçu :

« George, vingt-unième comte du nom, succéda à sa mère Marianne, comtesse de Pendennyss, de son chef, étant né de son mariage avec George Denbigh, écuyer, cousin-germain de Frédéric, neuvième duc de Derwent, héritier présomptif. » Le titre et le domaine de Pendennyss n’étant point substitués passeront à Marianne Denbigh, sœur du comte, si Sa Seigneurie meurt sans laisser d’enfants. »

Ces derniers paragraphes ayant expliqué, en grande partie, ce qui a pu paraître mystérieux dans cette histoire, nous allons maintenant raconter à nos lecteurs, d’une manière suivie, les détails que Pendennyss donna en différentes fois à ses amis sur sa famille et sur ses ancêtres.




  1. C’est une espèce de registre généalogique, où l’on trouve l’histoire et le titre de chaque famille dans laquelle la pairie est héréditaire. Il y a un livre semblable pour les baronnets.