Précis de sociologie/I/V

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Félix Alcan (p. 24-28).
Livre I. Chapitre V.

CHAPITRE V

DU CONCEPT DE SOCIÉTÉ

Il peut être utile, pour délimiter l’objet de notre étude, de donner dès à présent une définition de ce qu’on entend par société. Il ne peut être question en ce moment d’une définition réelle de la société, car une telle définition supposerait achevée la sociologie ; mais d’une définition purement nominale et formelle. Nous ne trancherons pas en ce moment le problème du réalisme ou du nominalisme social, c’est-à-dire la question de savoir s’il faut, avec les Platoniciens, regarder la société comme une entité distincte des individus et supérieure à eux, ou s’il faut, avec les Péripatéticiens nominalistes, croire que la société n’est rien en dehors des individus. Nous écartons aussi la question de savoir quel est en fait le facteur générateur des sociétés. Ce sont des problèmes que nous aurons l’occasion d’étudier plus loin.

Il s’agit simplement encore une fois de donner une définition verbale de la société.

Une société est un groupement d’individus réunis, soit spontanément, soit volontairement, sous l’empire de certaines circonstances et de certains besoins. C’est une définition de ce genre que donne le comte de Gobineau au début de son ouvrage sur l’inégalité des races humaines. « Ce que j’entends par société, dit-il, c’est une réunion plus ou moins parfaite au point de vue politique, mais complète au point de vue social, d’hommes vivant sous la direction d’idées semblables et avec des instincts identiques[1]. »

Une remarque importante ici, c’est que l’unité du vocable société ne doit pas dissimuler la multiplicité des groupements sociaux. On peut distinguer des formes très diverses de sociétés :

Au point de vue de leur étendue, on peut distinguer des sociétés très vastes, telles que par exemple une Église qui est ou aspire à être catholique, c’est-à-dire universelle, — une nation, — une ligue politique qui embrasse un pays tout entier, — et des sociétés très petites, telles que par exemple une commune rurale, une société de gymnastique, un syndicat de cultivateurs s’associant pour acheter à frais communs des instruments de culture. Au point de vue de leur origine, on pourra distinguer des sociétés naturelles et des sociétés artificielles. La famille est le type des sociétés naturelles. Une société d’actionnaires, un corps de fonctionnaires, une société de cyclisme sont des sociétés artificielles. Au point de vue de leur durée, on pourra distinguer des sociétés temporaires ou même éphémères et des sociétés durables. — Comme exemple de sociétés temporaires, on peut citer un syndicat de grévistes, un comité de tombola ou de bal. Une association durable sera par exemple la franc-maçonnerie qui se perpétue en se transformant pendant des siècles. Ajoutons qu’une société est rarement une. La plupart du temps, elle est un assemblage composite, une mosaïque de sociétés plus petites qui s’entrecroisent et s’enchevêtrent, de manière à former autour de l’individu un tissu de rapports sociaux plus ou moins compliqués. — Famille, cité, état, classe sociale, groupe professionnel, groupe religieux, ce sont là autant de sociétés particulières qui forment autant de couches concentriques autour de l’individu. Cicéron le remarquait déjà au livre Ier du De Officiis : « Il y a, dit-il, plusieurs espèces de sociétés parmi les hommes. De cette première qui s’étend à l’infini, passons à une autre qui est plus restreinte, celle où l’on forme une même nation, un même peuple, où l’on parle la même langue, toutes choses qui lient fortement les hommes entre eux ; une autre encore plus resserrée, c’est lorsqu’on est de la même cité. — Enfin les liens du rang sont les plus immédiats ; c’est la société ramenée de son immensité à un point[2]. » « Il est rare, dit M. Bouglé, qu’un individu ne ressortisse qu’à une société. Peut-être trouverait-on en remontant jusqu’au Déluge, un membre de tribu qui ne serait que membre de sa tribu, sans plus ; mais le progrès de la civilisation multiplie les groupes dont les individus dépendent, et il semble que plus on est civilisé, plus on compte de ces dépendances. De combien de sociétés un homme du monde ne fait-il pas partie, depuis l’Église dont il est un fidèle, jusqu’à la société d’émulation dont il est le secrétaire, depuis la famille dont il est le père, jusqu’à l’armée dont il est un soldat[3]. ? »

Chacun de ces cercles sociaux, impose à l’individu des devoirs particuliers. Qui ne voit qu’il peut y avoir conflit entre ces devoirs ? La complexité de la vie sociale a son retentissement dans la vie morale de l’individu. L’étude de ces rapports multiples et des conflits moraux qui peuvent en résulter est un des objets les plus intéressants de la psychologie sociale.

Il est important de ne pas perdre de vue en sociologie cet enchevêtrement des relations sociales, afin de ne pas être dupe de cette expression : la société. À vrai dire, il n’y a pas la société, mais des sociétés.

Il est utile également ici de distinguer deux termes fréquemment employés l’un pour l’autre : la Société et l’État.

L’expression société est, semble-t-il, plus large que celle d’État. La société est un cercle social plus vaste que l’État, qui comprend des rapports exclusivement politiques. Au contraire, le mot société désigne un complexus d’interactions sociales de toute espèce, économiques, juridiques, religieuses, morales, etc.

Une seconde différence, c’est que le mot État désigne plutôt un pouvoir coercitif, tandis que l’idée de société répondrait à celle d’une organisation et d’une croissance sociale spontanée. « L’État, dit M. S. Balicki, c’est la société unifiée dans une cohérence forcée[4]. » « Le mot société, dit le même auteur, répond à une formation consolidée par une longue pratique de solidarité sociale et libre en même temps de toute ingérence imposée du dehors[5]. »

Une autre différence sur laquelle ont insisté beaucoup d’écrivains politiques, c’est que l’on peut opposer l’État à la société comme on oppose la raison à l’instinct. Plusieurs auteurs (de Laveleye, par exemple) voient dans l’État une norme rationnelle supérieure qui s’impose aux activités sociales, inconscientes et instinctives, en vue de les discipliner et de les perfectionner. Toutes les définitions de l’État, depuis celle de Platon jusqu’à celle de Hegel, expriment cet élément rationnel inhérent à la fonction étataire. L’État apparaît ainsi comme la raison, le λόγος de la société, comme la formule idéale d’un code social destiné à discipliner les sourdes forces sociales qui s’agitent dans le domaine de l’inconscient et de l’irrationnel.

En d’autres termes, l’État serait une Idée rationnelle. Der Staat ist eine geäusserte, der Realität eingebildete Idee eines Volkes[6].

Une conséquence de cette distinction est qu’au point de vue moral, le problème de l’antinomie de l’individu et de la société est tout autre que le problème soulevé par l’antinomie de l’individu et de l’État. Le second problème, qui est celui qu’a essayé de résoudre H. Spencer, dans son livre l’Individu contre l’État, n’est qu’un jeu d’enfant auprès du problème autrement complexe qui se pose entre l’individu et la société. Car, il peut y avoir, et il y a, en effet, des tyrannies sociales (mœurs, coutumes, opinion publique, préjugés oppressifs, esprit grégaire), comme il peut y avoir des tyrannies étataires. Et cela est si vrai que l’individu, ayant à souffrir des iniquités et tyrannies sociales, a plus d’une fois cherché dans l’intervention de l’État un remède à ses maux et en a appelé des injustices de la société à la justice supérieure de l’État. Nous ne recherchons pas, en ce moment, si ces appels de l’individu à l’autorité de l’État ont atteint leur but et dans quelle mesure. Nous ne nous interrogeons pas sur la légitimité et l’efficacité des interventions étataires ; nous ne nous demandons pas si la part de l’État doit augmenter ou diminuer avec le progrès de la civilisation. Nous ne voulons ici qu’établir une distinction nette entre les deux concepts d’État et de société. La sociologie doit tenir grand compte de cette distinction : car elle a pour objet non l’État, — objet de la politique, — mais la société. « L’abolition des privilèges et de la réglementation gouvernementale, dit M. Balicki, a mis à découvert une formation sociale indépendante qui s’abritait jusqu’alors sous l’aile tutélaire de l’État. La science ne tarda pas à relever son importance. Nous voulons parler de la société (Burgerliche Gesellschaft) dont la notion commune commence à percer à la fin du siècle passé[7]. »


  1. Cte de Gobineau, Essai sur l’Inégalité des races humaines, p. 7.
  2. Cicéron, De Officiis, I, § XVII.
  3. Bouglé, Qu’est-ce que la Sociologie ? (Revue de Paris, 1er août 1897).
  4. S. Balicki, L’État comme organisation coercitive de la Société, p. 28.
  5. Balicki, op. cit., p. 21.
  6. Lazarus et Steinthal, Jahrschrift für Volkerpsychologie (Einlentenden Gedanken, p. 10).
  7. Balicki, L’État comme organisation coercitive de la Société.