Précis de sociologie/I/IV

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 18-23).
Livre I. Chapitre IV.

CHAPITRE IV

LA MÉTHODE EN SOCIOLOGIE

La question de méthode est importante en toute science. Toutefois, en Sociologie, nous croyons qu’il ne faut pas exagérer cette importance. La raison en est que la Sociologie en est encore à sa période de formation, c’est-à-dire dans la période où le chercheur a le plus besoin de liberté. Il faut se garder des disciplines trop tyranniques et des règles trop minutieuses que certains sociologues ont cru devoir tracer.

Nous nous bornerons donc à quelques indications.

D’après ce que nous avons dit plus haut, il est clair que la méthode de la sociologie ne peut être la méthode à priori. Cette méthode pouvait être employée à une époque où la sociologie était subordonnée à la métaphysique ou à la morale. — Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Il ne peut être question ici que de la méthode d’observation avec les différents procédés qui la composent. Quant à l’application de cette méthode et à la mise en œuvre de ses procédés, elle doit rester l’affaire de chaque chercheur et peut se diversifier beaucoup suivant les problèmes étudiés.

Il est pourtant une méthode qui nous semble difficile à admettre, précisément à cause de son caractère exclusif. C’est la méthode tout objective que M.  Durckheim a proposée dans ses Règles de la méthode sociologique. Le sociologue devrait, d’après M.  Durckheim, traiter les phenomènes sociaux d’une façon objective et en les observant dans les choses extérieures, car c’est là seulement où ils peuvent être mesurés, connus quantitativement. Comme nos sentiments sont variables et discutables, nous devons chercher dans le monde extérieur des phénomènes fixes, vraiment objectifs qui nous serviront à mesurer les phénomènes sociaux.

Les règles juridiques par exemple rempliront ce rôle. En considérant les variations du nombre des règles relatives à certains délits dans certaines sociétés nous pourrons étudier objectivement les variations de la solidarité sociale. Comme le fait remarquer M. Bouglé, « il faudrait, pour que cette méthode fût exacte, qu’il y eût entre les phénomènes sociaux proprement dits et ces phénomènes matériels une correspondance exacte, et que les variations des codes par exemple, fussent parfaitement parallèles aux variations des sentiments juridiques. Or, il n’est pas facile, en science sociale, de démontrer de pareilles correspondances. Jhering remarque que bien des sentiments juridiques restent sans expression, sans symbole sensible. Certains sentiments très forts peuvent ne pas s’objectiver dans une forme définie. Bien plus, n’est-il pas souvent juste de dire que le moment où un sentiment commence à s’exprimer, à entrer dans les choses, marque le moment où il commence à décliner, à sortir des consciences ? Jhering a montré qu’on s’abuserait si on jugeait des rapports réels entre père et fils à Rome par l’expression juridique de ces rapports[1] ». M. Max Nordau a montré dans son livre : Les Mensonges conventionnels de notre civilisation, quel écart existe souvent entre nos institutions et nos croyances véritables, entre notre pratique sociale et notre pensée intime. Notre vie sociale est en grande partie symbole, simulacre, mensonge. C’est précisément au moment où les pouvoirs sociaux et les institutions sociales commencent à perdre leur empire sur les âmes qu’elles multiplient les rites, les cérémonies, les prescriptions extérieures. Quelle idée fausse ne se ferait pas un sociologue qui voudrait juger de notre conscience sociale au point de vue de la famille ou de la propriété par exemple, d’après les législations, les institutions et conventions existantes ? Il s’en faut de beaucoup que le dehors traduise toujours le dedans.

Ajoutons que la Sociologie doit devenir de plus en plus psychologique et idéologique au fur et à mesure qu’elle s’applique à l’étude d’époques historiques plus conscientes d’elles-mêmes, telles que nos sociétés modernes depuis la fin du XVIIIe siècle. Pour la connaissance de ces sociétés, les faits ne suffisent plus, il faut la connaissance des idées. Comment comprendre la genèse et l’évolution du socialisme allemand sans remonter jusqu’aux idées de la philosophie allemande dont cette genèse est la mise en action ? « Si telle mesure proposée en Allemagne sur les hypothèques foncières a sa source dans Hegel ou dans Saint-Simon, ne peut-on pas dire que l’esprit hégélien ou saint-simonien aujourd’hui légifère[2] ? »

Nous ne porterons pas un jugement plus favorable sur la méthode dite biologique (Schaeffle, Spencer, Worms), qui a eu un moment — vite disparu — de faveur. Cette méthode consiste, comme on sait, à considérer une société comme un organisme et à lui appliquer, par analogie, les lois physiologiques qui régissent les êtres vivants. — Une telle méthode a l’inconvénient de supposer une certaine métaphysique sociale (l’organicisme ou matérialisme social) et de conduire à une sorte de réalisme social qui accorde à la société une existence indépendante des individus et supérieure à eux. Remarquons pourtant que les comparaisons biologiques, si on ne les prend pas au pied de la lettre, ne présentent plus ce danger et peuvent même rendre quelques services. La preuve en est qu’on les trouve parfois sous la plume de sociologues qui ne partagent nullement la théorie de la société-organisme.

Ces deux conceptions éliminées, nous croyons qu’on doit faire la part la plus large aux diverses méthodes sociologiques, qu’il s’agisse de la méthode descriptive et historique (Barth), ou de la méthode classifiante (Steinmetz), ou de la méthode psychologique abstraite (Simmel), ou de la méthode psychologique concrète (Nordau). Ces diverses méthodes n’ont d’ailleurs rien d’inconciliable et peuvent se prêter un mutuel secours.

Pour notre part, nous croyons qu’une psychologie sociale descriptive, analytique et critique peut rendre de grands services, ne fût-ce que pour mieux mettre en lumière les multiples données des problèmes sociaux et en préparer la solution.

Mais, comme nous l’avons dit plus haut, qu’on se garde des dogmatismes excessifs et des réglementations trop rigoureuses. Elles courraient risque de tout fausser. Nietzche a dit la vérité sur ce point, dans le passage suivant, sur la morale, et l’on peut appliquer exactement — mutatis mutandis — ses observations à la Sociologie. « Le sentiment moral est maintenant, en Europe, aussi fin, aussi tardif, multiple, raffiné et délicat, que la « science de la morale » qui s’y rapporte est jeune, novice, lourde et d’un doigté grossier… On devrait reconnaître rigoureusement ce qui, pour longtemps encore, est nécessaire ici, ce qui provisoirement seul a droit de cité : à savoir l’assemblage des matériaux, la conception et l’aménagement d’un domaine énorme de sentiments délicats et de différenciations de valeurs qui vivent, croissent, engendrent et périssent ; — peut-être des tentatives de rendre intelligibles le retour périodique et les phases fréquentes de cette vivante cristallisation, ceci comme préparation à une doctrine des types de la morale. Jusqu’à présent, on n’a pas été aussi modeste. Les philosophes exigeaient d’eux-mêmes quelque chose de plus haut, de plus prétentieux, de plus solennel, dès qu’ils s’occupaient de morale en tant que science : ils voulaient le fondement de la morale, et chaque philosophe a cru jusqu’à présent avoir fondé la morale. Combien se trouve loin de leur orgueil cette tâche de description, sans éclat en apparence, abandonnée dans la poussière et l’oubli, quoique pour cette tâche les mains et les sens les plus fins ne sauraient être assez subtils[3] ! »

Si la méthode descriptive est le point de départ nécessaire de la Sociologie, et si elle doit, même plus tard, revendiquer une grande part dans les progrès de cette science, cela ne veut pas dire que la Sociologie doive renoncer à découvrir des lois. Il peut y avoir des lois en sociologie et en psychologie sociale, — lois, il est vrai, qui doivent pouvoir se déduire des lois de la psychologie individuelle et qui présentent, au point de vue de leur certitude et de leur valeur, beaucoup d’analogie avec ces dernières.

On s’est demandé quelle notion il fallait se faire de la vraie nature des lois sociologiques. Deux conceptions ont été émises à ce sujet.

D’après les uns (E. de Laveleye) les lois sociales sont celles qu’édicte le législateur, et non des nécessités naturelles. « Celles-ci, a dit M.  de Laveleye, échappent à la volonté de l’homme, les autres en émanent. »

D’après les autres (Comte, Spencer, de Greef), les lois sociales sont de la même nature que les lois physiques. Il y a pour les phénomènes sociaux des lois d’action et de réaction, d’opposition et de combinaison qui sont des nécessités naturelles identiques aux lois qui régissent l’univers matériel.

Nous croyons, pour notre part, qu’il existe un déterminisme sociologique comme il existe un déterminisme psychologique. Mais nous n’en concluons pas qu’il est impossible à la volonté humaine d’intervenir dans les phénomènes sociaux pour les modifier ou les diriger. Le tout est ici de s’entendre sur la manière dont doit se définir la volonté humaine.

Entend-on par volonté un pouvoir d’indifférence sans commune mesure avec le milieu où elle est appelée à agir et susceptible de créer de toutes pièces par un fiat absolu des conditions nouvelles d’existence, il est clair que la conception de l’intervention d’une telle volonté ne peut trouver place dans la science.

Mais, entend-on par volonté un pouvoir de réflexion et d’action susceptible de concevoir des idées et de les réaliser, en se conformant aux conditions ambiantes et aux lois générales de la nature physique et morale ? Alors, il est possible d’admettre rationnellement et scientifiquement l’intervention de la volonté humaine. Cette action n’est plus inintelligible, puisqu’elle s’exerce non contrairement, mais conformément au déterminisme naturel et en particulier à la loi psychologique des idées-forces.

Ainsi peuvent se concilier les exigences du déterminisme et cette contingence relative que M. Tarde se plaît à retrouver dans la marche des faits sociaux.




  1. Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne, p. 151.
  2. Ch. Andler, Les Origines du Socialisme d’État en Allemagne. Introduction (Paris, F. Alcan). Voir aussi sur ce point : A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Avertissement. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal ; Histoire naturelle de la Morale, § 186.
  3. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal ; Histoire naturelle de la Morale, § 186.