Précis de sociologie/IV/V

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Félix Alcan (p. 127-132).
Livre IV. Chapitre V.

CHAPITRE V

ANTAGONISME DES DEUX LOIS D’ASSIMILATION ET DE DIFFÉRENCIATION SOCIALE

Nous nous trouvons en présence de deux lois contraires : la loi de différenciation sociale, d’après laquelle l’évolution sociale consiste dans une marche du grand au petit, du simple au complexe, de l’homogène à l’hétérogène, et la loi d’assimilation sociale progressive d’après laquelle cette évolution consiste dans un passage du petit au grand, de l’hétérogène à l’homogène. Cette dernière loi est un corollaire des lois de l’Imitation, de même que la différenciation progressive est un corollaire des lois de l’opposition. D’après la loi d’assimilation progressive (Tarde), l’humanité marcherait vers un monisme absolu, vers un conformisme complet, scientifique, technique, intellectuel, esthétique et moral[1]. D’après la loi de différenciation progressive (Simmel), les formes sociales et les consciences individuelles iraient en se compliquant et se diversifiant de plus en plus.

Telles sont les deux lois antagonistes qui semblent se disputer l’influence dans l’évolution des sociétés. Dans quelle mesure agissent-elles ? Comment combinent-elles leurs effets ? Quelle est celle de ces deux lois qui l’emportera ? Ce sont là peut-être les plus difficiles questions que puisse se poser le sociologue.

Nous nous contentons de poser ici ce problème, en indiquant quelques données pour sa solution. Il faut ici, croyons-nous, établir une distinction nécessaire. Il est un domaine où l’assimilation des pensées se fait et se fera vraisemblablement de plus en plus complètement. C’est le domaine scientifique. — Cette universalité dans l’adhésion des intelligences aux vérités scientifiques tient d’ailleurs à des causes psychologiques et logiques plutôt qu’à des causes sociales. Car la vraie raison de l’assimilation croissante des intelligences dans ce domaine n’est autre que le caractère relativement objectif, impersonnel, des vérités scientifiques.

Il est encore un domaine où la loi d’assimilation l’emportera vraisemblablement. C’est le domaine de l’économique et de la technique. La raison en est que ces deux branches de l’activité humaine sont étroitement liées à la culture scientifique et que l’assimilation croissante des esprits sur le terrain scientifique entraînera une assimilation analogue sur le domaine de l’économique et de la technique. Le costume même, comme faisant partie de l’économique, tendra peut-être et tend déjà à devenir uniforme.

Mais il est un autre grand domaine qui restera livré, suivant nous, à la loi de la différenciation sociale et où s’épanouiront en toute liberté la diversité et l’originalité individuelles. C’est le domaine esthétique et moral. Ce domaine restera celui de l’initiative et de l’inspiration individuelles. De plus en plus l’esthétique de l’avenir, la religion et la morale de l’avenir seront anomiques. Chacun se fera de plus en plus à ses risques et périls son idéal de beauté et de vérité morale ; chacun courra pour son propre compte le καλὸς κίνδυνος de la pensée métaphysique et esthétique. La conduite de l’Individu sera dominée non par des dogmatismes moraux et sociaux plus ou moins étroits, mais par un idéal qu’il se sera fait lui-même.

Suivant nous, la différenciation et l’individualisme ne reculeront jamais sur le terrain esthétique et moral, devant les progrès de l’uniformité. Le monisme esthétique et moral, s’il était réalisable, serait la torpeur, la mort même de l’humanité. Comme le croyait le vieil Héraclite, la lutte seule et la diversité sont capables d’engendrer la Vie et la Beauté.

M. Tarde, tout partisan qu’il soit de la loi de l’assimilation progressive, aboutit pourtant à un individualisme final qu’il expose ainsi à la fin de son livre sur Les Lois de l’Imitation : « Il se peut que le flux de l’imitation ait ses rivages et que, par l’effet même de son déploiement excessif, le besoin de sociabilité diminue ou plutôt s’altère et se transforme en une sorte de misanthropie générale, très compatible d’ailleurs avec une circulation commerciale modérée et une certaine activité d’échanges industriels réduits au strict nécessaire, mais surtout très propres à renforcer en chacun de nous les traits distinctifs de notre individualité intérieure. Alors éclora la plus haute fleur de la vie sociale, la vie esthétique qui, exception si rare encore et si incomplète parmi nous, se généralisera en se consommant, et la vie sociale, avec son appareil compliqué de fonctions assujettissantes, de redites monotones, apparaîtra enfin ce qu’elle est, comme la vie organique dont elle est la suite et le complément : à savoir un long passage, obscur et tortueux, de la diversité élémentaire à la physionomie personnelle, un alambic mystérieux, aux spirales sans nombre, où celle-là se sublime en celle-ci, où lentement s’extrait, d’une infinité d’éléments pliés, broyés, dépouillés de leurs caractères différentiels, ce principe essentiel si volatil, la singularité profonde et fugitive des personnes, leur manière d’être, de penser, de sentir, qui n’est qu’une fois et qui n’est qu’un instant[2]. »

La science pourra assimiler les phénomènes dans ses formules de plus en plus larges. Elle n’assimilera pas les âmes au point de les identifier, au point de détruire ce je ne sais quoi d’individuel qui faisait dire à Schopenhauer : Omne individuum ineffabile. Non, pas plus que l’assimilation croissante des forces et des êtres de la nature opérée par la mécanique et la physique ne suppriment dans l’univers l’infinie diversité et la toujours renaissante individualité des choses.

Il ne peut être question d’opposer ici, comme certains l’ont fait, la Morale et l’Esthétique à la Science. Nous croyons au contraire que le progrès moral et même esthétique peut être étroitement lié au progrès scientifique[3].

Mais la vérité esthétique et morale n’en reste pas moins différente, — plus subjective et plus complexe de la vérité scientifique. Elle ne se laisse pas emprisonner dans d’exactes formules mathématiques et laisse plus de champ à l’invention de chacun.

La science, par son progrès même, semble élargir le domaine dans lequel se meut la pensée esthétique et morale. En brisant les dogmatismes étroits et grossiers du passé, dogmatismes qui cachaient toujours une arrière-pensée politique et un égoïsme de groupe, la science a affranchi l’individu et l’a mis ou plutôt remis en présence de la nature. Elle a du même coup renouvelé et diversifié à l’infini les points de vue esthétiques et moraux de l’humanité.

Pendant des siècles, l’humanité a « pensé petitement », suivant l’expression de Nietzche. Elle pensait alors aussi étroitement au point de vue moral qu’au point de vue scientifique. Sa pensée s’est élargie simultanément au point de vue scientifique et au point de vue moral.

Il serait inexact d’opposer ces deux termes : science et individualisme. Individualiste, la science l’est d’abord par l’esprit de libre recherche, de non-conformisme intellectuel qui l’inspire. Descartes, en même temps qu’il est le fondateur de la science moderne, est le père de l’individualisme.

Individualiste, la science l’est aussi par ses résultats. Elle a brisé tous les dogmatismes métaphysiques, moraux et sociaux au nom desquels on prétendait imposer une norme uniforme aux esprits, aux cœurs et aux volontés. En exposant sa Morale sans obligation ni sanction, Guyau nous a montré ce que peut être la Morale issue de l’Esprit scientifique. On se rappelle que tous les équivalents de l’impératif catégorique qu’il propose dans ce livre sont empruntés aux idées scientifiques et en même temps qu’ils consacrent l’absolue autonomie, l’absolue anomie de l’individu. Il n’y a donc rien de contradictoire entre l’esprit scientifique et la marche progressive des idées d’émancipation individualiste. Nous pouvons admettre que dans l’avenir les deux lois d’assimilation et de différenciation agiront concurremment. L’Évolution sociale apportera de plus en plus d’uniformité entre les hommes en ce qui concerne les connaissances scientifiques, ainsi que le régime économique et la technique industrielle. Mais l’activité esthétique et morale restera le domaine de la différenciation et de la diversité. La complication et la diversité croissante des relations sociales, la richesse croissante de la vie esthétique et morale, la conscience de plus en plus délicate et de plus en plus complète que l’humanité prendra d’elle-même dans chaque individu, tout cela offre aux aspirations individualistes une carrière illimitée.

Ainsi l’individu ne s’absorbera jamais dans un monisme stérile, dans une triste et monotone uniformité. L’humanité échappera à ce faux idéal. Telle religion, telle civilisation pourra peut-être encore, comme cela a eu lieu dans le passé, se cristalliser dans tel dogme métaphysique, scientifique ou moral. Mais l’humanité, dans son ensemble, ne veut pas de dogmes et les brise les uns après les autres. « Quelle que soit la tendance de l’homme nouveau, dit M. Jaurès, à s’agrandir de toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c’est l’individu qui restera toujours à lui-même sa règle. C’est par un acte libre qu’il se donnera aux autres hommes. Et il demandera toujours à l’univers comme aux autres hommes le respect de sa liberté intérieure[4]… »

Il n’y a donc point d’incompatibilité entre la science et l’Individualisme, à condition que la science ne veuille pas s’ériger en papauté nouvelle, en « pédantocratie », suivant une expression de Comte, à condition qu’elle n’oublie pas le caractère irrémédiablement relatif et symbolique de ses constructions, à condition qu’elle réserve toujours les droits de l’avenir, c’est-à-dire ceux de l’individu, à condition qu’elle ne se croie jamais le droit de se fixer dans quelque formule étroite et dogmatique, telle que l’adaptation au milieu de Spencer ou la symbiose de M. Izoulet, à condition enfin qu’elle respecte, elle aussi, l’individu.


  1. M. Tarde ne pose pas d’ailleurs ce monisme comme un idéal absolument désirable. Il en reconnaît les dangers. « Puisse, dit-il, pour les libres esprits, se prolonger cette inappréciable anarchie intellectuelle qu’Auguste Comte déplorait ! » (Tarde, Les Lois de l’Imitation, p. 313).
  2. Tarde, Les Lois de l’Imitation, fin.
  3. Voir sur ce point Guyau, les Problèmes de l’Esthétique contemporaine (Paris, F. Alcan).
  4. Jaurès, Socialisme et Liberté, Revue de Paris, 1er décembre 1898.