Précaution/Chapitre XXXIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 228-238).



CHAPITRE XXXIII.


Ô Bath, ville illustrée par le règne de Beau Nash, rendez-vous des joueurs, des fripons et des fats, je te salue, capitale des mondes !
ANSTRY, Le Guide de Bath.


En prenant congé de Mrs Fitzgerald, Émilie et sa tante lui firent promettre de leur écrire ; l’amitié qu’elles avaient conçue pour la jeune veuve était encore augmentée, et c’était avec peine qu’elles la laissaient dans l’isolement où elle persistait à vouloir se renfermer. Le général Maccarthy était reparti pour l’Espagne sans avoir rien changé à ses premières propositions, et laissant sa nièce livrée à une douleur d’autant plus amère qu’un instant elle avait cru en entrevoir le terme.

M. Benfield, contrecarré dans l’un de ses projets favoris, dans celui que peut-être il avait eu le plus à cœur de voir réussir, et d’où il faisait dépendre le bonheur du reste de sa vie, refusa obstinément d’être du voyage lorsque sir Edward lui proposa de les accompagner à Bath ; et Yves étant retourné à Bolton, avec Clara, le reste de la famille descendit à l’hôtel que John lui avait retenu peu de jours après l’entrevue rapportée dans le chapitre précédent. Aucun de ses membres n’était disposé à prendre beaucoup de part aux plaisirs qui se trouvent réunis à Bath dans la saison des bains ; mais lady Moseley avait témoigné le désir de paraître encore une fois sur ce grand théâtre de la mode, au milieu de ce rendez-vous général de la meilleure société ; et ses enfants s’étaient fait, comme son époux, un devoir de lui obéir.

Lady Moseley y trouva un grand nombre de connaissances, qui toutes se firent une fête de revoir son aimable famille ; les visites se succédèrent, et elle se voyait tous les jours entourée d’un cercle aussi brillant que nombreux.

Sir William Harris, le propriétaire du Doyenné, qui autrefois avait été leur voisin, fut des premiers avec sa fille à venir renouer connaissance avec ses anciens amis.

Sir William jouissait d’une grande fortune et d’une réputation irréprochable ; mais il se laissait entièrement gouverner par les caprices et les fantaisies de sa fille unique. Caroline Harris ne manquait ni d’esprit ni de beauté ; mais elle savait qu’elle était riche, et elle avait porté trop haut ses prétentions. Elle avait d’abord visé à la pairie, et comme elle croyait pouvoir consulter son goût aussi bien que son ambition, elle n’avait pu réussir ; aucun cœur n’avait voulu se laisser prendre à ses filets, peut-être parce qu’elle ne les tendait pas avec assez d’adresse : car, loin d’être prude ou coquette, elle s’était fait une réputation toute contraire. Au milieu de ces tentatives inutiles, elle avait atteint l’âge de vingt-six ans, et elle commençait alors à prendre un vol un peu moins élevé, et à ne porter ses vues que sur la chambre des communes.

Sa fortune lui aurait fait aisément trouver un mari de ce côté, mais elle voulait encore choisir ; elle se montrait difficile. Encore quelques années, et ceux qu’elle rebutait alors la dédaigneront à leur tour. Elle connaissait depuis l’enfance les miss Moseley, quoiqu’elle eût quelques années de plus qu’elles, circonstance à laquelle elle ne faisait jamais allusion sans une absolue nécessité.

L’entrevue entre Grace et les Moseley fut tendre et sincère. John ne se sentait pas de joie en voyant celle qui allait devenir sa femme, pressée entre les bras de tous ceux qu’il aimait ; et la rougeur et les douces larmes de Grace ajoutaient encore à sa beauté.

Jane perdit l’air de contrainte et de froideur qui lui était devenu habituel, en embrassant sa sœur future, et elle prit la résolution de reparaître avec elle dans le monde, afin de montrer au colonel Egerton qu’elle n’était pas triste et languissante, comme son amour-propre le lui persuadait sans doute.

La douairière était dans son centre ; elle passait toutes ses journées à régler avec lady Moseley les préparatifs de la noce ; mais cette dernière avait trop souffert des chagrins de Jane et d’Émilie pour la seconder avec la vivacité et la gaieté que lui eût inspirée, six mois auparavant, l’approche du mariage de son fils.

Après un délai bien court, mais que John trouva encore long, toutes les publications se trouvant terminées, Francis et Clara arrivèrent, et John et Grace furent unis dans une des principales églises de Bath.

Chatterton avait aussi assisté au mariage ; et la même gazette, qui donnait les détails de la noce, annonçait l’arrivée aux eaux du duc de Derwent et de sa sœur, du marquis d’Eltringham et de ses sœurs, au nombre desquelles était lady Laura Denbigh. La douairière, qui lisait ce paragraphe, ajouta qu’elle avait entendu dire que le mari de cette dernière était resté près d’un vieux parent très-malade, dont-il attendait une grande fortune. Émilie avait changé plusieurs fois de couleur en entendant parler de Denbigh, mais elle fit tous ses efforts pour écarter de son imagination des souvenirs trop dangereux, et bientôt elle reprit au moins l’apparence de la sérénité.

Jane et Émilie se trouvaient placées toutes deux dans une position bien délicate ; elles avaient besoin d’appeler à leur secours toute leur force de caractère, car elles étaient exposées à rencontrer tous les jours et à toute heure, l’une son ancien amant, l’autre la femme de celui qu’elle avait tant aimé, et que, malgré tous ses efforts, elle aimait encore.

Jane était soutenue par sa fierté, et Émilie par ses principes. L’aînée, dans les lieux de réunion, se tenait toujours à l’écart, pour éviter tout contact avec ceux qu’elle haïssait maintenant, et elle se montrait toujours froide et contrainte. Sa sœur, douce, humble et réservée, n’en était que plus séduisante. Le dépit et le désappointement de l’une étaient soupçonnés de tous ceux qui l’approchaient, tandis que la douleur profonde de l’autre n’était connue que de ses plus chers amis.

La première rencontre que craignaient les deux sœurs eut lieu dans le salon où se réunissaient chaque soir les étrangers que la saison des eaux amenait à Bath, et où les deux mères désirèrent présenter la jeune mariée.

En entrant dans le salon, les premières personnes qu’elles aperçurent furent les Jarvis. Lady Jarvis s’empressa de venir saluer les dames, toute fière de pouvoir faire étalage devant elles de son titre et de son gendre ; son mari approcha aussi d’un air respectueux de ses anciens voisins. La première fut reçue avec une politesse froide, et son mari avec une franche cordialité. Egerton, sa femme et miss Jarvis saluèrent de loin ; le colonel se retira aussitôt après dans un autre coin de l’appartement, et son absence seule empêcha Jane de s’évanouir. Sa fierté n’eût pu supporter plus longtemps de voir le bel Egerton près de Marie Jarvis, qui avait l’air de la narguer ; et son cœur se révoltait en revoyant l’homme dans lequel elle avait cru trouver le fantôme de perfection idéale qu’elle poursuivait depuis longtemps.

— En vérité, lady Moseley, dit l’ancienne marchande, sir Timo et moi, j’ose dire aussi sir Henry et lady Egerton, nous sommes enchantée de vous voir à Bath. Mrs Moseley, permettez-moi de vous faire mon compliment, ainsi qu’à lady Chatterton ; j’espère qu’elle me reconnaît maintenant ; je suis lady Jarvis. Monsieur Moseley, je regrette bien pour vous que mon fils, le capitaine Jarvis, ne soit pas ici : vous vous aimiez tant, et vous aviez tant de plaisir à chasser ensemble.

— Assurément, milady Jarvis, répondit John d’un air railleur, c’est une très-grande perte pour moi ; mais je présume que le capitaine est devenu maintenant trop bon tireur pour que j’ose aller de pair avec lui.

— Il est vrai qu’il réussit dans tout ce qu’il entreprend, dit la dame d’un air satisfait, et j’espère qu’il apprendra bientôt comme vous à se servir des flèches de Cupidon. L’honorable Mrs Moseley me paraît jouir d’une bien bonne santé.

Grace s’inclinait en ne pouvant s’empêcher de sourire de l’espèce de comparaison que lady Jarvis voulait établir entre son cher John et le lourd capitaine, lorsqu’une personne placée derrière elle attira l’attention de toute la famille en disant :

— Henriette, vous avez oublié de me montrer la lettre de Marianne.

C’était le son de voix de Denbigh. Émilie tressaillit malgré elle, et tous les yeux, excepté les siens, se tournèrent vers celui qui avait parlé.

Il était assez près des Moseley, donnant le bras à deux jeunes dames ; un second coup d’œil fut nécessaire pour leur prouver qu’ils s’étaient trompés. Ce n’était point Denbigh, mais un jeune homme qui avait absolument la même taille, les mêmes manières et presque les mêmes traits que lui ; de plus, il possédait aussi cette voix douce et sonore qu’on ne pouvait oublier dès qu’on l’avait entendue. Ils s’assirent tous trois près des Moseley et continuèrent leur conversation. — Je crois vous avoir entendu dire que vous avez eu aujourd’hui des nouvelles du colonel ? dit le jeune homme à celle de ses compagnes qui s’était placée près d’Émilie. — Oui, mon cousin, et c’est un correspondant très-exact, je vous assure ; il m’écrit régulièrement tous les deux jours.

— Comment se porte son oncle, Laura ? demanda l’autre dame.

— Un peu mieux ; mais, mon cher duc, faites-moi le plaisir de voir où est le marquis et miss Howard.

— Ramenez-les-nous, ajouta sa compagne.

— Sans doute, reprit la première en riant, et je vous assure qu’Eltringham vous en sera pour le moins aussi obligé que moi.

Quelques instants après, le duc revint accompagné d’un jeune homme d’environ trente ans, et d’une dame à qui on pouvait en donner cinquante sans lui faire tort.

Pendant cette courte conversation, que les Moseley se trouvaient à portée d’entendre, et qui excitait tout à la fois leur curiosité et leur surprise, Émilie jeta un coup d’œil à la dérobée sur celui qu’on appelait le duc, et elle se convainquit que ce n’était pas Denbigh : elle se sentit un peu soulagée ; mais quel fut son étonnement quand elle découvrit que la dame qui était assise près d’elle était la femme de celui dont elle s’était crue aimée ! La pauvre Émilie avait une âme trop noble pour éprouver une vile jalousie ; et, lorsqu’elle put se tourner sans affectation du côté de lady Laura, elle considéra avec un plaisir mélancolique ces traits charmants qui portaient l’empreinte de la douceur et de la franchise. Au moins, se dit-elle, j’espère qu’il s’amendera ; et, s’il s’amende, il peut encore être heureux.

Ce souhait généreux lui était inspiré par l’amour et par la reconnaissance, sentiments bien difficiles à arracher d’un cœur où ils ont pris racine. John ne voyait ces nouveaux venus qu’avec un déplaisir qu’il ne pouvait surmonter, et il se douta que miss Howard était la vieille fille de noce contre laquelle lord Henry s’était vainement récrié lorsqu’on avait soumis ce choix à son approbation.

Lady Jarvis, étonnée de se trouver rapprochée de personnes d’une si haute distinction, se retira à peu de distance pour étudier leurs manières et tâcher d’en faire son profit ; tandis que la douairière lady Chatterton, à la vue d’un duc et d’un marquis qui étaient encore à marier, soupirait profondément en pensant qu’il ne lui restait plus de fille à pourvoir. Le reste de la société les regardait avec curiosité et écoutait avec intérêt leurs moindres paroles.

Deux ou trois jeunes personnes, suivies de quelques jeunes gens, vinrent joindre lady Laura et sa compagne, et la conversation devint générale. Les dames refusèrent de danser ; mais elles passèrent une heure à causer et à examiner la société qui les entourait.

— Ô William ! s’écria une des jeunes personnes, voilà votre ancien ami, le colonel Egerton.

— Mon ami ! répondit son frère en souriant d’un air dédaigneux ; heureusement il ne l’est plus.

— Il a une bien mauvaise réputation, dit le marquis d’Eltringham, et je vous conseille, William, de ne pas renouveler connaissance avec lui.

— Je vous remercie, marquis, répondit lord William ; je le connais trop maintenant pour devenir sa dupe.

Jane avait eu bien de la peine à maîtriser son émotion pendant ce peu de mots. Tandis que sir Edward et sa femme détournaient la tête par un mouvement simultané, comme accablés sous le poids des reproches qu’ils se faisaient, leurs yeux se rencontrèrent ; ils virent qu’ils reconnaissaient en même temps leur imprudence, et ils semblèrent prendre l’engagement tacite d’être moins confiants à l’avenir.

Mrs Wilson avait bien des fois gémi en silence de l’inutilité des conseils qu’elle leur avait donnés sur ce qu’elle regardait comme le devoir des parents envers leurs filles ; mais depuis que ses tristes pressentiments s’étaient réalisés, jamais elle n’avait voulu, par des reproches devenus inutiles, ajouter à leurs trop justes angoisses.

— Quand verrons-nous donc Pendennyss ? demanda le marquis ; j’espérais qu’il viendrait ici avec George. Puisqu’il nous délaisse à ce point, j’ai envie d’aller le surprendre dans le pays de Galles. Qu’en dites-vous, Derwent ?

— C’est aussi mon intention, milord, si je puis décider ma sœur à quitter sitôt les plaisirs de Bath ; Qu’en pensez-vous, Henriette ? êtes-vous disposée à vous mettre sitôt en route ? Ces mots furent accompagnés d’un sourire si malin que tous les yeux se portèrent sur celle à qui il était adressé.

— Je suis prête à vous suivre à l’instant si vous le désirez, Frédéric, se hâta de répondre lady Henriette en rougissant beaucoup.

— Mais où est Chatterton ? demanda sir William ; il doit être à Bath ; une de ses sœurs s’y est mariée la semaine dernière.

Le mouvement que fit Grace en entendant prononcer le nom de son frère attira l’attention du duc et de ses amis sur la famille réunie près d’eux.

— Quelle charmante personne est assise près de vous ! dit le duc à l’oreille de lady Laura.

Cette dame sourit en lui faisant signe par un coup d’œil expressif qu’elle partageait son opinion ; mais Émilie, qui était trop près pour n’avoir pas entendu la remarque de Derwent, se leva en rougissant, et proposa à sa mère et à sa tante de faire un tour de salon.

Chatterton entra quelques minutes après. Depuis longtemps il avait avoué à Émilie qu’après le refus formel qu’elle avait fait de sa main, tous ses efforts avaient eu pour but d’arracher de son cœur une passion qui ne lui permettait plus le bonheur ; mais son estime, son respect et son amitié étaient toujours les mêmes. Il ne lui parla plus de Denbigh, et elle lui sut gré de sa délicatesse.

Les Moseley venaient de commencer leur promenade autour du salon lorsque Chatterton entra. Il s’empressa de se joindre à eux. Bientôt lady Laura et sa société se levèrent à leur tour, et Chatterton, courut les saluer ; il parut enchanté de les voir. Le duc avait beaucoup d’amitié pour lui, et l’émotion que fit paraître lady Henriette en le voyant fit penser à tous ses amis que son frère ne s’était pas trompé en doutant qu’elle voulût si tôt quitter Bath.

Après quelques moments de conversation, le duc et ses amis députèrent Chatterton auprès de la famille Moseley ; et son ambassade ayant été reçue comme elle devait l’être, il se chargea de présenter les deux sociétés l’une à l’autre.

Lady Henriette et lady Laura témoignèrent à Émilie la plus aimable bienveillance ; elles se placèrent près d’elle, et Mrs Wilson fut frappée de la préférence qu’elles marquaient pour sa nièce. La beauté touchante et les manières vraiment aimables d’Émilie en étaient-elles seules la cause, ou devait-elle attribuer à des motifs plus puissants le désir que paraissaient avoir les deux cousines de se lier avec sa pupille ?

Mrs Wilson avait entendu dire que Chatterton faisait la cour à lady Henriette ; lady Laura était la femme de Denbigh : était-il possible qu’elles fussent devenues les confidentes des premières amours des hommes qu’elles aimaient ? Cette supposition était au moins singulière, et la veuve jeta un regard d’admiration et de pitié sur l’air de confiance et de bonheur de la jeune femme, qui se croyait si sûre de la tendresse de son mari.

Émilie était un peu embarrassée des prévenances des deux cousines, surtout de celles de lady Laura ; mais elles paraissaient être de si bonne foi, leur amabilité était si entraînante, que bientôt Émilie ne pensa plus qu’à répondre comme elle devait à leur bienveillance.

La conversation devint plusieurs fois embarrassante pour la famille du baronnet, et par moments bien pénible pour ses filles.

Vers la fin de la soirée ils s’étaient assis en cercle tous ensemble à quelque distance du reste de la société, et de manière à voir tout ce qui se passait dans le salon.

— Mon frère, dit lady Sarah Stapleton, dites-moi donc quelle est cette femme qui est assise auprès du colonel Egerton, et qui a un air si commun ?

— Ce n’est rien moins que lady Jarvis, la belle-mère de sir Henry Egerton et l’épouse de sir Timo, répondit le marquis avec un ton de gravité comique qui amusa beaucoup ses sœurs.

— Egerton est marié ! s’écria lord William ; quelle est la malheureuse qui lui a donné sa main ? C’est l’amoureux des onze mille vierges, et il se fait un jeu de tromper toutes les femmes. Toutes les richesses de l’Angleterre n’auraient pu me décider à lui laisser épouser une de mes sœurs.

— Ah ! pensa Mrs Wilson en entendant cette diatribe, combien nous pouvons être trompées sur le caractère d’un homme, quelques précautions que nous ayons pu prendre ; et que sont les travers connus d’Egerton près des vices cachés et de l’hypocrisie consommée de Denbigh !

La manière dont sir William venait de s’expliquer sur Egerton avait été bien pénible à quelques-uns de ses auditeurs, à qui elle avait rappelé de cruels souvenirs de devoirs négligés et d’affections déçues.

Sir Edward Moseley était disposé par caractère à juger toujours favorablement son prochain, et c’était autant par bonté d’âme et par philanthropie que par indolence qu’il avait pris si peu de peine pour connaître ceux qui avaient compromis le bonheur de ses filles ; mais, après avoir vu les fatales conséquences de sa conduite, il était trop bon père pour ne pas prendre la résolution d’être plus prudent à l’avenir ; résolution tardive, puisque celles dont il voulait protéger le bonheur n’avaient que trop appris à leurs dépends à se tenir elles-mêmes sur leurs gardes.

Pendant le reste de la soirée lady Laura continua à s’entretenir avec Émilie, dont le cœur fut mis plus d’une fois à une cruelle épreuve durant cette conversation.

— Mon frère Henry, qui est capitaine de marine, dit lady Laura, a déjà eu le plaisir de se trouver avec vous ; et il m’a parlé tant de fois de miss Émilie Moseley, que je vous connaissais avant de vous avoir vue.

— J’ai dîné à L*** avec lord Henry, répondit Émilie, et j’ai gardé un souvenir fort agréable des attentions sans nombre qu’il a eues pour nous toutes pendant une petite excursion que nous avons faite sur mer.

— Oh ! je suis sûre, quoi que vous en disiez, que ces attentions n’étaient pas les mêmes pour toutes, car il m’assura que, s’il en avait eu le temps, il serait devenu amoureux à en perdre la tête. Il eut même l’audace de dire à Denbigh, en ma présence, qu’il était heureux pour moi qu’il ne vous eût jamais vue, parce que sans cela j’aurais couru grand risque de rester fille toute ma vie.

— Et je suppose que vous n’en doutez plus maintenant, s’écria son frère William en souriant.

Laura sourit à son tour, mais sa douce physionomie exprimait la confiance sans bornes qu’elle avait dans la tendresse de son mari, elle reprit :

— Le colonel répondit qu’il n’avait jamais eu le plaisir de voir miss Moseley : ainsi je ne puis me vanter de mon triomphe. Lady Laura rougit un peu en s’apercevant du penchant qui la portait toujours à ramener la conversation sur son mari, et ajouta : — J’espère, miss Moseley, avoir bientôt le plaisir de vous présenter le colonel Denbigh.

— Je crois, dit Émilie en pâlissant et en faisant un violent effort sur elle-même, que le colonel Denbigh s’est trompé en disant qu’il ne m’avait jamais vue ; il m’a rendu un grand service ; j’ai contracté envers lui la dette de la reconnaissance, et je voudrais pouvoir l’acquitter.

Émilie s’arrêta. Lady Laura l’avait écoutée avec surprise ; mais il était question d’un service rendu par son mari ; sa délicatesse s’opposait à ce qu’elle demandât en quoi il consistait, et après avoir hésité un moment, elle reprit :

— Henry ne nous parlait que de vous : lord Chatterton, pendant une visite qu’il vint nous faire à la campagne, renchérissait sur ses éloges avec plus de chaleur encore ; et je crois qu’ils ont inspiré une vive curiosité au duc et à Pendennyss de voir leur charmante idole.

— Ce serait une curiosité bien mal justifiée, dit Émilie, confuse de s’entendre faire des compliments si directs.

— Miss Moseley est trop modeste pour savoir à quel point l’imagination la plus vive était encore loin de la réalité, dit le duc de Derwent de ce ton doux et insinuant qui était particulier à Denbigh. Le cœur d’Émilie battit vivement ; bientôt elle se reprocha le plaisir avec lequel elle avait écouté le duc. Avait-il été causé par l’opinion flatteuse qu’il exprimait, ou par le son de sa voix ? Elle craignait de se l’avouer ; mais, reprenant bientôt son empire sur elle-même, elle dit d’un ton de dignité propre à mettre fin aux louanges qui l’embarrassaient :

— Je prie Votre Grace de ne pas chercher à porter atteinte à la modestie qu’elle veut bien m’attribuer.

— Pendennyss est un homme comme on n’en voit pas, reprit lady Laura ; je voudrais bien qu’il vînt nous joindre à Bath. N’avons-nous plus d’espoir de le voir, Derwent ?

— Je le crains, répondit le duc ; il se tient renfermé dans son vieux château du pays de Galles, ainsi que sa sœur, qui est presque aussi ermite que lui.

— On a fait courir le bruit pendant quelque temps qu’il était amoureux, dit le marquis ; on parlait même d’un mariage secret.

— Calomnie, pure calomnie, dit le duc gravement ; le comte a des mœurs et des principes irréprochables ; il n’aimera jamais qu’une femme qu’il puisse avouer à la face du ciel et de la terre ; je sais d’ailleurs quelle est la personne qu’on cherchait à compromettre par ces bruits injurieux ; c’est la veuve du major Fitzgerald que vous avez connu. Pendennyss ne la voit jamais, et le hasard seul lui a procuré l’occasion de lui rendre un grand service.

Mrs Wilson respira plus librement en entendant la justification de son héros. — Ah ! pensait-elle, si le marquis connaissait toute cette affaire, combien il se repentirait de ses soupçons !

— Tout ceci, mon cher duc, n’était qu’une plaisanterie, s’écria le marquis, et j’ai la plus haute opinion de lord Pendennyss.

Les Moseley ne furent pas fâchés de voir arriver l’heure où l’on se séparait ordinairement, et qui mit fin à cette conversation et à leur embarras.