Précaution/Chapitre XXXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 219-227).



CHAPITRE XXXII.



Lady Merwin. Drôle, souviens-toi que je suis madame la marquise.
Dick. Payez-moi donc du moins en valet de marquise.
Lady Merwin. Quand tu sauras enfin le prix d’un tel titre.
Le Galant.


Un matin que Clara avait décidé ses sœurs à l’accompagner, elle et Francis, jusqu’à la ville de L***, M. Benfield et le baronnet, Mrs Wilson et sa sœur, étaient rassemblés dans le parloir : les dames s’occupaient à broder, et les deux messieurs parcouraient les journaux de Londres.

Jane, quand elle était présente, observait toujours la même réserve à l’égard de ses amis ; et elle se tenait à l’écart, tandis qu’on n’aurait pu remarquer aucun changement dans la conduite d’Émilie, si parfois ses regards distraits ou attachés à la terre n’eussent prouvé que ses pensées la reportaient auprès de celui dont elle n’osait plus prononcer le nom, même à sa tante.

Mrs Wilson, qui était assise auprès de sa sœur, remarqua que leur hôte respectable était tout à coup livré à une agitation extraordinaire. Il se remuait sur sa chaise, retournait dans tous les sens le journal qu’il tenait à la main, puis le frottait avec sa manche et le relisait encore, comme si quelque article du journal était la cause de toute cette émotion, et qu’il ne pût en croire ses yeux. Enfin, il tira la sonnette avec violence, et donna ordre qu’on lui envoyât Johnson sans perdre un instant.

— Peter, lui dit M. Benfield lorsqu’il entra, lisez cela ; vos yeux sont encore jeunes.

Peter prit le journal, et, après avoir mis ses lunettes à sa satisfaction, il se mit en devoir d’obéir à son maître. Mais sa vue parut se troubler à son tour. Il s’approcha de la fenêtre, pencha le journal de côté, et parut épeler le paragraphe en lui-même. Il aurait donné ses trois cents livres de revenu pour que John Moseley eût été là, et que dans son impatience il lui eût arraché la gazette pour lire lui-même ce mystérieux article. Enfin, M. Benfield, voulant à tout prix sortir de cet état pénible, demanda d’une voix tremblante :

— Eh bien, Peter ! mon pauvre Peter ! qu’en pensez-vous ?

— Ma foi, Votre Honneur, répondit l’intendant en le regardant de l’air le plus piteux, cela ne me paraît que trop certain.

— Je me rappelle, dit le bon vieillard, que lorsque lord Gosford vit annoncer dans les journaux le mariage de la comtesse, il… Le pauvre M. Benfield n’en put dire davantage, et se levant avec dignité, il prit le bras de son fidèle serviteur et sortit de l’appartement.

Mrs Wilson prit le journal, le parcourut, et elle eut bientôt trouvé l’article en question.

« Le 12 de ce mois, par dispense spéciale, à la résidence du très-noble marquis d’Eltringham, dans le Devonshire, a été célébré le mariage de George Denbigh, écuyer, lieutenant-colonel du régiment de dragons de Sa Majesté, avec la très-honorable lady Laura Stapleton, sœur du marquis. Eltringham fut honoré à cette occasion de la présence de Sa Grâce le duc de Derwent et du noble comte de Pendennyss, cousin du marié, ainsi que de celle de lord Henry Stapleton, capitaine de marine. On assure que l’heureux couple doit se rendre à Denbigh-Castle aussitôt après le mois de miel. »

Quoique Mrs Wilson eût repoussé à jamais l’idée de voir sa nièce devenir l’épouse de Denbigh, elle éprouva une angoisse inexprimable à la lecture de ce paragraphe. Elle se cacha la figure dans ses mains, tant elle éprouvait d’horreur en songeant combien il s’en était peu fallu qu’Émilie n’épousât un pareil homme. Elle voyait maintenant pourquoi il avait évité de paraître au bal où il savait que lord Henry était attendu : car elle eut la même idée que John, et elle ne pouvait croire qu’une femme telle que lady Stapleton eût donné son cœur en moins de quinze jours à un homme qui ne lui aurait pas déjà fait la cour auparavant. Il y avait donc dans ce mariage un mystère qui restait encore à éclaircir, et qui sans doute n’était pas à l’honneur de Denbigh.

Ni sir Edward ni lady Moseley n’avaient encore abandonné toute espérance de voir Denbigh se remettre sur les rangs pour obtenir Émilie, et le coup qu’ils ressentirent n’en fut que plus terrible. Le baronnet prit le journal, et après l’avoir relu en silence, il dit tout bas d’une voix tremblante d’émotion : — Puisse-t-il être heureux ! Je souhaite qu’elle soit digne de lui.

— Digne de lui ! pensa Mrs Wilson indignée ; et prenant le journal, elle se retira dans sa chambre, où Émilie, qui était de retour de sa promenade, venait de se rendre.

Comme il fallait que sa nièce apprît cette nouvelle, elle pensa que le plus tôt serait le mieux. L’exercice et l’aimable enjouement de Francis et de Clara avaient rendu aux joues d’Émilie une partie des vives couleurs qui les animaient ordinairement, et elle accourut embrasser sa tante le sourire sur les lèvres. Mrs Wilson sentit qu’il lui fallait rassembler tout son courage pour détruire de nouveau la tranquillité qui semblait renaître dans l’âme de sa nièce. Mais il n’y avait point à balancer ; il fallait accomplir un rigoureux devoir.

— Émilie, mon enfant, lui dit-elle en la pressant contre son cœur, vous vous êtes montrée jusqu’à présent telle que je pouvais le désirer ; et, dans les épreuves pénibles que vous avez eues à supporter, votre courage a surpassé mon attente. Encore un effort, mon enfant, encore une épreuve à soutenir, et j’ai la confiance que la blessure que je rouvre sera bientôt guérie, et que nous ne reviendrons plus sur ce douloureux sujet.

Émilie regarda sa tante d’un air inquiet, attendant avec anxiété ce qui allait suivre. Elle prit le journal, suivit la direction du doigt de Mrs Wilson, et lut l’annonce du mariage de Denbigh. Émilie sentit ses genoux chanceler ; elle fut obligée de s’appuyer sur une chaise. Les couleurs que la promenade lui avait rendues disparurent de nouveau ; mais bientôt, revenant à elle, elle serra la main de sa tante, qui suivait avec anxiété tous ses mouvements, et la repoussant avec douceur, elle alla se renfermer dans sa chambre.

Lorsqu’elle reparut, elle avait repris tout son empire sur elle-même, et elle semblait aussi calme, aussi tranquille qu’auparavant. Sa tante la surveillait avec une tendre inquiétude, mais elle ne put apercevoir d’altération sensible ni dans sa conduite, ni dans ses manières.

C’est qu’Émilie connaissait trop bien ses devoirs pour n’avoir pas senti, du moment qu’elle avait cru son amant indigne de son estime, qu’une barrière insurmontable les séparait. Quand même Denbigh ne se fût pas marié, ils ne pouvaient jamais être unis ; et si quelques étincelles d’une affection mal éteinte brûlaient encore dans son cœur, si même, comme elle était parfois obligée de l’avouer, cette affection semblait renaître par intervalle avec autant de force que jamais, elle ne formait pas pour cela d’espérance chimérique, et ne rêvait pas un bonheur qui ne pouvait jamais se réaliser.

Elle résolut de redoubler d’efforts pour bannir entièrement de son cœur des sentiments qui naguère avaient fait sa joie, mais qui se trouvaient en opposition directe avec son devoir, sachant bien que ce serait faiblesse que de s’y abandonner, et qu’elle devait le sacrifice de son amour à son repos autant qu’à sa famille.

Mrs Wilson la regardait avec admiration. Tant de courage, tant de résignation dans un âge si tendre, et lorsque les illusions ont encore tant d’empire ! Si elle avait lieu de regretter que, malgré sa stricte vigilance, elle se fût laissé tromper sur le caractère de Denbigh, elle se consolait du moins en voyant que sa nièce avait si bien profité de ses leçons, et qu’avec l’aide de la Providence, loin de se laisser abattre, elle semblait puiser de nouvelles forces dans l’excès même de son malheur.

La triste impression que causa l’article du journal s’étendit sur tous les membres de la famille ; Denbigh leur était également cher, depuis qu’il avait sauvé les jours d’Émilie.

Une lettre de John, par laquelle il leur annonçait l’intention où il était de les rejoindre à Bath, pour leur demander leur consentement à son mariage avec Grace, vint heureusement faire quelque diversion à l’accablement général. M. Benfield seul semblait insensible. Il aimait John comme son neveu, et il trouvait que Grace ferait une très-bonne petite femme ; mais ni l’un ni l’autre n’occupaient dans son cœur la même place qu’Émilie et que Denbigh.

— Peter, dit-il un jour après s’être épuisé en conjectures pour découvrir ce qui avait pu faire avorter si subitement un mariage qui lui semblait immanquable, n’avais-je pas raison de vous dire que la Providence bouleverse parfois tous nos projets, pour nous apprendre à nous humilier dans cette vie ? Pourtant, Peter, si lady Juliana n’avait consulté que son inclination en se mariant, elle serait à présent maîtresse de Benfield-Lodge.

— Oui, Votre Honneur ; mais que serait devenu alors l’article de votre testament qui concerne cette chère miss Emmy ? Et Peter se retira en songeant à ce qui serait arrivé si Patty Steele avait montré plus de bonne grâce lorsqu’il avait voulu en faire Mrs Johnson ; association d’idées qui n’était nullement rare dans l’esprit du bon intendant ; car si Patty avait jamais eu une rivale dans son cœur, c’était dans la personne d’Émilie Moseley, pour laquelle Peter éprouvait le plus tendre attachement.

Mrs Wilson et Émilie avaient continué d’aller voir Mrs Fitzgerald ; et comme il n’y avait plus d’étrangers dont la présence pût les gêner, toute la famille, en y comprenant sir Edward et M. Yves, avait été rendre visite à la jeune veuve.

Les Jarvis étaient partis pour Londres, où ils devaient retrouver leur fille, qui était alors repentante sous plus d’un rapport, et sir Edward apprit avec plaisir que la réconciliation avait été complète, et qu’Egerton était reçu avec son épouse dans la maison du marchand.

Sir Edgar mourut subitement, et le colonel, à présent sir Henry hérita de son titre et des biens qui y étaient substitués ; mais la plus grande partie de la fortune du défunt se composait de biens meubles dont sir Edgar avait pu disposer à son gré, et qu’il avait légués à un autre de ses neveux qui venait d’entrer dans les ordres.

Mrs Jarvis fut indignée de voir ravir à sa fille une partie de l’héritage auquel il lui semblait qu’elle avait des droits incontestables ; mais elle se consola en songeant au nouveau titre de son gendre, et au plaisir qu’elle aurait à entendre appeler Marie lady Egerton. Sa fille partageait son ivresse, et son plus grand désir était de se trouver avec les Moseley dans quelque endroit où l’on observât les lois du cérémonial, afin de pouvoir prendre le pas sur eux. Elle ne se sentait pas d’aise lorsque, dans quelque grande assemblée, on venait annoncer : — La voiture de lady Egerton est à la porte ; et cependant lady Egerton n’avait pas de voiture à elle. Ce fut même l’objet d’une discussion assez plaisante qui eut lieu quinze jours après la réconciliation de Marie avec sa famille.

Mrs Jarvis avait une fort jolie voiture que son mari lui avait donnée pour son usage personnel. Convaincue que le baronnet, titre dont le colonel jouissait depuis vingt-quatre heures, n’avait pas le moyen de donner un carrosse à son épouse, elle forma la résolution magnanime de lui abandonner le sien, pour aider sa fille à soutenir dignement sa nouvelle grandeur. En conséquence il s’établit une consultation entre les deux dames sur les changements qu’il faudrait faire à la voiture. — D’abord, dit lady Egerton, il est de nécessité absolue de changer les armes pour y substituer celles de sir Henry, avec la main sanglante et les six quartiers : ensuite il fallait commander de nouvelles livrées.

— Oh ! mon Dieu, Milady, si les armes sont changées, M. Jarvis s’en apercevrait infailliblement ; il ne me le pardonnerait jamais, et peut-être…

— Eh bien ! peut-être ? s’écria la jeune dame en secouant dédaigneusement la tête.

— Ma foi, il pourrait bien ne pas me donner les cent guinées qu’il m’a promises pour la faire peindre à neuf, reprit la mère avec quelque chaleur.

— Comme il vous plaira, Mrs Jarvis, dit la nouvelle lady avec beaucoup de dignité, mais j’entends que ma voiture porte mes armes et la main sanglante.

— En vérité, vous n’êtes pas raisonnable, dit Mrs Jarvis d’un air mécontent ; puis elle ajouta après un moment de réflexion : — Est-ce aux armes ou bien à la main sanglante que vous tenez, ma chère ?

— Oh ! je me soucie fort peu des armes ; mais je suis bien résolue, maintenant que je suis l’épouse d’un baronnet, Mrs Jarvis, de faire peindre sur ma voiture l’emblème de mon rang.

— Assurément, Milady, c’est avoir le sentiment de sa dignité. Eh bien donc, nous mettrons la main sanglante au-dessus des armes de votre père, et il n’y fera pas attention, car il ne regarde jamais ces sortes de choses.

Cet arrangement fut adopté, et dès le lendemain la voiture de Mrs Jarvis fut décorée de l’emblème si désiré. Tout alla pour le mieux pendant quelques jours, et Mrs Jarvis s’applaudissait tout bas du succès de sa ruse. Mais, un malheureux jour, le marchand qui était dans l’usage d’aller à la Bourse toutes les fois qu’il devait s’y faire quelque grande opération, rentra brusquement chez lui pour chercher un calcul que le dimanche précédent il avait fait sur son livre de prières pendant le sermon ; il le découvrit après quelques recherches, descendit précipitamment, et, trouvant la voiture de sa femme à la porte, il y monta pour se rendre chez son banquier.

M. Jarvis oublia de dire au cocher de ne point l’attendre, et pendant plus d’une heure l’équipage dont les panneaux portaient la main sanglante resta arrêté dans l’une des rues les plus fréquentées de la Cité. Aussi quelle fut sa surprise lorsque, de retour chez lui, il voulut examiner le compte que lui avait remis son banquier, de lire en tête : Compte courant de sir Timothée Jarvis baronnet, avec John Smith.

Sir Timothée tourna le papier dans tous les sens, et il le relut autant de fois que M. Benfield avait relu le paragraphe relatif au mariage de Denbigh, avant de pouvoir en croire ses yeux. Lorsque enfin il fut bien assuré du fait, il saisit son chapeau, et sortit pour aller trouver l’homme qui avait osé l’insulter, et se permettre de pareilles plaisanteries au milieu d’affaires aussi sérieuses. À peine avait-il fait quelques pas, qu’il rencontra un de ses amis qui l’appela par son nouveau titre. Une explication s’ensuivit, et le baronnet sans le savoir se rendit droit à la remise.

Pour le coup la vérité lui fut dévoilée. Il fit appeler sa femme ; et, pour toute punition, la brosse du peintre effaça sous ses yeux le malheureux emblème des panneaux de la voiture.

Tout cela fut fort facile, mais ses amis de la Bourse et de la Cité n’en continuèrent pas moins à l’appeler sir Timothée, et, soit oubli, soit malice, ce nom lui resta.

M. Jarvis n’avait aucune ambition, mais il voulut se venger, et il résolut de mettre les rieurs de son côté.

Un bourg récemment acheté ayant fait une adresse où respirait le dévouement au roi, il se chargea de la présenter lui-même. Le bon marchand se mettait rarement à genoux, même devant son Créateur ; mais dans cette occasion il fléchit respectueusement le genou devant son souverain, et il sortit du palais avec le droit de porter à jamais le titre que ses vieilles connaissances de la Bourse persistaient à lui donner par dérision.

Il est plus facile de se figurer que de décrire les transports de joie que lady Jarvis fit éclater. Il n’y avait que le prénom qui la tourmentât un peu ; mais, par une licence bien permise, elle le raccourcit de manière à en faire le nom plus doux et plus harmonieux de sir Timo. Deux domestiques furent renvoyés, dès le second jour, parce que, peu habitués aux nouveaux titres, ils l’avaient appelée mistress. Quant à son fils le capitaine, qui était alors en voyage, on s’empressa de lui écrire pour lui apprendre cette grande nouvelle.

Pendant ce temps sir Henry Egerton ne paraissait que rarement dans la famille de sa femme ; il avait sa société particulière, et il passait la plupart de ses soirées dans une célèbre maison de jeu. Cependant Londres devenait désert, et lady Jarvis et ses filles, après avoir en la condescendance d’aller faire des visites de cérémonie à leurs anciennes connaissances de la Cité, pour y faire étalage de leurs titres et de leurs nouvelles grandeurs, dirent à sir Timo qu’elles ne pouvaient tarder davantage à se rendre à Bath, et quelques jours après toute la famille y était établie.

Lady Chatterton était venue avec Grace habiter la maison de son fils. John Moseley les y avait suivies, plus heureux, plus épris que jamais ; et il reçut bientôt une lettre de son père qui le priait de lui retenir un logement pour lui et sa famille.

Lord et lady Herriefield étaient partis pour le midi de la France, et Catherine, éloignée de ses parents et des lieux où se rattachaient les doux souvenirs de ses premières années, se trouvant seule avec un homme qu’elle n’aimait point, pour lequel elle n’avait même pas d’estime, commença à sentir qu’un titre et une grande fortune ne suffisent pas pour assurer le bonheur.

Lord Herriefield était d’un caractère dur et naturellement soupçonneux ; mais la position de sa fille aînée ne donnait aucune inquiétude à la douairière intrigante, qui, croyant avoir tout fait pour elle en lui ménageant un si brillant mariage, s’applaudissait du résultat de ses manœuvres.

Une fois ou deux, l’habitude l’emportant sur la prudence, elle s’était efforcée de faire avancer de quelques jours l’époque fixée pour le mariage de Grace ; mais John avait pris aussitôt l’alarme, et son absence pendant vingt-quatre heures l’avertit du danger de blesser en aucune manière une susceptibilité poussée aussi loin.

Dans ces occasions John se punissait autant que la douairière ; mais le sourire de Grace lorsqu’elle le revoyait, sa main qu’elle posait franchement dans la sienne, ne manquaient jamais d’effacer l’impression désagréable que produisaient les artifices de la mère.

Les Chatterton et les Jarvis se rencontrèrent bientôt dans les assemblées, et l’épouse du baronnet, s’approchant de la douairière, avec ses deux filles, lui fit le salut le plus amical.

Lady Chatterton, qui ne se souvenait réellement pas de l’avoir vue à B***, rougissant de paraître connue d’une personne qui avait un air aussi commun, se retira d’un pas en arrière, en lui rendant son salut d’un air de dignité.

La femme du marchand ne se rebuta pas ; elle tenait trop à passer pour l’amie d’une dame de qualité ; et, soupçonnant avec raison que la douairière ne la remettait pas, elle ajouta, avec un sourire prétentieux, tel qu’elle en voyait souvent faire avec succès dans le monde :

— Je suis lady Jarvis, Milady, vous savez bien, lady Jarvis du Doyenné, à B***, dans le comté de Northampton. Permettez-moi de vous présenter mes filles, lady Egerton et miss Jarvis.

Lady Egerton baissa à peine la tête, et se redressa aussitôt avec fierté, quoique la douairière eût enfin daigné prendre un air plus gracieux ; mais sa jeune sœur, se rappelant qu’il y avait un jeune lord dans la famille, se montra beaucoup plus affable, et elle se fût volontiers inclinée jusqu’à terre, tant il lui tardait de devenir une grande dame comme sa sœur.

— J’espère que sir Edward se porte bien, ajouta lady Jarvis. Combien je regrette que sir Timo, mon époux, sir Henry, mon gendre, et mon fils le capitaine, ne soient pas ici pour vous présenter leurs hommages ! Mais heureusement nous nous reverrons plus d’une fois, et c’est une occasion qui n’est que différée.

— Sans doute, Madame, répondit la douairière ; et voyant passer une dame de ses amies, elle courut à elle pour éviter une plus longue conversation avec des personnes qui semblaient être sur un pied fort équivoque dans le monde, et avec lesquelles elle rougissait d’être aperçue.

Telle est la tyrannie que l’opinion des autres exerce sur nous, qu’il n’en est ni de plus absolue, ni de plus redoutée. De là l’influence de la mode sur toutes nos actions. Une personne est à la mode, c’est assez : tout le monde la recherche, et personne ne s’informe de son mérite. La mode est changeante, capricieuse, bizarre ; quelques fous, quelques oisifs en sont les coryphées : on n’ose appeler de leurs arrêts, et voilà où nous conduit l’erreur que nous commettons de prendre l’homme au lieu de Dieu pour juge de nos opinions et de notre conduite !