Précoce/6

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PrécoceÉditions modernes (p. 81-93).
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VI


Marceline avait dit qu’elle reviendrait le jeudi. Maurice s’arrangea pour être là et le trio sortit encore. La température était froide mais sèche, une promenade au Bois les tenta, et ils partirent joyeusement.

Jeanne n’avait aucun soupçon, n’ayant jamais eu l’idée que son mari pût tromper sa femme six mois après son mariage, Du reste, la jeune femme lui répétait, en toute occasion, que son bonheur était entier, sans limites, vantant René par besoin de prouver à l’autre que sa situation n’était point unique.

Mais Maurice et Line, pendant cette promenade, échangèrent de nombreux regards qui valaient plus qu’une déclaration. Le jeune homme se sentait envahi par un fat orgueil. Il souhaitait de posséder l’amie, simplement pour s’affirmer sa supériorité sur un rival, cela flattait sa vanité.

Il n’en était pas de même pour la malheureuse, étreinte par une passion morbide. Elle se répétait qu’elle ne connaissait rien de l’amour et que Maurice serait l’éducateur. Elle serait une élève soumise, prête à toutes les complaisances. Il commanderait, elle obéirait… il pourrait tout se permettre, elle lui ferait le don de son corps, de son âme… elle serait sa servante, accroupie à ses pieds… Ah ! elle aussi, elle lui donnerait du bonheur, il se tordrait dans des caresses infernales… et lui, lui apprendrait tout ce qu’elle ignorait et tout ce qu’elle supposait.

Près de lui, nulle pudeur ! Elle vibrerait hardiment comme elle l’avait rêvé, jadis, durant sa jeunesse solitaire et craintive.

À un détour d’une allée. Jeanne s’étant attardée en arrière, ils se trouvèrent seuls une demi-minute. Malgré le froid, elle portait un corsage très décolleté, tout bas, à l’oreille, il lui dit :

— Penchez-vous, devant moi, comme pour ramasser quelque chose !

Les yeux troubles, elle obéit. Il se pencha sur elle et tout aussitôt se relevèrent, tandis qu’il lui murmurait :

— J’ai vu vos seins, vos seins avec leurs bouts tout raides, tout roses… je voudrais les baisers… les mordre !…

Elle faillit se trouver mal, tout le corps haletant de désirs fous… Ah ! mépriser les conventions, se donner à lui, là, tout de suite, sur le sol durci… le laisser la culbuter, fourrager dans ses vêtements, être nue devant lui, et bientôt se tordre de bonheur !

Elle se ressaisit, frissonna de plaisir, ses paupières se levèrent et franchement elle fixa le jeune homme, oubliant pour cette fois sa sournoiserie habituelle. Ils eurent un serrement de mains furtif et Jeanne les rejoignit.

Il était trop tard, le pacte entre eux était conclu. Maurice escomptait bientôt une victoire facile, victoire, pensait-il, qui n’aurait point de suite, passade amoureuse et joyeuse… un peu de changement, ce qui ne l’empêcherait pas d’aimer Jeanne.

Se refuser lui semblait ridicule. Joseph n’a laissé à la postérité qu’un nom sujet à moqueries. Et puis, Marceline s’était ingénument jetée à sa tête, pouvait-il la repousser sans faire preuve de cruauté et d’égoïsme. Le principal c’était d’être prudent. Jeanne ne le saurait pas et cette petite serait heureuse, grâce à lui.

Ce René devait être un bénêt, un impuissant, peut-être ? Elle avait besoin de caresses, cette belle petite, il lui en donnerait. Il en ferait une amoureuse ardente, il éveillerait ses sens rebelles, il la ferait se tordre sous lui de bonheur… elle serait une maîtresse idéale, douce, aimante et si reconnaissante du bonheur qu’il lui dispenserait.

Line, elle, rentra ce soir-là au logis complètement affolée. Elle s’enferma dans sa chambre et, là, en face d’elle-même, supputa les délices que lui procureraient ce premier amour. Elle se répétait, en effet, qu’elle aimait sincèrement, profondément, et ne doutait point que ce sentiment fut partagé. Sa coquetterie instinctive l’empêchait de se juger inférieure à Jeanne et elle croyait que son ignorance amoureuse était un charme de plus pour Maurice.

Elle voulut contempler son corps, son corps presque vierge. À la hâte, elle enleva sa petite robe, aspirant avec délices l’odeur capiteuse de sa chair jeune et saine. Elle frôlait son ventre ferme, s’attardait, caressait sa croupe nerveuse, prenait à pleine main son sein d’un modèle si pur, s’amusait à en serrer la pointe et s’amusait à le voir devenir turgide.

Face à la glace, elle s’examinait ; le buste était parfait, la taille souple, la croupe fine mais rebondie, les cuisses étaient rondes et si mobiles. Elle s’amuse à faire des cabrioles, prenant les postures les plus audacieuses, nue, accroupie sur le tapis… Elle ferme les yeux, allongée, tous les membres raidis par l’angoisse voluptueuse qu’elle attendait, tandis qu’elle voyait se pencher vers elle, la prendre dans ses bras, lui baiser farouchement les lèvres… Maurice… Maurice, son bel amant.

À table, elle fut absolument insupportable. Tout ce que faisait le mari lui semblait bête, maladroit ou dépourvu de raffinement. Elle le considéra comme un butor sans délicatesse qui, dans l’intimité, ne conservait plus aucune retenue. Elle le comparait à Maurice qu’elle ne voyait que durant deux heures, c’est-à-dire lorsque ses défauts véritables étaient cachés par la nécessité du dehors. Pendant le temps qu’ils étaient ensemble, le jeune homme, naturellement, se tenait dans une stricte politesse, y ajoutant une galanterie aimable. Mais cette attitude de circonstance, il aurait été incapable de la soutenir un jour entier.

Tout cela, Line ne le percevait point, n’ayant, dans sa jeunesse, jamais pris l’habitude de réfléchir pour elle-même. La discipline familiale l’avait pliée à une règle établie, ne lui laissant que l’imagination pour s’en évader secrètement. En outre, le premier homme qu’elle avait intimement connu c’était son mari ; auparavant, aucune relation masculine suivie ne lui avait permis de faire de différence entre plusieurs individus. Et, maintenant, la demi-liberté que lui donnait le mariage lui découvrait des horizons nouveaux.

N’ayant point choisi l’époux elle-même, elle ne pouvait s’adresser des reproches. Au contraire, elle s’en prenait au hasard, à la chance, et, comme elle aspirait à sa part de bonheur, elle tentait de corriger cette malchance par des à-côtés dont elle méprisait négligemment la déloyauté et la malhonnêteté. Aux époques précédentes, la religion aurait été un frein, mais actuellement, avec l’éducation matérialiste, quoique sévère, elle ne trouvait devant elle que sa conscience, et cette conscience lui donnait raison, justement parce qu’elle s’était mariée sur l’avis des autres.

De son côté, René la trouva encore plus acariâtre que de coutume et souhaita plus énergiquement la tromper, considérant ce geste comme une juste punition. Après dîner, il sortit, la laissant seule à la maison. Elle en fut heureuse, ayant ainsi du temps pour rêver. De nouveau, elle s’enferma dans sa chambre et pensa à Maurice. De son pyjama, elle ne conserva que la petite veste, largement ouverte et qui ne voilait rien de son corps énervé, de ce corps qu’elle caressait, lorsque le rêve devenait plus précis, d’un geste saccadé et convulsif. Cuisses serrées, blottie dans une énorme bergère, une à une elle compta toutes les qualités de l’amant futur, notant au passage tous les défauts du mari. Et, surtout, elle songea mystérieusement, avec une sorte de honte ingénue, aux plaisirs tour à tour délicats et pervers que lui procurerait cet amant savant.

Quand René rentra et qu’il voulut la prendre dans ses bras comme d’ordinaire, elle le repoussa presque brutalement. Qu’avait-elle besoin de ses baisers maintenant qu’un avenir riant et tout fleuri de perversité s’ouvrait devant elle ? Car c’était surtout la perversité qui l’attirait, son imagination avait lentement atrophié en elle toute moralité, le geste normal lui semblait manquer de saveur, s’il n’était entouré de détails extraordinaires, tour à tour, elle serait son esclave, il serait le maître auprès duquel elle viendrait se prosterner, baisant ses pieds… il la relèverait, la prendrait dans ses bras… elle serait l’élue, la sultane… la maîtresse du dieu… dans ses bras elle serait heureuse… maîtresse soumise, humble, qu’il corrigerait si elle le méritait… elle était prête à accepter les pires punitions, ses coups, pour elle, seraient de douces caresses. Puis, à son tour, il serait son esclave soumis… elle commanderait, il obéirait, esclave de son corps, de ses caprices.

L’esprit dépassait la matière, ses besoins étaient cérébraux plus que physiques, à cause de la solitude dans laquelle si longtemps elle avait vécu. Déjà, elle se figurait le premier rendez-vous comme dans les romans qu’elle avait lus. L’adultère lui paraissait un incident marital, quelque chose comme un condiment nécessaire.

La cause primordiale de cette sorte d’amoralité était que jamais encore elle n’avait aimé et, naïvement, elle prenait cette exaltation des sens pour une affection profonde et réelle. Or, l’amour, à son idée, excusait tout, c’était le grand moteur de l’humanité, devant lequel il fallait plier si l’on ne voulait être brisé. Et maintenant, mieux instruite qu’au moment des fiançailles, elle reconnaissait que jamais elle n’avait eu pour René ce sentiment tendre, surtout lorsqu’elle s’arrêtait à l’attirance qui la poussait vers Maurice.