Précaution/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 193-202).



CHAPITRE XXIX



Lady Raleigh. Le futur est charmant ; il n’a pas un seul défaut.
Mrs Vortex. A-t-il un titre ?
Lady Raleigh. Il a mille livres sterling de rente.
Mrs Vortex. A-t-il un titre ?
Lady Raleigh. Lady Dorsey est sa tante.
Mrs Vortex. Un titre ?
Lady Raleigh. Il est marquis.
Mrs Vortex. À la bonne heure, c’est l’époux qu’il nous faut.
Le Galant.


Le jour n’avait pas encore paru, qu’on vint avertir John Moseley que la diligence allait partir. Il s’empressa d’aller prendre sa place, et trouva dans la voiture trois compagnons de voyage. Aucun d’eux ne semblait disposé à rompre le silence imperturbable que gardent les Anglais lorsqu’ils se trouvent avec des étrangers, et ils avaient laissé bien loin derrière eux la petite ville de L*** avant de s’être adressé une seule question. Je ne sais s’il faut attribuer cette taciturnité nationale à une modeste défiance ; le noble orgueil qui anime les Anglais semble s’opposer à cette supposition. Peut-être l’Anglais n’a-t-il pas moins bonne opinion de lui que ses voisins, mais il craint davantage de se compromettre. Le Français, blessé dans son amour-propre, s’indigne un moment, puis l’oublie l’instant d’après ; l’Anglais souffre en silence, et la blessure saigne longtemps dans son cœur.

De quelque cause que provienne cette réserve qui caractérise les Anglais, il serait à désirer qu’elle diminuât, et que des hommes qui voyagent ensemble dans leur pays, au lieu de se regarder comme étrangers les uns aux autres, eussent toujours à l’esprit cette réflexion, qu’ils sont aussi voyageurs dans cette vie, et qu’au terme du voyage, qui est le même pour tous, ils se retrouveront également.

John Moseley était occupé de pensées bien différentes de celles de ses compagnons de voyage, et il ne fut tiré de ses tristes rêveries que par un cahot de la voiture qui le jeta contre la poignée de l’épée d’un de ses voisins. En relevant la tête, il reconnut, à la faveur du petit jour qui commençait à poindre, les traits de lord Henry Stapleton ; leurs yeux se rencontrèrent, et les mots : — C’est vous, Milord ! — Vous voilà, monsieur Moseley ! furent prononcés de part et d’autre avec une égale surprise. John fut enchanté d’une rencontre qui le tirait de ses sombres réflexions, et qui lui permettait de renouveler connaissance avec le jeune marin. La frégate que montait ce dernier était entrée en rade la nuit précédente, et il se rendait à Londres pour le mariage de sa sœur. La voiture de son frère le marquis devait venir au-devant de lui, et, aussitôt après la noce, il devait partir pour Yarmouth, où son vaisseau avait ordre de se rendre.

— Comment se portent vos charmantes sœurs, Moseley ? s’écria le jeune marin de ce ton franc et délibéré qui distingue les gens de sa profession ; ma foi, je serais devenu amoureux de l’une d’elles, si j’avais eu le temps et l’argent nécessaires… : vous savez que ce sont deux articles indispensables pour les mariages aujourd’hui.

— Je crois, dit John en riant, que, d’après l’empressement des filles et surtout celui des mères, on pourrait se dispenser du temps… ; quant à l’argent, c’est autre chose.

— Oh ! le temps n’est pas moins nécessaire. Croiriez-vous que je n’en ai jamais assez pour faire les choses en règle ? Je suis toujours pressé, et je vous serais fort obligé si vous pouviez m’indiquer une femme qui voulût m’épouser sans tous les préliminaires longs et fastidieux que mon goût et ma profession me font également prendre en horreur.

— Rien n’est plus facile, milord, dit John en souriant et pensant à Catherine Chatterton ; mais comment faites-vous en mer ? Commandez-vous les manœuvres comme vous voulez improviser un mariage… en courant ?

— Non, non, répondit gravement le capitaine ; là c’est bien différent ; tout suit une marche uniforme et régulière, et chacun ne pense qu’à remplir son devoir : mais à terre, c’est autre chose ; je ne suis qu’un oiseau de passage. Que la société que j’ai trouvée à L*** cette année m’a paru charmante ! Sept ou huit jours après le bal où je rencontrai vos aimables sœurs, j’allai à la chasse, et, à cinq milles environ du village, j’aperçus le plus joli petit ermitage, habité par une femme bien plus jolie encore, par une Espagnole, une Mrs Fitzgerald. Oh ! décidément, je l’adore !… Si polie, si douce et si modeste !

— Et comment Votre Seigneurie fit-elle sa connaissance ? demanda John un peu surpris.

— Par hasard, mon cher ami, par hasard ; il faisait très-chaud, je mourais de soif, et j’approchai de la maison pour y demander un verre d’eau. Mrs Fitzgerald était assise sous le péristyle. Toujours pressé par le temps, comme vous savez, je ne m’amusai pas à me faire annoncer ; j’espérais profiter quelque temps de la bonne fortune que je devais au hasard ; mais en une minute elle m’eut fait donner quelques rafraîchissements, et je fus éconduit le plus promptement et le plus poliment possible. Mais je parvins à savoir son nom dans une maison voisine.

Pendant le récit de Stapleton, John avait fixé ses regards sur celui de ses compagnons de voyage qui était en face de lui. Il paraissait avoir environ soixante ans ; il était criblé de petite vérole ; sa taille droite avait toute la raideur d’un ancien militaire, et son costume était celui d’un homme comme il faut. Son teint était bruni par le soleil, et son œil noir et perçant était fixé avec une expression singulière sur le jeune marin, qui continuait ses remarques.

— Connaissez-vous la belle veuve, Moseley ?

— Très-légèrement, dit John ; elle a bien voulu recevoir quelquefois les visites de mes sœurs, et…

— Et les vôtres ! s’écria lord Stapleton en éclatant de rire.

— Je les ai accompagnées une fois ou deux, Milord, répondit John avec gravité ; mais l’amie de Mrs Wilson et d’Émilie Moseley doit être à l’abri du moindre soupçon. Mrs Fitzgerald vit dans la retraite la plus sévère ; le hasard seul nous fit faire sa connaissance. N’étant pas aussi pressés que Votre Seigneurie, nous avons cherché à cultiver sa société, et nous n’avons eu qu’à nous en applaudir.

Pendant que John parlait, la physionomie de l’étranger variait à chaque minute ; enfin ses yeux s’arrêtèrent sur le jeune défenseur de Julia avec une expression de douceur qui paraissait peu ordinaire à cette figure rigide. Désirant changer le sujet d’une conversation qui lui paraissait trop délicate pour être continuée dans une voiture publique, John dit en regardant l’étranger :

— Nous allons avoir une belle journée.

Celui à qui il paraissait s’adresser inclina la tête en signe d’assentiment pour toute réponse ; mais le quatrième voyageur, que John n’avait point encore regardé, dit d’une voix humble et modeste :

— Cela est vrai, monsieur John ; et celui-ci reconnut la voix de l’honnête Peter Johnson. Il se tourna vivement vers lui, et vit le maigre et modeste intendant blotti dans un coin de la voiture, de manière à tenir le moins de place possible.

— Johnson ! s’écria John étonné, vous ici ! et où allez-vous ?… est-ce à Londres !

— Oui, à Londres, monsieur John, répondit Peter d’un air d’importance ; et, comme s’il eût voulu prévenir tout interrogatoire, il ajouta : — Pour les affaires de mon maître, Monsieur.

Moseley et lord Henry l’examinaient attentivement pendant qu’il parlait : le premier cherchait à deviner ce qui pouvait amener dans le tourbillon de la capitale un homme de soixante-dix ans, qui n’avait jamais quitté sa province, et le second ne pouvait assez regarder la figure et l’accoutrement grotesque de l’intendant. Peter n’avait rien changé au costume que nous avons déjà décrit, et qui était de mode dans le temps où son maître siégeait au parlement. Sa vue seule aurait donné envie de rire au plus sérieux ; cependant elle ne put dérider le front de l’étranger, qui avait repris sa physionomie immobile, et qui paraissait concentré en lui-même. Il ne prononça que quelques mots indispensables ; son accent était singulier, et ses jeunes compagnons ne purent décider de quel pays il était. Lord Henry ne cessait de le regarder d’un air qui semblait dire : — Quelle est votre patrie ?

Un moment avant de remonter en voiture après avoir changé de chevaux, lord Henry dit à John : — Je parierais que notre taciturne compagnon est un de ces officiers que la chute de Buonaparte a forcés de se retirer du service ; tâchons de savoir ce qu’il pense maintenant de son ancien maître ; je me charge de sonder le terrain. Mais le vieux militaire resta impénétrable malgré toutes les attaques de Sa Seigneurie, qui abandonna enfin tout espoir d’en rien tirer.

Peter était trop modeste pour parler en présence de M. John Moseley et d’un lord, et ces derniers entretinrent seuls la conversation. À quinze milles de Londres, ils rencontrèrent une voiture élégante, à quatre chevaux, et décorée d’une couronne de marquis, qui venait au-devant de lord Henry. John résista à toutes les instances que lui fit ce dernier d’y prendre place avec lui ; il avait suivi Denbigh de poste en poste, et il ne voulait pas risquer de perdre sa trace en changeant de manière de voyager. Quelques heures après, la diligence arriva sans accident à Londres, et Moseley se hâta de prendre des informations sur l’objet qui l’intéressait. Une chaise telle qu’il la dépeignait était arrivée une heure auparavant, et le jeune homme qu’elle avait amené s’était fait conduire à un hôtel voisin. John se fit conduire à l’instant même à l’hôtel désigné, et il demanda M. Denbigh ; mais, à sa grande mortification, on lui dit que personne de ce nom n’y demeurait. Désespéré d’un si mauvais succès, il allait se retirer, lorsqu’un domestique en grande livrée lui demanda respectueusement si la personne qu’il désirait voir n’était pas arrivée aujourd’hui de L***, dans le Norfolk.

— Précisément, s’écria John.

— Alors, Monsieur, voulez-vous bien me suivre ? dit le laquais.

Ils frappèrent à la porte d’un parloir. Le domestique entra seul, et bientôt John fut introduit dans un appartement, où Denbigh, assis et la tête appuyée sur sa main, paraissait abîmé dans ses réflexions. En apercevant John, il s’élança de sa chaise en s’écriant :

— Monsieur Moseley ! ne me trompé-je pas ?

— Denbigh, lui dit John en lui tendant la main, est-il bien, est-il digne de vous de nous quitter si précipitamment, et sans nous laisser du moins l’espoir de nous revoir bientôt ?

Denbigh fit signe au domestique de se retirer, et il offrit une chaise à son ami. — Monsieur Moseley, dit-il en cherchant à lui cacher son émotion et sa douleur, vous paraissez ignorer l’aveu que j’avais osé faire à votre sœur.

— Je n’en ai pas entendu parler.

— Et vous ne savez pas que j’ai essuyé un refus ?

— Est-il possible ! s’écria John en se levant et en marchant à grands pas dans la chambre ; je dois avouer que j’espérais que vous demanderiez sa main ; mais jamais je n’aurais pu penser qu’elle vous refusât.

Denbigh lui donna la lettre d’Émilie ; après l’avoir lue, John la lui rendit en soupirant : — Voilà donc la raison qui vous a forcé à nous quitter, continua-t-il ; mais Émilie n’est pas capricieuse ; ce refus ne saurait venir d’un moment de dépit ; je la connais trop pour…

— Non, monsieur Moseley, interrompit Denbigh avec tristesse ; votre sœur est à l’abri de tout reproche… ; mais je ne suis pas digne d’elle ; ma supercherie… En ce moment, le même domestique qui avait introduit John ouvrit la porte, et Peter Johnson entra. Après s’être avancé jusqu’auprès de la table qui le séparait des deux jeunes gens, l’intendant mit ses lunettes, tira de sa poche son formidable portefeuille, et y prit une lettre dont il lut l’adresse à haute voix : — A. M. George Denbigh, à Londres. Confié aux soins de Peter Johnson, intendant de Benfield-Lodge (Norfolk). Après s’être acquitté de cette partie de son devoir avec tout le cérémonial convenable, il remit la lettre à Denbigh, qui la parcourut à la hâte, et en parut vivement touché ; il pressa la main de l’intendant, le remercia avec bonté du nouvel intérêt qu’il prenait à lui, et lui dit que, s’il voulait lui donner son adresse, il lui enverrait, dans la matinée, sa réponse à M. Benfield.

Peter s’empressa de le satisfaire ; mais il paraissait craindre de se retirer avant de s’être assuré que cette réponse serait telle qu’il la désirait ; et, prenant dans sa poche un livre de compte presque aussi grand que le portefeuille, il dit, après l’avoir feuilleté un moment : Mon maître a chez Coutts et compagnie[1] 7000 livres sterling, 5000 dans la banque ; ainsi, Monsieur, vous voyez qu’il peut faire ce qu’il vous propose sans nous gêner.

Denbigh sourit, et assura l’intendant qu’il répondrait comme il le devait aux ordres de M. Benfield.

La porte s’ouvrit de nouveau, et le militaire étranger fut introduit. Il salua, et parut fort étonné de retrouver deux de ses compagnons de voyage : mais il ne dit rien, et présenta une lettre à Denbigh avec autant de gravité que le bon Peter. Denbigh l’invita à s’asseoir, et, après avoir parcouru la lettre qu’il lui avait remise, il lui parla dans une langue que John reconnut pour de l’espagnol, et que Peter prit pour du grec.

Pendant quelques minutes la conversation fut soutenue de part et d’autre avec la plus grande vivacité, et les deux auditeurs ne pouvaient revenir de la volubilité inattendue que déployait tour à tour leur taciturne compagnon ; enfin, celui-ci se leva pour se retirer ; déjà il s’avançait vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit de nouveau, et quelqu’un s’écria :

— Me voilà, George ! me voilà sain et sauf… ! prêt à embrasser les filles de noce, si elles veulent me le permettre, et si j’en puis trouver le temps… Mais, Dieu me pardonne, voilà M. Moseley !… le général ! et vous aussi, noble débris du siècle dernier !… Il ne nous manque plus que le conducteur et le postillon.

C’était lord Henry. L’Espagnol salua en silence, et se retira, tandis que Denbigh, ouvrant la porte d’une chambre voisine, pria Stapleton de vouloir bien l’y attendre un moment.

— Très-volontiers, mon cher ; mais, sur ma parole, il est bien singulier de nous retrouver tous ici. Nous faisons tous voile vers le même port, à ce qu’il me semble.

— Vous connaissez donc lord Henry ? dit John pendant que le jeune marin se retirait.

— Oui, répondit Denbigh. Et l’intendant, après lui avoir répété encore une fois son adresse dans le plus grand détail, prit respectueusement congé des deux amis. Dès qu’ils se trouvèrent seuls, Moseley eût bien voulu reprendre la conversation que Peter avait interrompue, mais il avait trop de délicatesse pour chercher à pénétrer la cause du refus de sa sœur. Il commençait à espérer qu’ils n’étaient point séparés pour jamais ; et décidé à revenir voir Denbigh le lendemain matin, il le quitta, pour lui laisser la liberté de rejoindre lord Henry Stapleton.

Le lendemain vers midi, John et l’intendant se rencontrèrent à la porte de l’hôtel où logeait Denbigh. Peter tenait la réponse que ce dernier avait faite à M. Benfield ; mais, avant de partir, il désirait le revoir. En demandant après celui qu’ils cherchaient, ils apprirent avec autant de contrariété que de surprise, qu’il était parti de grand matin avec tous ses bagages, et qu’il n’avait point dit où il se rendait.

Essayer de découvrir un homme dans une ville telle que Londres, lorsqu’on n’a pas la moindre idée du côté où il a dirigé ses pas, c’est perdre à la fois son temps et ses peines. Moseley le savait ; et, après avoir refusé l’expédient que lui proposait Peter, il retourna à son hôtel. Si le projet de l’intendant n’indiquait pas une grande sagacité, du moins il faisait honneur à sa persévérance ; il avait engagé John à suivre un des côtés de la rue, tandis qu’il se chargerait de l’autre, et à s’informer ainsi de porte en porte, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé le fugitif. — Monsieur, dit Peter avec simplicité, lorsque notre voisin White perdit sa petite fille, ce fut de cette manière que nous la retrouvâmes, après avoir battu presque tout le village sans nous décourager, monsieur John. Mais celui-ci n’ayant pas voulu le seconder, il fut obligé de renoncer à l’entreprise, faute d’un coadjuteur, et, le cœur bien serré, il reprit la route de Benfield-Lodge.

Malgré la contrariété qu’il éprouvait de cette nouvelle fuite, à laquelle il ne comprenait rien, John désirait trop retrouver son ami pour ne pas tenter une nouvelle recherche. Il se rendit à l’hôtel du marquis d’Eltringham, frère de lord Henry, et il y apprit qu’ils étaient partis tous deux de grand matin pour le château du marquis, dans le Devonshire, où devait se célébrer le mariage de leur sœur.

— Sont-ils partis seuls ? demanda John d’un air pensif.

— Il y avait deux voitures, Monsieur, celle du marquis et celle de Sa Grâce le duc de Derwent.

— Et le duc était-il seul ?

— Un jeune homme était avec Sa Grâce ; mais le domestique auquel John s’était adressé ne le connaissait pas. Voyant qu’il ne pourrait rien apprendre de plus, il se retira.

Au désappointement de John se mêlait un peu d’humeur ; car il lui paraissait évident que Denbigh avait voulu l’éviter ; il ne doutait pas qu’il ne fût compagnon de voyage du duc de Derwent, et il perdit tout espoir de le trouver à Londres. Tandis qu’il retournait chez lui dans une situation d’esprit que personne n’eût pu lui envier, et qu’il réfléchissait aux tristes nouvelles qu’il avait à reporter à L***, il rencontra Chatterton. Si quelqu’un pouvait consoler John, c’était son ami. Les deux jeunes gens s’accablèrent réciproquement de questions sur leur famille, et John apprit avec bien du plaisir que la douairière était à Londres avec ses filles. Chatterton demanda avec empressement des nouvelles d’Émilie, il s’informa aussi de Denbigh avec un intérêt tout particulier, et ce fut avec une surprise mal déguisée qu’il apprit son départ subit de L***.

Lady Chatterton n’avait pu se dissimuler combien les tentatives qu’elle avait faites pour rapprocher Moseley de sa fille avaient été funestes à ses projets ; aussi se promit-elle bien, en le voyant entrer, de cacher avec soin ses désirs secrets, et aucun mot de sa part ne vint alarmer l’amour-propre et la susceptibilité de John. On peut croire cependant qu’elle fut enchantée de le revoir ; et, si on peut s’en rapporter au trouble, à la rougeur, aux palpitations du cœur d’une jeune fille, Grace n’en était pas fâchée non plus. Il est vrai qu’elle désirait depuis longtemps avoir des nouvelles d’Émilie et du reste de sa famille, et qu’elle se trouvait heureuse d’en avoir d’aussi directes que celles que lui donnait M. Moseley ; enfin elle cherchait à déguiser son embarras sous un prétexte qui parût plausible. Les yeux de Grace exprimaient tout ce que disait sa bouche, peut-être plus encore ; et jamais John ne l’avait trouvée aussi jolie.

Lorsque John arriva chez la douairière, il s’y trouvait un homme d’un certain âge, qui paraissait d’une mauvaise santé, quoiqu’il affectât beaucoup de gaieté, et qu’une toilette très-soignée cherchait à déguiser les outrages du temps. Quelques minutes suffirent pour convaincre John que c’était un prétendant à la main de Catherine ; et la partie d’échecs dont il fut témoin lui prouva que ce prétendant paraissait digne à Catherine et à sa mère des soins et des attentions les plus marquées. Lady Chatterton le présenta à John sous le nom de lord Herriefield, et John comprit par quelques mots qui lui échappèrent qu’il était pair du royaume. Chatterton lui en parla comme d’un parent éloigné de sa mère, qui était revenu depuis peu des Indes-Orientales, où il occupait un emploi important, pour venir prendre possession de la grande fortune et du rang distingué que lui assurait la mort d’un frère aîné. Il était garçon, et outre les richesses dont il venait d’hériter, il en avait acquis beaucoup en pays étranger. Chatterton aurait pu ajouter, si le respect filial ne l’eût contraint au silence, que l’offre de lord Herriefield d’assurer à Catherine une partie de sa fortune avait été acceptée, et que la semaine suivante elle deviendrait la femme d’un débauché dont les traits amaigris portaient l’empreinte de tous les excès.

Lorsque Chatterton et Grace avaient appris les propositions de lord Herriefield, ils avaient manifesté toute la répugnance qu’il leur inspirait, et ils s’étaient réunis pour faire à lady Chatterton les plus humbles et les plus vaines remontrances contre une telle union. Ils avaient fait à leur sœur les plus vives instances pour qu’elle ne devînt pas elle-même l’instrument de son malheur ; il n’y avait pas de sacrifices pécuniaires qu’ils ne fussent prêts à faire pour l’arrêter sur le bord de l’abîme ; mais tout fut inutile : Catherine avait mis dans sa tête qu’elle serait vicomtesse, et sa mère qu’elle serait riche.




  1. Fameux banquier de Londres, très-connu pour avoir épousé l’actrice Melon.