Précis de sociologie/IV/IV

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Félix Alcan (p. 117-126).
Livre IV. Chapitre IV.

CHAPITRE IV

LOIS DE L’OPPOSITION ET DE LA DIFFÉRENCIATION SOCIALES


L’Invention et l’Imitation ne sont pas les seules forces génératrices de l’évolution sociale. Les courants imitatifs s’opposent les uns aux autres ; ils interfèrent dans les cerveaux individuels et y déterminent des adaptations qui deviennent elles-mêmes le point de départ de nouveaux courants imitatifs.

L’opposition ou lutte est une loi non moins nécessaire que l’Imitation. Nous allons en étudier maintenant la nature et les effets.

Les oppositions sociales, d’après M. Tarde, sont de trois sortes : oppositions de série, oppositions de degré et oppositions de sens ou de signe.

Les oppositions de série sont des oppositions de phénomènes qualitatifs présentant des phases successives contraires. — Un exemple d’opposition de série consisterait dans ces évolutions et contre-évolutions, dans ces ricorsi que certains sociologues ont imaginés dans la marche des phénomènes sociaux. L’opposition de degré est une opposition de nature quantitative. Elle s’appelle augmentation ou diminution, croissance ou décroissance, hausse ou baisse. Exemples : la hausse et la baisse de tel genre de criminalité, du suicide, de la natalité, de la matrimonialité, etc. Enfin les oppositions que M. Tarde appelle oppositions de sens ou oppositions diamétrales sont un conflit entre deux forces opposées, luttant simultanément pour la vie et pour l’influence.

Les oppositions de sens peuvent être elles-mêmes de deux sortes : extérieures ou intérieures. On peut appeler oppositions extérieures les oppositions de tendances, qui existent entre plusieurs hommes ou plusieurs groupes d’hommes. On appellera internes les oppositions qui se produisent entre tendances diverses d’un même homme.

Les oppositions externes ne sont pas du tout la même chose que les oppositions internes. En un sens, ces deux espèces de luttes sont incompatibles. En effet, dit M. Tarde, « c’est seulement quand la lutte interne a pris fin, quand l’individu, après avoir été tiraillé entre des influences contradictoires, a fait un choix, a adopté telle opinion ou telle résolution plutôt que telle autre, c’est quand il a fait ainsi la paix en soi-même que la guerre devient possible entre lui et les individus qui ont fait un choix opposé[1] ».

D’après M. Tarde, l’opposition sous ses trois formes, opposition de série, de degré et de sens, ne possède qu’un caractère accidentel, non permanent et nécessaire. C’est à tort qu’on croirait à des oppositions de série éternellement renaissantes (ricorsi de Vico) ou à des alternatives nécessaires d’augmentation et de diminution, de croissance et de décroissance dans la civilisation humaine. Il n’y a pas plus de régression nécessaire que de réversibilité nécessaire.

Enfin, c’est à tort également, selon M. Tarde, que l’on croirait à la nécessité et à l’éternité des oppositions de sens dans l’évolution des sociétés. Pour M. Tarde, l’opposition n’est qu’une période de transition entre l’imitation et l’adaptation. Elle ne joue qu’un rôle négatif. Sans l’invention et la propagation imitative de l’invention dues non à la mêlée des égoïsmes, mais à l’instinctive sympathie qui rend les hommes sociables, la concurrence est impuissante et malfaisante. La lutte a aussi un caractère provisoire. Les luttes vont en s’élargissant et en s’atténuant. Un jour viendra où elles disparaîtront. Le progrès consiste à substituer à la rivalité confuse des intérêts qui s’opposent la délimitation précise des droits qui s’accordent.

Nous croyons que M. Tarde a raison sur les deux premiers points. Nous ne croyons pas à la nécessité des ricorsi historiques ni à celle des alternatives de croissance et de décroissance dans la civilisation. Nous croyons qu’il n’y a pas de raison pour que la quantité de connaissances et de richesses ne continue pas à s’accroître indéfiniment dans l’humanité.

Mais nous nous séparons de M. Tarde sur la question du caractère accidentel ou nécessaire des oppositions de sens. Nous croyons à la nécessité et à l’éternité de la lutte entendue de cette dernière manière. La lutte ne disparaîtra pas tant qu’on n’aura pas fait disparaître la diversité des individus, laquelle est bien un fait permanent et indestructible. À cause de cette diversité, les individus continueront, quoi qu’on fasse, à se dresser les uns en face des autres comme autant d’égoïsmes armés, autant de volontés de puissance distinctes et irréductibles. Irréductibles tant par leurs intérêts, leurs besoins et leurs désirs que par leur manière originale et personnelle de sentir et de refléter le monde. M. Tarde semble lui-même le reconnaître. « Le progrès social, dit-il, n’est pas dû à l’hostilité, quelque forme qu’elle revête, mais à l’ambition et à l’amour père de l’Invention et de l’Imitation. » Mais qu’est-ce que cette ambition dont parle M. Tarde, sinon une forme de la volonté de puissance et de lutte ? Et quelle est l’ambition qui ne suppose pas un obstacle à renverser, un adversaire à combattre ? Suivant nous, M. Simmel a raison contre M. Tarde quand il admet le caractère essentiel et indestructible de l’élément lutte dans la vie des sociétés[2]. Nietzche a raison de dire qu’il faut prendre « les penchants haine, envie, cupidité, esprit de domination comme des tendances essentielles à la vie, comme quelque chose qui, dans l’économie générale de la vie, doit exister profondément, essentiellement[3] ».

L’Évolution ne nous montre nullement une diminution d’égoïsme et d’antagonisme dans les rapports humains. Au contraire, la caractéristique de notre époque semble être une extrême intensification des égoïsmes collectifs, égoïsmes de races, de classes, de partis, de corporations, etc. Qu’on médite l’exemple fourni par l’égoïsme anglais dans la guerre sud-africaine.

Nous croyons que les égoïsmes de groupes n’ont jamais été plus armés qu’aujourd’hui. En admettant que les consciences individuelles se soient affinées au cours de l’évolution et soient devenues accessibles à des sentiments plus délicats et plus humains que ceux de l’humanité primitive, la conscience sociale reste aussi égoïste, aussi ambitieuse et cupide, à l’occasion, aussi tyrannique et oppressive que jamais.

On parle des vertus pacificatrices de la solidarité. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’à une solidarité croissante répond aussi une hostilité, une rivalité plus marquée de groupe à groupe ainsi qu’une dépendance plus grande de l’individu vis-à-vis du groupe. — Il ne faut pas, comme nous l’avons déjà remarqué, que ce vocable de solidarité, devenu un truisme, fasse illusion. Un économiste contemporain, M. Vilfredo Pareto, fait sur ce point d’intéressantes remarques. « Les termes, dit-il, finissent, par l’usage qu’on en fait, par perdre toute signification. Tel est par exemple le terme de «  solidarité », à la mode en ce moment. À la fin du XVIIIe siècle, il fallait être « sensible » ; en 1848, la « fraternité » était fort en honneur ; depuis, son crédit a beaucoup baissé ; maintenant il faut être « solidaire ». Ce terme, par l’abus qu’on en fait, finit par s’appliquer à tout… Les protectionnistes par exemple invoquent la solidarité. Ils affirment que les droits protecteurs rendent solidaires patrons et ouvriers. Pauvres âmes innocentes, c’est seulement l’amour de la solidarité qui les pousse à demander le droit de se faire payer tribut par leurs concitoyens. J’ai entendu une personne fort instruite affirmer, dans un discours public, que « la science ne mérite pas ce nom, si elle ne développe pas les sentiments de solidarité ». À ce compte, la géométrie n’est pas une science ; car il serait difficile de lui découvrir la moindre influence sur la « solidarité ». Du reste, dans quel discours public, depuis le toast le plus insignifiant jusqu’au discours d’un ministre, le terme de « solidarité » manque-t-il ? Les gens qui l’emploient semblent avoir perdu le sens du ridicule, et il n’y a plus de Voltaire ou de Molière pour le leur rappeler.

» Il faut refaire le Tartufe. Soyez certain, que de nos jours, c’est au nom de la solidarité que Tartufe voudrait séduire Elmire et dépouiller le bonhomme Orgon… La solidarité est tout simplement un nouveau nom donné à un genre d’égoïsme des plus malsains[4]. »

Ne craignons pas d’avouer que l’opposition et la lutte restent une catégorie essentielle et nécessaire de la vie sociale. Qu’on se reporte à ce que dit Machiavel de l’utilité des luttes entre le sénat et le peuple pour la formation de la puissance romaine[5].

Il y a quelque vérité dans le paradoxe de M. Durckheim « que le crime est nécessaire, qu’il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, et par cela même utile »[6], et dans celui de Poletti d’après lequel « la coïncidence de ces deux progressions : de la progression malfaisante et de la progression laborieuse, n’est pas accidentelle et déplorable, mais bien inévitable, et dénote que le crime et le travail, le crime et le génie puisent aux mêmes sources leur vitalité ». M. Durckheim donne plusieurs raisons de ce rôle utile de la criminalité, en voici une entre autres : Supposez, dit-il, par impossible, une société où il ne se commette plus un seul homicide, un seul vol, ni le moindre attentat contre les mœurs ; cela ne pourra tenir qu’à un excès d’unanimité et d’intensité de la conscience publique dans la réprobation de ces actes ; et la conséquence déplorable sera que, devenue plus exigeante à raison même des satisfactions reçues par elle, cette conscience collective se mettra à incriminer avec une sévérité extravagante les plus légers actes de violence, d’indélicatesse ou d’immoralité ; on sera comme dans un cloître où faute de péchés mortels, on est condamné au cilice et au jeûne pour les plus vénielles des peccadilles. « Par exemple, les contrats indélicats ou indélicatement exécutés qui n’entraînent qu’un blâme public ou des réparations civiles deviendront des délits… Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels[7]. » Ainsi même le crime a son utilité morale. Il prévient une pression trop tyrannique exercée par l’opinion publique, par la conscience collective, sur l’individu.

Ce rôle utile de la criminalité elle-même fait penser aux pages profondes dans lesquelles Hartmann esquisse une sorte de « kakodicée » ou justification du mal dans l’existence des sociétés. « Faust, dit ce philosophe, appelle du nom de Méphistophélès cette puissance qui éternellement veut le mal et qui éternellement engendre le Bien. Gœthe a trouvé en cet endroit la meilleure expression pour rendre le rôle de ce « Diable absurde » dont parle la légende allemande, qui est toujours déçu par les buts qu’il se propose et dont les efforts aboutissent au contraire de ce qu’il a voulu. Chaque volonté perverse individuelle doit aussi être regardée comme une partie de cette Puissance qui éternellement veut le Mal et perpétuellement engendre le Bien. »

« La volonté perverse ne joue pas dans l’univers un rôle purement négatif ; elle n’est pas un accident qu’il faille éliminer. Mais elle est quelque chose de positif et représente un facteur essentiel du procès téléologique inconscient…

» Pour celui qui est habitué à ce point de vue d’une téléologie inconsciente, d’après les conceptions de Schelling et d’Hegel, pour celui-là il est indubitable que les conséquences utiles indirectes du Mal ne sont qu’un cas particulier de la loi historique générale qui veut que les hommes sachent rarement et obscurément les buts auxquels ils tendent et que ces buts se transforment dans leurs mains en fins toutes différentes. Cela peut être appelé l’Ironie de la nature et n’est qu’une suite des ruses de l’Idée inconsciente[8]… »

Ce langage exprime métaphysiquement cette vérité de fait que la lutte qu’un optimisme superficiel voudrait supprimer, est un facteur éternel et utile, au point de vue vital, de l’évolution sociale. Lutte des individus entre eux, lutte des groupes entre eux, lutte de l’Individu contre le groupe et du groupe contre l’individu, toutes ces formes de lutte sont inévitables et éternelles. Cet état de lutte est d’ailleurs moins défavorable qu’on ne le supposerait à la liberté de l’Individu. Car l’individu qui trouve en face de lui plusieurs groupes en lutte peut trouver dans un de ces groupes un recours contre l’autre. Il peut en appeler d’une force sociale oppressive à une autre force hostile à la première. L’homme qui n’appartient qu’à un cercle social est bien plus dépendant, — matériellement et intellectuellement, — que celui qui peut appartenir à plusieurs, passer de l’un à l’autre et opposer dans sa propre conscience leurs disciplines sociales antagonistes. Montesquieu remarquait que la séparation et le conflit possible des pouvoirs politiques était une garantie de liberté pour le citoyen. On peut élargir cette pensée et l’étendre à toute la sphère de la vie sociale. Les influences de groupe étant souvent oppressives de l’individu, ce dernier a intérêt à voir les groupes en conflit ; il peut ainsi les dominer ou du moins leur échapper. La vieille formule : Divide ut imperes, pourrait être transformée en celle-ci : Divide ut liber sis.

L’opposition sociale, étant un fait social éternel et nécessaire, rentre dans la définition que nous avons donnée des lois de causation, c’est-à-dire des lois qui formulent l’action d’éléments immuables, de facteurs éternels de la vie des sociétés. Les faits qui sont l’objet de ce genre de lois sont ce que M. Xénopol[9] appelle des « faits de répétition », c’est-à-dire des faits qui se répètent constamment identiques à eux-mêmes et qui ne se modifient pas au cours de la durée. Aux faits de répétition s’opposent, suivant M. Xénopol, les « faits successifs », c’est-à-dire ceux qui « par suite d’influences diverses, se modifient dans le temps ».

La loi de Différenciation sociale rentre dans cette dernière définition. Elle est une loi d’évolution qui exprime l’orientation des énergies sociales dans un certain sens.

La loi de Différenciation peut être regardée comme une conséquence de la loi générale d’opposition. C’est parce que les cercles sociaux et les influences sociales s’opposent que, dans la vie sociale, les rapports sociaux se diversifient et se compliquent de plus en plus.

Cette loi avait déjà été formulée par J.-J. Rousseau : « Du tumulte des sociétés, dit Rousseau, naissent des multitudes de rapports nouveaux et souvent opposés, qui tiraillent en sens contraires ceux qui marchent avec ardeur dans la route sociale[10]. »

Simmel est un de ceux qui ont le plus insisté sur cette loi. D’après lui, « l’histoire multiplie le nombre des cercles sociaux, religieux, intellectuels, commerciaux, auxquels les individus appartiennent, et n’élève leur personnalité que sur l’implication croissante de ces cercles. Par suite, leur devoir n’est plus relativement simple, clair, unilatéral, comme au temps où l’individu ne faisait qu’un avec sa société.

« La différenciation croissante des éléments sociaux, la différenciation correspondante des éléments psychologiques dans la conscience, toutes les lois du développement parallèle des sociétés et des individus semblent bien plutôt devoir augmenter que diminuer le nombre et l’importance de ces conflits[11]. »

En partant de ce qui précède, on pourra distinguer deux espèces de différenciation : la différenciation externe et la différenciation interne.

La différenciation externe consiste dans la complication croissante des rapports sociaux qui enveloppent l’individu, la différenciation interne dans la complication croissante des sentiments, des idées et des croyances dans les consciences individuelles. Ces dernières deviennent, au fur et à mesure de l’évolution plus complètes et plus délicates, plus multilatérales. « L’histoire en même temps qu’elle rend plus nombreux les objets de la morale, en rend les sujets plus sensibles. »

Le monisme moral est une hypothèse superficielle contre laquelle prévaudront de plus en plus le nombre et l’importance croissante des conflits moraux.


  1. Tarde, Les Lois sociales, p. 79.
  2. Simmel, Comment les formes sociales se maintiennent, sub finem.
  3. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, § 23.
  4. Vilfredo Pareto, Le Péril socialiste (1900), p. 26.
  5. Machiavel, Discours sur Tite-Live, I.
  6. Voir dans La Culture des Idées de M. Rémy de Gourmont le développement de l’idée que la Justice absolue est identique à l’inertie et à la mort. « La vie qui aurait passé par ce point mort de la justice absolue ne pourrait plus vivre » (p. 95).
  7. Tarde, Criminalité et Santé sociale. Étude de psychologie sociale, p. 145.
  8. E. von Hartmann, Das sittliche Bewusstsein (Leipzig, Haacke), p. 589.
  9. Xénopol. Les Faits de répétition et les Faits de succession (Revue de Synthèse historique, octobre 1900.)
  10. Rousseau, Dialogues, dialogue II.
  11. Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne, p. 57.