Premier Amour (Tourgueniev)/16

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 143-157).


XVI


Ce jour-là, après le dîner, la jeune princesse se montra aux hôtes qui étaient réunis dans le pavillon. Le nombre des habitués ordinaires était au complet, comme lors de la première et inoubliable soirée. Nirmatsky lui-même était là. Maïdanov arriva cette fois avant tout le monde. Il apportait de nouvelles poésies.

Le jeu des fants commença, mais sans les étranges accompagnements, sans folies, sans bruit ; le laisser-aller bohème avait disparu. Zinaïda avait donné un caractère nouveau à nos réunions. De par mon droit de page, j’étais assis auprès d’elle. Elle proposa entre autres choses que celui qui aurait une amende à payer racontât son rêve ; mais cela n’eut qu’une demi-réussite. Les rêves étaient peu intéressants (Belovzorov avait rêvé qu’il avait donné des poissons à manger à son cheval, lequel avait une tête en bois), ou inventés ; ainsi Maïdanov nous raconta une vraie nouvelle dans laquelle il mettait des sépultures, des anges, des lyres, des fleurs parlantes et des sons que l’on entendait au loin. Zinaïda ne le laissa pas achever.

— Si c’est pour raconter des histoires, dit-elle, alors que chacun, à son tour, en raconte une de son invention…

Le premier qui dut raconter pour le paiement de son amende, fut encore Belovzorov.

Le jeune hussard se troubla.

— Je ne sais rien inventer ! s’écria-t-il.

— Quelle bêtise ! fit Zinaïda. Eh bien ! imaginez-vous que vous êtes marié, et dites-nous comment vous passeriez le temps avec votre femme. Vous l’enfermeriez ?

— Je l’aurais enfermée.

— Et vous seriez resté enfermé avec elle ?

— Et je serais resté tout le temps avec elle.

— Très bien ! mais si cela l’avait ennuyée et qu’elle vous eût trompé ?

— Je l’aurais tuée !

— Et si elle s’était sauvée ?

— Je l’aurais rattrapée et je l’aurais tuée.

— C’est bien ! Maintenant, si c’était moi votre femme, qu’est-ce que vous auriez fait ?

Belovzorov ne répondit pas tout de suite.

— Je me serais tué.

Zinaïda sourit.

— Je crois qu’avec vous les choses ne traînent pas en longueur.

La deuxième amende fut pour Zinaïda. Elle leva les yeux au plafond et devint pensive.

— Écoutez, commença-t-elle, ce que j’ai inventé. Imaginez-vous un superbe palais, une nuit d’été et un bal splendide que donne la jeune reine. Partout de l’or, du marbre, du cristal, de la soie, des lumières, des perles, des fleurs, des parfums, tout le luxe de la richesse…

— Aimez-vous le luxe ?… interrompit Louchine.

— Le luxe est joli, répondit Zinaïda, et j’aime tout ce qui est joli.

— Plus que le beau ? repartit Louchine.

— C’est probablement quelque chose de très profond que vous dites là, je ne comprends pas. Ne m’empêchez pas de continuer. Alors, le bal est splendide ; il y a beaucoup d’invités, ils sont tous jeunes, beaux, braves, et tous, jusqu’à la folie, amoureux de la reine.

— Il n’y a pas de femmes parmi les invités ? demanda Malevsky.

— Non ! ou… attendez… oui, il y en a.

— Elles sont laides ?

— Splendides ! très belles ! Mais les hommes sont tous amoureux de la jeune reine ; elle est grande et svelte ; elle porte un petit diadème en or dans ses cheveux noirs.

Je regardais Zinaïda, et, dans cet instant, elle semblait nous dominer tous. Sur son front blanc, ses sourcils immobiles, se reflétait un esprit si élevé, une intelligence si sereine, une puissance si impérieuse, que je pensais à part moi :

« C’est toi-même qui es la reine. »

— Tout le monde se groupe autour d’elle, continua Zinaïda ; chacun lui adresse les paroles les plus flatteuses.

— Aime-t-elle qu’on la flatte ? demanda Louchine.

— Quel insupportable ! Il m’interrompt toujours ! Mais qui n’aime pas la flatterie ?

— Encore une dernière question, demanda Malevsky ; la reine a-t-elle un mari ?

— Je n’ai pas songé à cela. Non. Pourquoi un mari ?

— Au fait, c’est vrai ! Pourquoi un mari ? ajouta en français en se reprenant Malevsky.

— Merci, lui répondit également en français Zinaïda. — Alors la reine écoute ces flatteries, elle écoute la musique, mais ne regarde aucun de ses invités. Six fenêtres allant du plafond au parterre sont largement ouvertes, et laissent voir le ciel foncé parsemé de brillantes étoiles, le jardin obscur et ses grands arbres ; la reine regarde le jardin. Là-bas, près des arbres, est une fontaine qui apparaît blanche et longue, longue comme un fantôme dans la nuit. La reine, à travers les conversations et la musique, entend le doux bruit de l’eau. Elle regarde et pense : « Vous tous, jeunes gens, vous êtes chevaleresques, vous êtes intelligents et riches, vous m’entourez, vous recueillez chaque mot qui sort de ma bouche, vous êtes prêts à mourir à mes pieds, vous m’appartenez ; et là-bas, près de la fontaine, près de l’eau qui murmure, m’attend celui que j’aime, celui à qui j’appartiens, moi. Il ne porte pas de riches habits, des pierres précieuses ; il est inconnu, mais il m’attend, il est sûr que je viendrai, et aucune force ne m’arrêtera quand je voudrai aller à lui, et rester auprès de lui, et me perdre avec lui, là-bas, dans le jardin sombre, au bruit des arbres et au murmure de la fontaine… »

Zinaïda se tut.

— C’est une invention ? demanda malicieusement Malevsky.

Zinaïda ne le regarda même pas.

— Et qu’aurions-nous fait, nous autres, si nous avions été au nombre des invités ? demanda Louchine, et si nous avions connu l’existence de cet heureux auprès de la fontaine ?

— Attendez ! attendez ! reprit Zinaïda. Je vais vous dire ce qu’aurait fait chacun de vous. Vous, Belovzorov, vous l’auriez appelé en duel ; vous, Maïdanov, vous auriez écrit une épigramme. Vous auriez fait une série d’iambes comme Barbier, et vous les auriez fait paraître dans le Télégraphe. Vous, Nirmatsky, vous lui auriez emprunté… non, vous lui auriez prêté de l’argent avec intérêt ; vous, docteur… elle s’arrêta… je ne sais pas ce que vous auriez fait…

— Comme médecin de la reine, dit Louchine, j’aurais conseillé à Sa Majesté de ne pas donner de fête quand son esprit était ailleurs.

— Peut-être auriez-vous eu raison. Et vous comte ?…

— Et moi ? répéta Malevsky avec son méchant sourire.

— Vous auriez apporté à cet heureux une bonbonnière empoisonnée.

La figure de Malevsky grimaça légèrement et, pour un instant, exprima quelque chose de venimeux et de sournois ; mais tout à coup, il se mit à rire.

— Quant à vous, monsieur Valdemar… continua Zinaïda. Mais assez, commençons un autre jeu.

M. Valdemar, en sa qualité de page de la reine, aurait porté sa traîne quand elle aurait couru au jardin, remarqua Malevsky avec une intonation pleine de fiel.

Je me redressai d’indignation, mais Zinaïda mit promptement sa main sur mon épaule et prononça d’une voix un peu tremblante :

— Je n’ai jamais donné à Votre Seigneurie le droit d’être insolent ; et je vous prie de sortir, dit-elle en montrant la porte.

— Mais permettez, princesse… prononça Malevsky en devenant tout pâle.

— La princesse a raison ! s’écria Belovzorov qui se leva aussi.

— Ah ! par exemple. Je ne croyais pas… Dans mes paroles il me semble qu’il n’y avait rien… Dans mon esprit, je n’avais l’idée de blesser personne ; excusez-moi.

Zinaïda l’enveloppa d’un regard froid, et froidement elle sourit.

— Soit, restez, prononça-t-elle avec un geste dédaigneux. M. Valdemar et moi, nous nous sommes fâchés pour rien. Cela vous réjouit de lancer du venin… À votre guise !…

— Excusez-moi, répéta de nouveau Malevsky.

Quant à moi, en me souvenant du geste de Zinaïda, je pensais qu’une vraie reine n’aurait pas montré la porte avec plus de dignité qu’elle ne le fit.

Le jeu des fants ne continua plus longtemps après cette petite scène. Tout le monde se trouvait un peu gêné, moins de la scène en elle-même que d’un autre sentiment qu’on ne pouvait pas nettement définir, mais qui pesait, dont personne ne parlait et que chacun sentait en soi-même et dans son voisin.

Maïdanov nous lut ses poésies et Malevsky les loua avec un redoublement de chaleur.

— Comme il veut se montrer aimable, maintenant, me chuchota Louchine.

On se sépara bientôt. Zinaïda devint tout à coup pensive. La vieille princesse envoya dire qu’elle avait mal à la tête. Nirmatsky commença à se plaindre de ses rhumatismes.

Je fus longtemps sans pouvoir dormir. Le récit de Zinaïda m’avait frappé. « Est-il possible qu’il y ait là une allusion ? Et y a-t-il réellement quelque chose à en déduire ? Que conclure ? Non, non ! c’est impossible », murmurai-je en me tournant d’une joue brûlante sur l’autre. Mais je me rappelais l’expression du visage de Zinaïda pendant son récit… Je me rappelais les exclamations que Louchine avait laissé échapper au jardin Neskoutchnoé, le changement inattendu de Zinaïda dans sa manière d’être vis-à-vis de moi, et je me perdais dans mes soupçons.

« Qui est-il ? »

Ces trois mots se dressaient sans cesse devant mes yeux ; je les voyais écrits dans l’obscurité : c’était comme un nuage sinistre et bas qui pesait lourdement sur moi et d’où je m’attendais, d’un instant à l’autre, à voir éclater la foudre.

Je m’étais habitué à beaucoup de choses chez les Zassékine : leur désordre, leurs chandelles dans le salon, les couteaux et les fourchettes cassés, les brusqueries de Vonifati, les vêtements sales des femmes de chambre, la tenue de la vieille princesse, toute cette irrégularité de vie ne me frappait plus… Mais je ne pouvais pas me faire à ce quelque chose d’indéfinissable que je sentais dans Zinaïda. « Aventurière », disait d’elle, une fois, ma mère ! « Aventurière », elle ! mon idole ! ma divinité ! Cette épithète me brûlait. Je cachais ma tête dans le coussin pour fuir cette idée : j’étais indigné et en même temps, que n’aurais-je pas fait, à quoi ne me serais-je pas résigné pour être à la place de cet heureux, à la fontaine !…

Mon sang bouillonnait, et, de nouveau, mon imagination délirait : « Le jardin, la fontaine » pensais-je. « Et si j’allais au jardin. » Promptement je m’habillai et me glissai hors de la maison.

La nuit était sombre ; les arbres chuchotaient à peine ; du ciel tombait une fraîcheur paisible ; du potager arrivait la senteur du fenouil. Je fis toutes les allées ; le bruit faible de mes pas me gênait à la fois et m’encourageait ; je m’arrêtais, j’attendais ! J’écoutais les battements forts et précipités de mon cœur ; enfin je m’approchai de la haie et je m’appuyai contre un pieu.

Tout à coup, n’était-ce qu’une illusion ? je vis une silhouette de femme. Je regardai fixement dans l’obscurité en retenant mon souffle. « Qu’est-ce donc ? Sont-ce des bruits de pas que j’entends, ou bien encore les battements de mon cœur ? »

— Qui est là ? balbutiai-je à peine.

« Qu’y a-t-il ? Est-ce un rire étouffé, un bruit de feuilles, que j’ai entendu, ou un soupir près de mon oreille ? » J’avais peur.

— Qui est là ? répétai-je encore plus bas.

L’air se troubla un instant. Sur le ciel se dessina une rayure claire ; une étoile filait.

— Zinaïda ? voulus-je crier, mais le son mourut sur mes lèvres. Soudain tout redevint immobile autour de moi, comme il arrive souvent au milieu de la nuit ; les grillons eux-mêmes arrêtèrent leur crépitement dans les arbres ; on entendit seulement le bruit d’une fenêtre qui se fermait. J’attendis encore et retournai enfin dans mon lit refroidi.

Je sentais une agitation étrange comme si je revenais d’un rendez-vous où je me serais trouvé seul, en passant à côté du bonheur d’un autre.