Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 28

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 320-324).
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CHAPITRE XXVIII.

LOUISBOURG. COMBATS DE MER : PRISES IMMENSES QUE FONT LES ANGLAIS.


Une autre entreprise, commencée plus tard que celle de l’amiral Anson, montre bien de quoi est capable une nation commerçante à la fois et guerrière. Je veux parler du siège de Louisbourg ; ce ne fut point une opération du cabinet des ministres de Londres, ce fut le fruit de la hardiesse des marchands de la Nouvelle-Angleterre. Cette colonie, l’une des plus florissantes de la nation anglaise, est éloignée d’environ quatre-vingts lieues de l’île de Louisbourg ou du cap Breton, île alors importante pour les Français, située vers l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, la clef de leurs possessions dans le nord de l’Amérique. Ce territoire avait été confirmé à la France par la paix d’Utrecht. La pêche de la morue, qui se fait dans ces parages, était l’objet d’un commerce utile qui employait par an plus de cinq cents petits vaisseaux de Bayonne, de Saint-Jean-de-Luz, du Havre-de-Grâce, et d’autres villes ; on en rapportait au moins trois mille tonneaux d’huile, nécessaires pour les manufactures de toute espèce. C’était une école de matelots ; et ce commerce, joint à celui de la morue, faisait travailler dix mille hommes et circuler dix millions.

Un négociant nommé Vaugan propose à ses concitoyens de la Nouvelle-Angleterre de lever des troupes pour assiéger Louisbourg. On reçoit cette idée avec acclamation. On fait une loterie, dont le produit soudoie une petite armée de quatre mille hommes. On les arme, on les approvisionne, on leur fournit des vaisseaux de transport : tout cela aux dépens des habitants. Ils nomment un général ; mais il leur fallait l’agrément de la cour de Londres ; il leur fallait surtout des vaisseaux de guerre. Il n’y eut de perdu que le temps de demander. La cour envoie l’amiral Warren avec quatre vaisseaux protéger cette entreprise de tout un peuple.

Louisbourg est une place qui pouvait se défendre, et rendre tous ces efforts inutiles si on avait eu assez de munitions[1] ; mais c’est le sort de la plupart des établissements éloignés qu’on leur envoie rarement d’assez bonne heure ce qui leur est nécessaire. À la première nouvelle des préparatifs contre la colonie, le ministre de la marine de France[2] fait partir un vaisseau de soixante-quatre canons, chargé de tout ce qui manquait à Louisbourg. Le vaisseau arrive pour être pris à l’entrée du port par les Anglais. Le commandant de la place, après une vigoureuse défense de cinquante jours, fut obligé de se rendre. Les Anglais lui tirent les conditions : ce fut d’emmener eux-mêmes en France la garnison et tous les habitants, au nombre de deux mille. On fut étonné à Brest de recevoir, quelques mois après, une colonie entière de Français, que des vaisseaux anglais laissèrent sur le rivage.

La prise de Louisbourg fut encore fatale à la compagnie française des Indes ; elle avait pris à ferme le commerce des pelleteries du Canada, et ses vaisseaux, au retour des Grandes-Indes, venaient souvent mouiller à Louisbourg. Deux gros vaisseaux de la compagnie y abordent immédiatement après sa prise, et se livrent eux-mêmes. Ce ne fut pas tout ; une fatalité non moins singulière enrichit encore les nouveaux possesseurs du cap Breton. Un gros bâtiment espagnol, nommé l’Espérance[3], qui avait échappé à des armateurs, croyait trouver sa sûreté dans le port de Louisbourg, comme les autres ; il y trouva sa perte comme eux. La charge de ces trois navires, qui vinrent ainsi se rendre eux-mêmes du fond de l’Asie et de l’Amérique, allait à vingt-cinq millions de livres. Si dès longtemps ou a appelé la guerre un jeu de hasard, les Anglais, en une année, gagnèrent à ce jeu environ trois millions de livres sterling. Non-seulement les vainqueurs comptaient garder à jamais Louisbourg, mais ils firent des préparatifs pour s’emparer de toute la Nouvelle-France.

Il semble que les Anglais dussent faire de plus granddes entreprises maritimes. Ils avaient alors six vaisseaux de cent pièces de canon, treize de quatre-vingt-dix, quinze de quatre-vingts, vingt-six de soixante-dix, trente-trois de soixante. Il y en avait trente-sept de cinquante à cinquante-quatre canons ; et au-dessous de cette forme, depuis les frégates de quarante canons jusqu’aux moindres, on en comptait jusqu’à cent quinze. Ils avaient encore quatorze galiotes à bombes et dix brûlots. C’était en tout deux cent soixante-trois[4] vaisseaux de guerre, indépendamment des corsaires et des vaisseaux de transport. Cette marine avait le fonds de quarante mille matelots. Jamais aucune nation n’a eu de pareilles forces. Tous ces vaisseaux ne pouvaient être armés à la fois ; il s’en fallait beaucoup : le nombre des soldats était trop disproportionné ; mais enfin, en 1746 et 1747, les Anglais avaient à la fois une flotte dans les mers d’Écosse et d’Irlande, une à Spithead, une aux Indes orientales, une vers la Jamaïque, une à Antigoa, et ils en armaient de nouvelles selon le besoin.

Il fallut que la France résistât pendant toute la guerre, n’ayant en tout qu’environ trente-cinq vaisseaux de roi à opposer à cette puissance formidable. Il devenait plus difficile de jour en jour de soutenir les colonies. Si on ne leur envoyait pas de gros convois, elles demeuraient sans secours à la merci des flottes anglaises. Si les convois partaient ou de France ou des îles, ils couraient risque, étant escortés, d’être pris avec leurs escortes. En effet, les Français essuyèrent quelquefois des pertes terribles : car une flotte marchande de quarante voiles, venant en France de la Martinique sous l’escorte de quatre vaisseaux de guerre, fut rencontrée par une flotte anglaise (octobre 1745) ; il y en eut trente de pris, coulés à fond ou échoués ; deux vaisseaux de l’escorte, dont l’un était de quatre-vingts canons, tombèrent au pouvoir de l’ennemi.

En vain on tenta d’aller dans l’Amérique septentrionale pour essayer de reprendre le cap Breton, ou pour ruiner la colonie anglaise d’Annapolis dans la Nouvelle-Écosse. Le duc d’Enville, de la maison de La Rochefoucauld, y fut envoyé avec quatorze vaisseaux (juin 1746). C’était un homme d’un grand courage, d’une politesse et d’une douceur de mœurs que les Français seuls conservent dans la rudesse attachée au service maritime ; mais la force de son corps ne secondait pas celle de son âme. (Septembre) Il mourut de maladie sur le rivage barbare de Chiboctou[5], après avoir vu sa flotte dispersée par des tempêtes. C’est lui dont la veuve s’est fait dans Paris une si grande réputation par ses vertus courageuses, et par la constance d’une âme forte, qualité rare en France[6].

Un des plus grands avantages que les Anglais eurent sur mer fut le combat naval de Finistère[7] (16 mai 1747), combat où ils prirent six gros vaisseaux de roi, et sept de la compagnie des Indes armés en guerre, dont quatre se rendirent dans le combat et trois autres ensuite ; le tout portant quatre mille hommes d’équipage.

Londres est remplie de négociants et de gens de mer, qui s’intéressent beaucoup plus aux succès maritimes qu’à tout ce qui se passe en Allemagne ou en Flandre. Ce fut dans la ville un transport de joie inouï quand on vit arriver dans la Tamise le même vaisseau le Centurion, si fameux par son expédition autour du monde ; il apportait la nouvelle de la bataille de Finistère gagnée par ce même Anson, devenu à juste titre vice-amiral général, et par l’amiral Warren. On vit arriver vingt-deux chariots chargés de l’or, de l’argent, et des effets pris sur la flotte de France. La perte de ces effets et de ces vaisseaux fut estimée plus de vingt millions de rance. De l’argent de cette prise on frappa quelques espèces, sur lesquelles on voyait pour légende : Finistère, monument flatteur à la fois et encourageant pour la nation, et imitation glorieuse de l’usage qu’avaient les Romains de graver ainsi sur la monnaie courante, comme sur les médailles, les plus grands événements de leur empire. Cette victoire était plus heureuse et plus utile qu’étonnante[8]. Les amiraux Anson et Warren avaient combattu avec dix-sept vaisseaux de guerre contre six vaisseaux de roi, dont le meilleur ne valait pas, pour la construction, le moindre navire de la flotte anglaise.

Ce qu’il y avait de surprenant, c’est que le marquis de La Jonquière, chef de cette escadre, eût soutenu longtemps le combat, et donné encore à un convoi qu’il amenait de la Martinique le temps d’échapper. Le capitaine du vaisseau le Windsor s’exprimait ainsi dans sa lettre sur cette bataille : « Je n’ai jamais vu une meilleure conduite que celle du commodore français ; et pour dire la vérité, tous les officiers de cette nation ont montré un grand courage ; aucun d’eux ne s’est rendu que quand il leur a été absolument impossible de manœuvrer. »

Il ne restait plus aux Français, sur ces mers, que sept vaisseaux de guerre pour escorter les flottes marchandes aux îles de l’Amérique sous le commandement de M. de L’Estanduère[9]. Ils furent rencontrés par quatorze vaisseaux anglais. (14 octobre 1747) On se battit, comme à Finistère, avec le même courage et la même fortune. Le nombre l’emporta, et l’amiral Hawke amena dans la Tamise six vaisseaux des sept qu’il avait combattus[10].

La France n’avait plus alors qu’un seul vaisseau de guerre. On connut dans toute son étendue la faute du cardinal de Fleury, d’avoir négligé la mer ; cette faute est difficile à réparer. La marine est un art, et un grand art. On a vu quelquefois de bonnes troupes de terre formées en deux ou trois années par des généraux habiles et appliqués ; mais il faut un long temps pour se procurer une marine redoutable.



  1. Depuis 1720, on avait dépensé trente millions pour la fortifier. Mais la reddition de la ville n’eut pas pour cause le défaut de munitions. C’est aux malversations des administrateurs de la colonie qu’il faut l’attribuer. On ne payait pas les soldats, les soldats refusèrent de servir. (G. A.)
  2. Le ministre de la marine était de Maurepas, qui avait succédé à son père dans ce service, et s’était trouvé ministre à quinze ans ! (G. A.)
  3. Voyez page 319.
  4. D’après le dénombrement que vient de faire Voltaire, il devait dire deux cent soixante-neuf.
  5. Les éditions originales (de 1768, in-8o), 1769, in-12 ; l’édition in-4o et l’édition encadrée de 1775, portent : «… après avoir vu sa flotte dispersée par une violente tempête. Plusieurs vaisseaux périrent ; d’autres, écartés au loin, tombèrent entre les mains des Anglais.

    « Cependant il arrivait souvent que des officiers habiles, qui escortaient les flottes marchandes françaises, savaient les conduire en sûreté, malgré les nombreuses flottes ennemies.

    « On en vit un exemple heureux dans les manœuvres de M. Dubois de La Motte, alors capitaine de vaisseau, qui, conduisant un convoi d’environ quatre-vingts voiles aux îles françaises de l’Amérique, attaqué par une escadre entière, sut en attirant sur lui tout le feu des ennemis, leur dérober le convoi, le rejoindre, et le conduire au Fort-Royal, à Saint-Domingue, combattre encore, et ramener plus de soixante voiles en France ; mais il fallait bien qu’à la longue la marine anglaise anéantît celle de France et ruinât son commerce.

    « Un des plus grands avantages, etc. »

    Le texte actuel est posthume. (B.)

  6. Louise-Élisabeth de La Rochefoucauld, née en 1710, mariée, en 1732 à Jean-Baptiste-Louis-Frédéric de Roie de La Rochefoucauld, créé duc d’Enville en considération de ce mariage. Voltaire était en correspondance avec elle (Cl.)
  7. Cap de la Galice.
  8. C’est aussi l’opinion des historiens anglais.
  9. Voyez, dans la Correspondance générale, la lettre à Mme Dupuy, du 23 décembre 1769.
  10. L’Estanduère avait huit vaisseaux, et en sauva deux. (G. A.)