Préfaces et Manifestes littéraires/La Femme au XVIIIe siècle

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G. Charpentier (p. 221-225).

LA FEMME AU XVIIIe SIÈCLE

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION[1]


Un siècle est tout près de nous. Ce siècle a engendré le nôtre. Il l’a porté et l’a formé. Ses traditions circulent, ses idées vivent, ses aspirations s’agitent, son génie lutte dans le monde contemporain. Toutes nos origines et tous nos caractères sont en lui : l’âge moderne est sorti de lui et datera de lui. Il est une ère humaine, il est le siècle français par excellence.

Ce siècle, chose étrange ! a été jusqu’ici dédaigné par l’histoire. Les historiens s’en sont écartés comme d’une étude compromettante pour la considération et la dignité de leur œuvre historique. Il semble qu’ils aient craint d’être notés de légèreté, en s’approchant de ce siècle dont la légèreté n’est que la surface et le masque.

Négligé par l’histoire, le XVIIIe siècle est devenu la proie du roman et du théâtre, qui l’ont peint avec des couleurs de vaudeville, et ont fini par en faire comme le siècle légendaire de l’opéra-comique.

C’est contre ces mépris de l’histoire, contre ces préjugés de la fiction et de la convention, que nous entreprenons l’œuvre, dont ce volume est le commencement.

Nous voulons, s’il est possible, retrouver et dire la vérité sur ce siècle inconnu ou méconnu, montrer ce qu’il a été réellement, pénétrer de ses apparences jusqu’à ses secrets, de ses dehors jusqu’à ses pensées, de sa sécheresse jusqu’à son cœur, de sa corruption jusqu’à sa fécondité, de ses œuvres jusqu’à sa conscience. Nous voulons exposer les mœurs de ce temps qui n’a eu d’autres lois que ses mœurs. Nous voulons aller, au-dessous ou plutôt au-dessus des faits, étudier dans toutes les choses de cette époque les raisons de cette époque et les causes de cette humanité. Par l’analyse psychologique, par l’observation de la vie individuelle et de la vie collective, par l’appréciation des habitudes, des passions, des idées, des modes morales aussi bien que des modes matérielles, nous voulons reconstituer tout un monde disparu, de la base au sommet, du corps à l’âme.

Nous avons recouru, pour cette reconstitution, à tous les documents du temps, à tous ses témoignages, à ses moindres signes. Nous avons interrogé le livre et la brochure, le manuscrit et la lettre. Nous avons cherché le passé partout où le passé respire. Nous l’avons évoqué dans ces monuments peints et gravés, dans ces mille figurations qui rendent au regard et à la pensée la présence de ce qui n’est plus que souvenir et poussière. Nous l’avons poursuivi dans le papier des greffes, dans les échos des procès, dans les mémoires judiciaires, véritables archives des passions humaines qui sont la confession du foyer. Aux éléments usuels de l’histoire, nous avons ajouté tous les documents nouveaux, et jusqu’ici ignorés, de l’histoire morale et sociale.

Trois volumes, si nous vivons, suivront ce volume de LA FEMME AU XVIIIe SIÈCLE. Ces trois volumes seront : l’HOMME, l’ÉTAT, PARIS[2] ; et notre œuvre ainsi complétée, nous aurons mené à fin une histoire qui peut-être méritera quelque indulgence de l’avenir : l’Histoire de la société française au xviiie siècle.


EDMOND ET JULES DE GONCOURT.


Paris, février 1862.

  1. Librairie FIRMIN-DIDOT ET Cie, 1862, 1 volume in-8.
  2. Ces trois volumes sont restés à l’état de projets.