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PrécoceÉditions modernes (p. 7-28).
II  ►


I


Elles se rencontrèrent à la place Maillot. Tout de suite, Jeanne, avec fougue, serra son amie dans ses bras, colla son corps nerveux contre celui plus potelé de Marceline, tandis que ses lèvres gourmandes s’emparèrent des lèvres humides de l’amie consentante et troublée.

Elles restèrent ainsi enlacées quelques secondes, ne se souciant guère de l’opinion des passants. Enfin, elles se séparèrent, s’examinèrent avec sympathie, le regard brillant, la chair troublée.

— Eh bien ! ma petite Line, nous nous marions le même jour ?

— Oui, crois-tu. Quelle curieuse coïncidence !

— Et tu es heureuse ?

Marceline rougit et baissa la tête. Elle hésitait, craignant de froisser l’amie tendre. Cette question la gênait parce que chez elle, au mot de mariage, se mêlait une idée trouble.

— Naturellement, fit-elle, sans grande conviction.

L’autre éclata d’un grand rire bruyant, glissa son bras sous celui de son amie qui, à ce contact, ne put s’empêcher de tressaillir, toute sa chair en émoi.

— Tu descends avec moi, mignonne aimée ? Nous causerons… de choses intimes… tu veux bien…

Marceline hésitait… Cette Jeanne, si lascive, si caressante, si animale… elle en avait un peu peur… et cependant, comme elle savait l’embrasser ; comme sa langue audacieuse avait vite fait de desserrer ses lèvres qui ne voulaient pas… mais qui bientôt se rendaient à merci.

D’autorité, Jeanne l’embrassa :

— C’est que je ne voudrais pas m’attarder, balbutia Line.

Une ironie plissa les lèvres rouges et sensuelles de l’impérieuse blonde :

— Ta mère t’attend pour broder un dessous de plat ? Tu as peur de la fessée si tu es en retard ?

— Tu es bête ! protesta Line. Je suis libre, je fais ce que je veux.

— Alors, viens, petite nigaude… j’ai tant de plaisir à te sentir près de moi.

Elle l’entraîna :

— Viens toujours, on va bavarder un peu… ça ne t’arrive pas si souvent !

Marceline eut honte de sa crainte de ses parents, auprès de cette belle fille, à l’allure désinvolte et libre. Elle songeait qu’elle était encore une toute petite fille, et l’amie tendre avait raison de se moquer d’elle. C’était tout juste si Madame sa mère ne lui relevait pas jupe et combinaison, n’abaissait pas son mignard pantalon, pour, de sa main, lui fesser ses joues postérieures…

Elle la suivit donc, intimidée toutefois, sentant en la compagne une supériorité certaine et il lui était doux de se soumettre, d’obéir à l’amie impérieuse mais chérie.

Elles franchirent la porte du bois en se tenant par le bras, heureuses de sentir leurs corps jeunes et souples. Elles s’enfoncèrent bientôt dans une allée sinueuse, toute dorée de soleil. Alors, isolées, elles s’embrassèrent encore une fois, longuement. Cependant, Jeanne, moqueuse, énigmatique, interrogea encore une fois :

— Et, dis-moi, qu’espères-tu du mariage ?

Line rougit encore. Cette question la gênait, l’embarrassait. Elle ne pouvait avouer tout ce qu’il y avait de caché au fond de son cœur ignorant. Elle s’en tira par un à peu près vague, un tantinet sceptique :

— Le bonheur !

La blonde eut une moue narquoise :

— Le bonheur ! Rien que cela ? Le bonheur complet ? Ton cœur et ta chair ? Quelque chose comme le paradis terrestre ? Eh bien ! ma petite, tu seras désillusionnée ! Les hommes… le bonheur… pour eux, peut-être, pas pour nous !

— Je vois, ma chérie, que tu n’as plus d’illusion à perdre. Tu ne comptes pas trouver le bonheur dans le mariage ?

— Si, mais d’une autre façon que toi, oui, certainement. Je suis persuadée qu’auprès de Maurice j’aurai du bonheur comme j’en ai maintenant… il sera peut-être différent, mais ni plus grand, ni paradisiaque.

— Pourquoi te maries-tu donc puisque tu n’espères rien ?

Elle eut un beau geste des épaules :

— Pour être quelqu’un, avoir une volonté, des désirs, une raison de vivre. Actuellement, jeunes filles, nous sommes des valeurs négatives. Nos volontés, on les ignore ; nos aspirations, on en rit ; nous sommes des jeunes filles, c’est-à-dire rien encore, des têtards, si tu préfères… ou bien des chrysalides, pour être polie. Une fois mariée, on est une individualité, on vit réellement avec un but, on peut se permettre un idéal. Songer à soi, à son corps, à sa chair… trouver, chercher, choisir celui qui peut l’émouvoir… changer aussi… tu comprends ! On n’est plus sous une tutelle étroite qui paralyse le meilleur de nous-mêmes. Et, entends-moi bien, je parle même pour le mariage de la main gauche, parce que toi tu accomplis un acte de liberté qui fait de toi une individualité. La vieille fille, par contre, reste toujours un être amorphe, souvent pitoyable.

Line écoutait en souriant. Jamais, elle n’avait réfléchi à tout cela et jugeait que cette philosophie était bien compliquée. Son regard errait devant elle, mais elle écoutait les battements de son cœur qui lui disait les désirs secrets de sa jeune âme ignorante, et les désirs, les espoirs secrets de sa chair jeune et ardente, de sa chair qui se révoltait, de sa chair qu’elle ne pouvait plus apaiser, de sa chair qui réclamait autre chose que l’attouchement prolongé qu’elle lui dispensait… le soir, dans l’intimité de sa chambre close.

Jeanne la fixa :

— Ma pauvre gosse… que tu es nigaude… simplette… toute blanche… comme une oie. Tu en es encore, j’en suis certaine, à la bibliothèque bleue pour les demoiselles.

L’autre baissa la tête, confuse, mais terriblement excitante. Elle ne voulait pas avouer son ingénuité. Elle se défendit :

— Oh ! non… j’ai lu des romans… des romans… cochons… avec des détails… des précisions…

Un éclat de rire répondit à cette confession :

— En cachette ? petite chipie… petite dévergondée… fi, la vilaine… Venez tout de suite embrasser votre grande amie, pour la peine !

Line se précipita. Elle sentait avec émotion ses seins jeunes et durs, tout gonflés de sève, s’écraser contre la poitrine de sa tendre amie, tandis que ses lèvres imploraient une caresse.

Jeanne, cependant, continuait de confesser sa douce amie :

— Ces livres, petite vicieuse, tu les as dévorés et alors que t’est-il resté ? Un peu de fumée qui t’est montée au cerveau ?

— Dame ! il fallait bien, s’enhardit Line, on me cache tout ! Quand on va visiter le Salon, il faut voir comment maman me tire par le bras lorsqu’un peintre a cru nécessaire d’indiquer d’un pinceau précis les attributs de la virilité sur un modèle jeune et beau. Et à la sculpture, cela devient une fuite éperdue… et aux chefs-d’œuvre de l’art italien !

Elle sourit :

— Cela ne m’a pas empêchée d’admirer un magnifique petit bronze, tout petit, où ce qui m’intéressait avait été l’objet d’un soin tout particulier… il s’agissait d’un faune, tu comprends, d’un faune, juge de l’orientation de ce que je cherchais… pointé vers le ciel, ma chérie… mais c’était si petit que maman n’a rien vu.

Jeanne redressa la tête :

— Mauvaise éducation. Hypocrisie… on cherche à savoir, à se renseigner… on va à tâtons… l’imagination travaille… on se forge des idées fausses… Moi, j’ai lu tout ce qu’il m’a plu, au grand jour, publiquement, j’ai discuté avec mon père, avec Maurice. Leurs avis diffèrent, mais j’en ai retiré cependant quelques renseignements précieux. Aussi, maintenant, je regarde la vie en prose. Je n’escompte guère le prince charmant, ne souhaitant qu’une existence quiète auprès d’un mari et des gosses. Ce n’est pas trop exiger de l’avenir ; je n’aurai donc pas de désillusion.

— Mais l’amour ?

— Bah ! une petite gymnastique… agréable… pour vous maintenir le teint frais. L’amour pour moi, cela sera Maurice. C’est lui qui se chargera de ce petit exercice… il est docile, je le dresserai. Je le connais bien, c’est un bon compagnon, robuste, large d’épaules, il sera mon égal, mon ami. Avec lui, je n’aurai, ni crainte, ni honte, ni fausse pudeur… mon corps lui appartiendra… et puis, cela marchera… nous avons les mêmes goûts, des habitudes à peu près identiques et des désirs charnels communs… il aime ma bouche, ma chair ; j’aime sa vigueur, sa bonne santé. Encore une fois, tout cela c’est de la prose… c’est honnête, c’est franc, c’est loyal ! Et toi, ton fiancé ?

Line restait songeuse, elle ne voyait point le mariage ainsi. Sa jeune imagination échauffée par la demi-ignorance lui faisait entrevoir des délices sans nombre.

Par une sorte d’auto-suggestion, elle en arrivait à se convaincre d’être « folle » de celui qui allait être son époux. De lui, elle attendait des satisfactions précieuses qu’elle n’osait avouer à son oreiller le soir dans la solitude de sa chambre… satisfaction qu’elle finissait par éprouver lorsque sa menotte, crispée sur sa chair, travaillait à lui donner la grande illusion… Elle fermait alors les yeux, s’offrait toute, la poitrine palpitante… elle le sentait, près d’elle, sur elle… Alors, elle râlait tout doucement, les yeux révulsés, les membres crispés.

Orgueilleuse, elle renseigna l’amie :

— Il est avocat !

Jeanne s’esclaffa :

— Ma chérie ! le mien est dans les affaires, de grosses affaires… un trust, tu comprends… la crise pour lui n’existe pas, c’est un fortiche…

— Un fortiche !

— Mais oui, nigaude, un fortiche… un fort… tu comprends… il gagne beaucoup d’argent… alors, le luxe, des frusques, des dessous, des bijoux… mais parlons de toi… Tu l’aimes, au moins, petite sotte, cet avocat ?

Marceline eut un frisson, tout le corps révulsé de désirs :

— Je l’adore !

— Pas possible ! Et tu ne maigris point, c’est de rigueur.

— Comme tu vois…

— Et quel homme est-ce ?

— Oh ! très bien, chic, de l’allure, très élégant, et puis distingué, spirituel…

— N’en jetez plus, la cour est pleine… mais c’est tout ce que tu connais de ton futur maître et époux ?

— Ma foi, je ne le connais pas extrêmement.

Cette fois, l’autre marqua un commencement d’étonnement :

— Ah ! bah !

Puis avec une moue railleuse :

— Oui, je vois… Monsieur vient te voir deux fois par semaine… avec un bouquet, sans doute… Vous vous asseyez entre le piano et la plante verte pour parler du beau temps ou de la crise, des communistes… tandis que maman fait du macramé à l’autre bout du salon… Ô douce idylle ! Et tu prends un homme sans le connaître, petite dinde, simplement parce qu’il est avocat et que ses cheveux sont correctement gominés ? Tu ignores même s’il a des capacités… enfin, oui, des possibilités…

— Je ne comprends pas…

— Naturellement, petite nigaude, tu ne comprends pas, tu ne comprends rien… Il faut que je te dresse… on peut faire quelque chose de toi… tu as de l’étoffe… donne-moi tes lèvres, tout de suite…

Line ne se fit pas prier. Docile, câline, elle offrit sa bouche à sa grande et perverse amie qui s’en empara goulûment.

Elles se séparèrent à regret et Jeanne soupira :

— Enfin, si ça ne biche pas, vous aurez toujours la ressource de divorcer.

— Mais pourquoi veux-tu supposer que je ne serai pas heureuse ?

— Je ne suppose rien, du moment que tu ne connais pas plus que cela ton futur mari… c’est un coup du hasard… tu es tellement innocente que tu ignores tout, tu me rappelles cette gamine de douze ans qui, parce que sa sœur allait se marier, importunait sa mère toute la journée par cette sempiternelle question : « Dis maman, qu’est-ce que c’est que le mariage ? » La mère s’en tirait par des lieux communs et terminait toujours par : « Cela ne regarde pas les petites filles de ton âge ». Mais la gosse récidivait, et un beau jour, à bout de patience, la mère couchait la gamine sur ses genoux, relevait sa jupe, abaissait son petit pantalon et, sur ses fesses dénudées et contractées, appliquait une vigoureuse fessée :

— Tiens, maintenant, tu le sais ce que c’est que le mariage !

La gosse, muette, contractée, se relevait et, à la hâte, joignait sa sœur et en confidence lui disait :

— Ne te maries pas… je sais ce que c’est que le mariage… tu vas voir ce que tu vas prendre sur les fesses…

Line rit franchement et, à son tour, interrogea :

— Mais, dis-moi, ma chérie, avec ton fiancé… qu’as-tu fait ?

— Curieuse !… bien des choses qu’une petite fille comme toi n’a pas besoin de connaître… nous nous connaissons bien… très bien… nous nous plaisons, nos goûts s’accordent… nous avons les mêmes aspirations… nos physiques s’harmonisent…

Marceline n’insistait pas, elle se sentait inférieure dans cette discussion, le terrain s’échappait sous ses pas, parce qu’il lui manquait une base de raisonnement. En elle, il n’y avait que des aspirations confuses… un besoin d’être prise dans les bras de quelqu’un, de fort, d’être serrée, d’être embrassée, d’être pincée, un besoin de s’abandonner… toute, de se détendre après s’être crispée, de sentir sa chair se dresser, puis s’abaisser… heureuse… Des aspirations mal définies, des besoins confus, mais impérieux. Comme ses seins gonflés lui faisaient mal, comme ses cuisses tremblaient…

Elle préféra donc ne pas poursuivre et consulta sa montre.

— Oh ! je vais être en retard, je te quitte !

— Gare à la fessée ! ricana Jeanne.

Elle ajouta :

— Va, chérie, moi, je rejoins Maurice auprès du lac.

Elles s’enlacèrent, Jeanne, audacieuse, osa une caresse précise ; Line, soumise, s’offrit davantage, le corps palpitant.

La première s’éloigna, la tête haute, fière de sa force, de son autorité. La démarche souple, elle marchait à grands pas.

L’autre partit le front penché, le pas hésitant, avec en elle une crainte sourde et instinctive de la vie qu’elle ignorait. Et dans sa mignonne cervelle s’agitait un monde de pensées. Depuis cinq ans déjà, elle rêvait ainsi… entassant suppositions sur suppositions, contradictions sur contradictions. Au lycée, de grandes amies prétendaient savoir ! On piochait dans les dictionnaires, dans les gros. Celles qui avaient des frères s’affirmaient renseignées, elles donnaient des précisions, des précisions inquiétantes… par leur dimension, des précisions qui les faisaient douter de ce qu’elles croyaient la vérité. Travaillées par des désirs imprécis, les gamines s’égaraient… les grandes en profitaient, les guidaient pour leur bénéfice personnel… Et de tous les essais résultait une incertitude plus grande encore.

Ne sachant rien, elle cherchait à s’instruire au hasard. Alors, elle se figurait des monstruosités ou se faisait un monde de futilités.

Comme elle venait de l’avouer, en cachette, elle avait cherché la science dans les romans. Mais lus en hâte, ces livres ne laissaient en elle que le lyrisme exaltant de l’amour. Ce n’était pas suffisant, la moindre précision eut mieux fait son affaire. De cet amour, elle se créa une idée extraordinaire, immense, capable de remplir une existence. Ensuite, elle s’étonnait de ne pas vibrer follement auprès de René, le fiancé. Devant cette frigidité, elle s’inquiétait… Et puis, tout au fond d’elle-même, il y avait des pensées mystérieuses, des désirs bizarres qui lui étaient chers et sur lesquels, en rougissant, elle s’appesantissait. Alors, elle espérait des joies merveilleuses, des sensations jamais éprouvées. Cela surtout la rendait impatiente. Était-ce du vice ? Elle n’y songeait même pas, n’ayant aucune idée sur ce qui était permis et ne l’était pas. Elle avait vingt ans, un sang jeune et vigoureux circulait dans ses veines, apportant avec lui tous les appétits, tous les désirs.

Et seule, le soir, dans sa chambrette, à la hâte, elle se dénudait, contemplant son corps jeune et nerveux, tandis que ses mains palpaient, caressaient sa croupe rebondie qui se gonflait sous cette caresse. Alors, hâtivement, elle se jetait sur son lit, la poitrine haletante, les yeux clos et sa petite menotte frôlant ses seins dressés, elle trouvait l’apaisement qu’elle cherchait.