Précoce/8

La bibliothèque libre.
PrécoceÉditions modernes (p. 105-134).
◄  VII


VIII


Line fut atterrée par ce coup du sort et, durant quelques jours, resta chez elle prostrée, sans courage, se répétant que son cœur était mortellement déchiré. Pourtant, elle s’étonnait de ne point souffrir davantage et se taxait intimement d’insensibilité. Tout d’abord, elle avait espéré que Maurice se révolterait contre cette tyrannie de sa femme et qu’il reviendrait la chercher, pour lui faire goûter les suprêmes extases. Rien de tout cela ne se passa. Le jeune homme demeura invisible, préférant la paix du foyer aux bouleversements inutile d’un adultère. L’homme est naturellement paresseux, il ne recherche pas l’effort, pour le simple plaisir de se mouvoir, il lui faut un moteur qui, le plus souvent, sera l’orgueil, rarement l’amour. Or, la vanité de Maurice était satisfaite, il avait échappé au surcroît de besogne que lui aurait procuré une maîtresse, sans qu’il lui en coûtât un geste. De cela, il était vraiment reconnaissant à Jeanne et l’en admirait un peu plus.

Mais Line ne se trouvait point dans un état d’esprit identique. Outre que ses illusions s’étaient piteusement envolées, sa coquetterie était blessée. Elle se demandait ce qui manquait en elle et qui, chez les autres, attachait les hommes. Ainsi, elle vécut une période de mélancolie et de découragement, s’affirmant chaque jour que son infériorité sur la généralité de ses sœurs était certaine. Dans tous les romans qu’elle dévorait hâtivement maintenant, elle voyait toujours une femme amoureuse et un mâle éperdu. Elle ne remarquait point les circonstances qui expliquaient l’exaltation de ces passions, le fait brutal la frappait seul. Elle ne pouvait donc sortir de ce dilemme : ou toute la littérature n’était que mensonge, ou bien, conformée autrement que les autres, elle n’éveillait pas chez l’homme cet amour extraordinaire qu’elle attendait toujours. De nouveau, elle se replia sur elle-même, comme jadis au foyer maternel, et son imagination devint tout elle-même, ne laissant rien à la logique ou au sentiment. Vaguement, elle attribuait aussi son échec à René et le détesta un peu plus, tout en le méprisant secrètement parce qu’il n’avait pas su créer en elle cette passion exorbitante qu’elle appelait l’amour.

Après ce premier abattement, il y eut évidemment une réaction violente. Avec colère, elle se révolta contre la destinée qui l’avait faite malheureuse, le cœur vide et les sens inassouvis. De même, elle ne voulut pas admettre que, contrairement à toutes les femmes, elle ne put s’attacher à un amant. Ce lui devenait une idée lancinante et, pour s’apaiser, elle devait arriver à se prouver le contraire. Une première fois, elle avait cru aimer, maintenant elle n’aspirait plus qu’à être aimée, sans rien donner d’elle-même. Ce n’était plus qu’une satisfaction d’orgueil qu’elle cherchait et non un apaisement à ce qu’elle appelait avec lyrisme son isolement sentimental.

Chaque jour, la présence de René lui était plus pesante, mais elle savait cacher son ennui sous un visage riant et des attitudes doucereuses. Elle agissait ainsi, instinctivement, pour endormir la méfiance du mari, parce que fermement elle avait l’intention de sortir du droit chemin. L’occasion ne se présentait pas, mais dans sa famille, courbée sous la discipline sévère, elle avait appris la patience. Sa conduite ne fut plus qu’une perpétuelle hypocrisie avec, parfois, de vagues sursauts de crainte.

Autour d’elle, avec rouerie, elle étudiait les hommes, les scrutait, acquérant peu à peu une véritable science divinatoire. Parmi tous ceux qu’elle rencontrait cependant, elle ne parvenait pas à faire son choix, aucun ne la serrant d’assez près pour l’encourager. À son apparence paisible, on s’affirmait que la lune de miel éclairait toujours l’union du jeune ménage et personne ne se hasardait à entamer un flirt inutile. En outre, tous ceux qui étaient mariés lui déplaisaient inconsciemment, ils avaient en eux quelque chose de satisfait, de repu qui l’éloignait. Elle n’espérait point trouver là la grande passion à laquelle, sans relâche, elle rêvait.

Comme elle s’isolait volontairement, n’ayant plus vis-à-vis de l’époux la demi-confiance du début, sa mélancolie s’accrut, se transformant en une sorte d’hypocondrie rageuse. Elle en voulait à l’humanité tout entière de son prurit sentimental et de son exaspération amoureuse.

Puis, un matin, elle se résolut. Après réflexion, elle s’était affirmé que, seul, un célibataire, débarrassé de toute entrave, lui procurerait le bonheur complet.

Dès l’après-midi, dans un salon ami, elle manœuvra de façon à se rapprocher d’un jeune homme qui, depuis longtemps, attirait son attention. Il avait le même âge qu’elle et partant un peu plus d’illusion. Elle flirta audacieusement et, à cette première tentative, réussit à le quitter brusquement, le laissant sous le charme de sa beauté gracile et de ses minauderies perverses.

Il vint la voir et elle le reçut dans la solitude de son boudoir comme un vieil ami.

Leur conversation cependant fut paisible, une crainte vague la retenait et, seule en face de cet homme, elle perdait de sa belle assurance. Lui, la désira, comme on désire instinctivement toutes les femmes que l’on rencontre lorsqu’on a vingt-cinq ans. Il voyait en elle une agréable maîtresse susceptible d’égayer ses après-midi désœuvrés. Toutefois, il ne s’avança point, ignorant encore si la place serait aisée à prendre.

Lorsqu’il s’éloigna, Line éprouva un serrement de cœur, il lui semblait qu’elle avait manqué une occasion fugitive et se reprochait son manque d’audace. Pourtant, à l’idée de s’offrir ainsi brutalement, son orgueil se révoltait, mais, en même temps, son impatience de goûter à un bonheur qu’elle supposait merveilleux lui rongeait le cœur.

À la troisième entrevue, elle employa la méthode classique et, à mots couverts, se plaignit de son époux. André s’étonna, le ménage paraissant au dehors tellement uni. Il se fit plus tendre, plus pressant. Les confidences devinrent plus nettes et ils se séparèrent avec un serrement de mains attristé, et Line avec des larmes au bord des cils.

Une fois seul, le jeune homme eut une minute de gaieté railleuse.

Cette petite femme était malheureuse, il ne demandait certes pas mieux que d’être son consolateur. Dès lors, ce fut rouerie contre rouerie, les deux adversaires se confrontèrent avec la même intention, sans vouloir la laisser transparaître. Mais il n’y avait entre eux aucun sentiment tendre.

Lorsque Marceline se crut aimée, sa vanité fut tranquillisée et elle désira moins le jeune homme, jugeant ne pas éprouver à son égard l’affolement bienheureux. Elle se montra donc plus froide vis-à-vis de lui, espérant toujours qu’un hasard se présenterait lui évitant de se donner à celui-là. Cette résistance l’énerva, l’impossibilité de posséder la femme le convainquit bien vite qu’il aimait et il commença à souffrir.

À chacune de ces visites, il avait un visage plus attristé, une mine plus suppliante. Il lui parlait tout bas, avec de grandes phrases lyriques qui, peu à peu, glissaient dans l’âme ingénue de Line l’illusion de la passion. Elle en eut pitié, ne se dit plus qu’il éprouvait pour elle une affection tendre, mais une véritable adoration. Comme elle avait été torturée par la solitude, elle le voyait subissant les mêmes tourments et elle en ressentit un plaisir sadique.

Et, brusquement, un matin, en pensant à André, elle se figura que dans ses bras elle goûterait aux joies délicates de la volupté, parce qu’il serait pour elle l’esclave charmant et doux, se pliant à ses mille volontés. Aussitôt, sa décision fut prise, elle se donnerait, non plus dans le feu de la passion, mais par simple curiosité, pour connaître ce que toujours on lui avait caché. Son ignorance lui assurait qu’il y avait plusieurs sortes de sensations, et celles obtenues avec le mari ne devaient être que le fruit d’un enlacement banal. Or, elle aspirait à de l’extraordinaire, que son imagination lui faisait sans cesse entrevoir. L’amour s’ornait de multiples condiments, de préparatifs étranges et de décors bizarres. Elle ne supposait point que la faculté de sentir fût unique, quel que fût le compagnon. Elle s’attendait à des pâmoisons quasi douloureuses sous l’étreinte du plaisir.

Ce que lui avait donné son mari n’était que la portion congrue destinée à la femme honnête, elle voulait mieux parce qu’elle supposait qu’il y avait autre chose.

L’après-midi, elle rencontra André. Il fut tendre, amoureux, prometteur, comme de coutume. Alors, en rougissant, elle parut fléchir et accepta un rendez-vous pour le jour suivant. Et, à ce rendez-vous, elle courut, affolée de curiosité, prévoyant des distractions perverses, des étreintes tumultueuses.

Le jeune homme la reçut dans une garçonnière classique, égayée de fleurs en son honneur. Elle tremblait auprès de lui et lui se sentait ému, craignant de se montrer maladroit. Il manquait de l’emballement causé par l’amour, et ses gestes étaient indécis.

Il s’y prit comme le mari le soir des noces et, à Line, il parut suprêmement ridicule. Elle rit de le voir si gauche, si hésitant, quand elle s’attendait à une prise de possession enflammée. Et quand elle se retira, un doute était dans son cœur. Elle se demandait si vraiment les hommes différaient entre eux, ou si, au contraire, dans l’intimité, ils étaient tous semblables. Elle se figura André, comme René, en pantoufles, fumant sa pipe et lisant son journal. Elle se moqua de lui et le méprisa autant que le mari. Pas une minute, il ne lui vint à l’idée que, pour que l’union fut complète il fallait le lien mystérieux et impalpable de l’amour.

Parce que cinq minutes elle avait désiré André et que celui-ci eût manifesté une certaine exaltation auprès d’elle, sans hésitation elle s’était persuadée qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Or, nul sentiment véritable ne les rapprochait, seulement un peu d’orgueil chez le mâle, fierté de posséder une femme nouvelle et curiosité morbide chez elle. De cela il ne pouvait résulter qu’une action basse, répugnante en elle-même, nullement sanctifiée par l’affection réciproque. Ainsi ignorante, elle errait à travers ce dédale, allant de la sensualité à la sentimentalité, sans parvenir à savoir ce qu’elle souhaitait. En réalité, elle n’était qu’une pauvre désorbitée, mariée sans amour au premier venu, de par la volonté de parents égoïstes. À son besoin de dévouement et d’attachement, instinctif chez toute femme, il manquait un objet palpable. Peut-être un enfant l’aurait retenue au foyer, lui procurant le moyen d’employer la tendresse latente en elle. Mais cette satisfaction même lui était refusée, et elle restait seule en face de son imagination toujours en travail et qui lui offrait le tableau riant du bonheur sous des apparences sans cesse différentes.

Cependant, elle n’en continua pas moins à retourner aux rendez-vous, parce que sa sournoiserie et sa faiblesse se plaisaient à cette tromperie qui bafouait l’époux. Elle y trouvait en même temps une distraction morbide où la peur se mêlait à la sensualité.

Évidemment, des baisers de l’amant, elle retirait un plaisir réel, mais non point celui si longtemps espéré. Cet adultère devenait une partie de sa vie et elle ne se le reprochait point, n’ayant pour René aucun attachement sincère.

Mais, en même temps, elle cherchait autre chose, nullement satisfaite par ce pis-aller. Elle rêvait toujours de la passion ardente, parce qu’à son cœur manquait encore une affection vraie. Pourtant, elle ne savait plus exactement ce que serait cette passion, elle devinait plutôt instinctivement que son existence de femme restait incomplète. Parfois, elle se disait qu’ayant un mari et un amant elle devrait se montrer satisfaite, mais bien vite elle riait à cette supposition. Cela n’était point encore le bonheur, un peu de néant subsistait en elle.

Les jours n’avaient rien perdu de leur monotonie, les quelques heures passées auprès d’André ressemblaient étrangement aux heures occupées à des visites banales.

Et elle continuait à errer solitaire parmi la foule des indifférents, sans rencontrer un être cher qui se fût penché sur sa misère. Néanmoins, elle ne comprenait pas que cette détresse venait d’un début malheureux, sinon elle aurait peut-être rompu le lien l’unissant à René, pour recommencer une nouvelle vie où, librement, elle aurait choisi le compagnon. Autour d’elle, ses amies s’étaient mariées sous la pression des parents pratiques et toutes cachaient sous la même sournoiserie leur découragement et leur ennui. Personne ne pouvait l’avertir, seule Jeanne l’aurait éclairée si elle avait eu un peu plus de franchise, mais jamais elle n’avait osé avouer que nul sentiment ne l’avait jetée dans les bras de l’époux. La raison froide avait présidé à cette union, mais la raison ne suffit pas toujours à procurer le bonheur.

Et si, le jour de son mariage, René était pour elle un étranger, avec la cohabitation prolongée il devenait un maître. Or, jamais on n’aime un maître, on éprouve à son égard de la crainte, voire du respect, mais aucune tendresse candide. On ne chérit que le compagnon, l’égal qui partage les joies comme les soucis.

C’était imparfaitement qu’elle sentait tout cela, son intuition féminine l’instruisait et, l’expérience aidant, elle devait un jour reconnaître son erreur. En attendant, elle souffrait de son ignorance, percevant qu’il lui manquait la clef d’un mystère seulement soupçonné. De cette constatation, elle ne retirait que mépris et haine pour René, qui, sans le savoir, l’enchaînait à sa misère.

Le divorce ne lui semblait même pas une solution parce que, malgré tout, maintenant, elle craignait la solitude. Elle se consolait donc en retrouvant André le plus souvent possible, lequel, s’il ne lui apportait pas la félicité rêvée, lui en donnait au moins l’illusion. Elle lui était reconnaissante de sa douceur, de ses multiples attentions, de ses câlineries juvéniles. C’était là un semblant d’amour qui trompait sa faim de tendresse. Bientôt, elle ne se trouva bien que chez lui et elle rentrait au logis plus mélancolique que jamais, supportant avec une difficulté grandissante le joug trop lourd du mariage.

Il lui paraissait qu’auprès d’André l’existence aurait été tout de même moins morose, elle ne se disait plus que dans l’intimité les deux hommes devaient être absolument semblables, avec leurs qualités et leurs défauts.

Peu à peu, son attachement pour André se précisa, elle ne l’aima point, mais néanmoins reconnut que s’il venait à disparaître de sa vie un nouveau vide se creuserait en elle. Alors, elle eut brusquement peur de le perdre, elle l’entoura de soins attentifs, s’ingéniant à lui être agréable.

Ce lui fut un dérivatif à la pensée lancinante de sa solitude morale, elle trouva là un but à son besoin d’activité. La nécessité de conserver l’amant la fit rapprocher les rendez-vous, elle en arriva à voir le jeune homme chaque jour, passant de longues heures auprès de lui.

La peur qu’il se lassât de caresses toujours les mêmes et qu’ainsi elle se retrouvât seule, s’accrut en elle. Insensiblement, elle se fit imprudente, négligeant les précautions du début, pour retourner plus souvent chez l’amant. Et, un soir, on l’aperçut sortant de chez André.

Parmi ses relations, la nouvelle courut comme sait courir une médisance. On glosa, on plaisanta le mari endormi dans une confiance aveugle, avec la certitude d’avoir épousé une demoiselle bien élevée. On épia la coupable, on la vit se rendre à la garçonnière du jeune homme avec une inlassable régularité. Dès lors, pour tous, elle devint la femme facile, celle que l’on pouvait prendre, parce que la première chute l’entraînerait à d’autres inévitables.

Brusquement, elle se vit l’objet d’une popularité sournoise ; autour de sa mignonne personne gravita un essaim de mâles, célibataires et mariés, à la recherche de sensations neuves. Avec des sous-entendus malicieux, on lui glissa dans l’oreille que rien de sa conduite était ignoré.

Elle finit par se convaincre et s’effraya un peu. Mais cette crainte s’évanouit bien vite devant la tranquillité du mari. Alors elle n’eût plus peur, éprouvant plutôt une sorte d’orgueil que l’on connût son adultère, parce qu’il affirmait au dehors la valeur de ses charmes.

Naturellement, elle en méprisa davantage René, parce que sa clairvoyance restait toujours endormie.

Par hasard, elle revit Maurice et Jeanne. Cette dernière, ayant eu vent de sa légèreté, fut un peu froide, mais le mari, par contre, fut entraîné par la même attirance que les autres. Maintenant, il regrettait sa paresse première qui lui avait fait négliger cette occasion ; en même temps, il ne désespéra point de la retrouver un jour prochain.

Auprès de lui, elle fut coquette, comme pour mieux accentuer en lui le regret qu’elle devinait. En outre, la curiosité la poussait toujours vers Maurice qui possédait le don merveilleux et caché de rendre sa femme heureuse.

Si Jeanne se refusait à reprendre les relations anciennes, son mari, nullement d’un avis identique, s’ingénia à revoir la jeune femme, augmentant ainsi d’une unité le nombre de ses soupirants.

Pourtant, elle ne lui fit plus aucune avance, attendant sans impatience que son désir le jeta dans ses bras. Elle savait cependant qu’à ce moment elle ne le repousserait point.

Mais André commençait à se lasser d’une liaison qui ne brillait plus que par une extrême banalité. L’orgueil et la vanité l’avaient conduit à cette conquête, la possession obtenue, le but était atteint et la prolongation devenait inutile. Toutefois, il n’osait brusquer les choses, souhaitant seulement intérieurement de passer la main.

Line sentit cette défaillance, son intuition féminine la prévint qu’il ne suffisait que d’un faible éclat pour que tout fût rompu entre eux. Comme elle craignait de retomber dans sa solitude ancienne et que son mépris pour l’époux s’accentuait de jour en jour, elle songea à trouver à André un successeur sortable. Nul mieux que Maurice ne présentait toutes les qualités requises et, quoi qu’il lui en coûtât de faire les premières tentatives, elle s’y résolut enfin. Néanmoins, elle se refusa à mener l’affaire à la hussarde ; elle se persuadait toujours qu’il y avait au fond de son cœur un grand amour pour le jeune homme. Elle rêva donc d’une cour poétique, durant laquelle ils iraient par les chemins solitaires du Bois, goûter aux douceurs des flirts platoniques en attendant le suprême abandon. Et, une après-midi, au lieu de rejoindre André, elle fixa un rendez-vous à Maurice.

Celui-ci se trouvait dans un état d’esprit complètement différent, il prétendait, à l’encontre de Line, conduire les choses rondement. Il fut au rendez-vous, tout plein d’une ardeur juvénile. Sa vanité était flattée de cette ténacité de la part de la jeune femme et il se disait uniment qu’il la posséderait histoire de s’amuser et ce serait tout. Il la croyait perverse quand elle n’était qu’ignorante et assoiffée d’inconnu. À son grand étonnement, elle fut rétive, répondit mal à ses audaces, et il rentra chez lui d’assez mauvaise humeur.

Jeanne, frappée de son allure songeuse, l’étudia et, gaillarde comme elle était toujours, le plaisanta crûment en bon camarade, essayant de le confesser.

Machinalement, emporté par sa confiance ordinaire, il parla de Marceline, sans évidemment rien préciser.

C’en fut assez cependant pour Jeanne, trop intelligente pour ne comprendre à demi-mot. Elle vit toute l’intrigue qui se machinait contre son bonheur et supposa à son amie un secret désir de vengeance.

Tout d’abord, elle eut l’intention de laisser aller les choses à leur cours régulier, bien certaine que son mari lui reviendrait. Mais elle eut peur pour lui, prévit des chagrins et des blessures à son orgueil. Elle décida donc sur-le-champ de lutter contre la rivale, n’usant dans ce but que d’armes franches.

Son plan était des plus simples. Dès le lendemain, elle courut chez Marceline à l’heure où elle savait la rencontrer, c’est-à-dire aussitôt après son déjeuner.

Confrontées au salon, les deux amies eurent une minute d’hésitation. Jeanne, crânement, surmonta son embarras et dit froidement qu’elle prétendait défendre son bonheur contre les attaques sournoises d’autrui.

Naturellement, Line feignit de ne rien comprendre, mais, en face des explications de l’autre, elle fut contrainte d’abandonner son habituelle hypocrisie. Dans ces conditions, il lui était assez difficile d’entrer en lutte ouverte contre la femme légitime. Pourtant, elle eut un sursaut de violence, demandant à Jeanne si elle était bien certaine de procurer à Maurice tout le bonheur.

La discussion s’envenima ; les deux femmes, poussées par une égale passion, en arrivèrent à la véritable dispute, oubliant le « bon ton » dont elles s’étaient fait une ligne de conduite.

Jeanne, la voix aigre, pria Marceline de se contenter de son unique amant, lui reprochant d’être la fable de toutes leurs connaissances.

Par malheur, dans la pièce voisine, René s’était attardé. Retenu par une vague curiosité, il avait attendu la fin d’une discussion dont les échos arrivaient jusqu’à lui. Des mots lancés sur un timbre élevé le firent sursauter, il s’approcha de la porte et eut bientôt la certitude de son déshonneur. La réalité l’étonna, il ne voulut pas y croire, mais Jeanne avait des explications trop précises pour qu’il pût douter longtemps.

Alors, regrettant la douce quiétude dans laquelle il avait vécu jusque-là, il se reprocha d’avoir écouté. Puis, l’idée que ses amis se moquaient de sa confiance le mit en fureur. Ce qui l’irritait, ce n’était point la tromperie de l’épouse, mais la publicité donnée à cette tromperie. Pourtant, il se dompta jusqu’au départ de Jeanne et alors rejoignit Line.

Aux premiers mots de colère, celle-ci sursauta et, comme il se montrait violent, elle le nargua, poussée par un désir vague de savoir à quel point atteindrait cette violence.

Ainsi, elle l’admirait pour la première fois de sa vie, tout en ayant sur les lèvres des mots de dédain.

Elle avoua son adultère et l’expliqua par l’abandon moral qui avait été son lot depuis son mariage.

Il ne la comprit pas, même elle l’étonna, n’admettant point qu’elle ne l’aimât pas follement, simplement parce qu’il l’avait possédée vierge et que cette union avait été consentie sous le couvert des formalités légales.

Il oubliait les fiançailles hâtives, le demi-viol d’une créature ignorante, le marchandage honteux de la dot. Il l’avait prise un peu comme on traite une affaire, la virginité de l’épousée entrant dans le contrat comme une clause tacite. Il se refusait à considérer sa naïveté, son ignorance de la vie, qui l’avait jetée dans ses bras, pliée par la tyrannie des conventions.

Leur discussion en resta là, parce qu’elle était sans issue, chacun s’entêtant dans son point de vue. La femme voyant dans le mariage une union de sentiment et l’homme ne l’apercevant que sous la forme d’un contrat où il s’était taillé la part du lion.

Mais des conversations dans l’après-midi lui révélèrent enfin que cet avatar était de notoriété publique. Homme de loi, il ne vit qu’une solution : le divorce.

Ce fut à celle-ci qu’il se résigna, non sans regret, étant dans la nécessité de rembourser la dot intégralement.


FIN