Premier Amour (Tourgueniev)/18

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 171-177).


XVIII


Le lendemain je me levai avec un mal de tête. La surexcitation de la veille avait disparu et s’était changée pour moi en un doute qui me pesait, en une tristesse comme je n’en avais jamais encore ressenti. Il me semblait que quelque chose mourait en moi.

— Vous avez l’air d’un lapin à qui on a enlevé la moitié de la cervelle, me dit Louchine qui me rencontra.

À déjeuner, je regardai comme un voleur, à la dérobée, tantôt ma mère, tantôt mon père. Lui était tranquille comme à l’ordinaire ; elle, comme à l’ordinaire, sourdement irritée. Je me demandais si mon père allait me parler amicalement comme il avait quelquefois l’habitude de le faire ; mais il ne me donna même pas sa caresse froide de chaque jour.

« Faut-il raconter tout à Zinaïda ? pensai-je. Toutefois, d’une manière ou d’une autre, tout est fini entre nous. »

J’allai chez elle, et non seulement je ne lui racontai rien, mais je n’eus même pas l’occasion de causer avec elle comme je l’aurais voulu.

Le fils de la vieille princesse était arrivé de Pétersbourg pour les vacances ; c’était un collégien de douze ans. Zinaïda mit tout de suite son frère sous ma protection.

— Voilà, dit-elle, mon cher Volodia[1] (c’était la première fois qu’elle m’appelait ainsi), voilà un camarade pour vous, on l’appelle aussi Volodia. Je vous prie de l’aimer ; il est encore sauvage, mais il a un bon cœur. Montrez-lui Neskoutchinoïé, promenez-vous avec lui et prenez-le sous votre protection. N’est-ce pas, vous ferez cela ? vous êtes si bon !

Elle appuya doucement ses deux mains sur mes épaules, et je me troublai tout à fait.

L’arrivée de ce gamin me retransforma moi-même en gamin. Je regardais sans mot dire le collégien qui, sans mot dire aussi, me regardait. Zinaïda éclata de rire et nous poussa l’un vers l’autre.

— Mais embrassez-vous donc !

Et nous nous embrassâmes.

— Voulez-vous que je vous mène au jardin ? demandai-je au collégien.

— Si vous le désirez, répondit-il d’une petite voix enrouée, une vraie voix de cadet[2].

Zinaïda rit de nouveau. J’eus l’occasion de remarquer qu’elle n’avait jamais encore eu de si jolies couleurs. Je partis avec le cadet.

Dans notre jardin, se trouvait une vieille balançoire ; je le fis asseoir sur la mince planche et commençai à le balancer. Il était assis immobile dans son uniforme de gros drap neuf orné de larges broderies d’or et, de toute sa force, il se tenait aux cordes.

— Mais déboutonnez votre col, lui dis-je.

— Ce n’est rien, nous y sommes habitués, répondit-il en toussotant.

Il ressemblait à sa sœur, ses yeux surtout me la rappelaient. Il m’était agréable de le servir ; mais en même temps, une âpre tristesse me mordait le cœur. « En effet, maintenant je suis comme un enfant ! pensai-je, mais hier… »

Je me souvins de l’endroit où j’avais laissé tomber mon couteau la veille ; je le recherchai et le trouvai. Le cadet me le demanda. Il coupa une branche de houx de laquelle il fit une flûte et commença à siffler. Othello sifflait aussi.

Mais, en revanche, comme il pleura le soir, ce même Othello, sur les mains de Zinaïda, quand le trouvant dans un coin du jardin, elle lui demanda pourquoi il était si triste. Mes larmes jaillirent si soudainement qu’elle s’en effraya.

— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous, Volodia ? répéta-t-elle, et, voyant que je ne répondais pas et que je ne cessais pas de pleurer, l’idée lui vint d’embrasser ma joue humide. Mais je me détournai d’elle et je chuchotai à travers mes sanglots :

— Je sais tout ! mais pourquoi alors avez-vous joué avec moi ?… Pourquoi aviez-vous besoin de mon amour ?

— Je suis coupable envers vous, Volodia, prononça-t-elle. Ah ! Volodia, je suis très coupable ! ajouta-t-elle en joignant ses deux mains. Combien il y a en moi de mauvais, de ténébreux et de pervers !… Mais maintenant je ne joue pas avec vous. Je vous aime, vous ne soupçonnez même pas comment et pourquoi ?… Mais après tout, qu’est-ce que vous savez ?

Que pouvais-je lui répondre ? Elle resta debout devant moi en me regardant. Je lui appartenais de la tête aux pieds dès qu’elle me regardait… Un quart d’heure après, je jouais déjà avec le cadet et Zinaïda à nous attraper l’un l’autre. Je ne pleurais pas, je riais : bien que mes paupières, plissées par le rire, jetassent encore des larmes.

Autour de mon cou, en guise de cravate, était un ruban à Zinaïda, et je criais de joie quand j’avais réussi à l’attraper par la taille. Elle faisait tout ce qu’elle voulait de moi.


  1. Diminutif de Valdemar.
  2. De l’école militaire des cadets.