Premier péché/10

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Impression Nocturne


Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !
C’est le destin. Il faut une proie au trépas.
Il faut que l’herbe tombe aux tranchants des faucilles.
Il faut que dans le bal, les folâtres quadrilles
Foulent des roses sous leurs pas !

(V. HUGO.)


Le fleuve avait ce soir-là, une mélancolie très douce, il chuchotait à peine ses troublants aveux, on aurait dit qu’il étouffait des sanglots ; car parfois les vagues frissonnaient, comme dans ces heures de désespoir où la douleur ébranle tout. Et une immense tristesse montait du cœur des eaux, jusqu’aux âmes, les prenant dans une caresse, de pleurs toute noyée.

Là-bas planait l’incertain, la nuit avait secoué ses mystères, la nature voilait ses charmes, et de pâles étoiles piquaient dans la sombreur, leurs joyaux scintillants.

Sur le pont du Saguenay régnait un silence à peine troublé de quelques chuchotements qui se confondaient avec la plainte des ondes surprises en plein sommeil, par le cauchemar de ce fantôme blanc qui se traçait une route triomphale. Et longtemps l’on écoutait leur murmure. Le fleuve gazouillait une berceuse, pour rendormir les jeunes rebelles.

Nous avions laissé le quai de la Malbaie où s’agitait une foule joyeuse, nous avions admiré les splendeurs du Manoir Richelieu mirant sa féerie lumineuse dans le fleuve où s’irradiaient ses milles flamboiements. Tout était redevenu calme, comme à l’approche d’une vague tristesse ; l’air nous apportait des soupirs, et nous sentions une oppression indéfinissable.

Nous accostions au quai de Saint-Irénée ; on lançait les amarres prestement saisies par d’habiles manœuvres ; notre bateau se balançait avec un léger mouvement. Montée sur le pont supérieur à côté du pilote, je regardais s’agiter sur terre, des hommes dont les costumes rustiques et un tant soit peu fantaisistes, le visage cuivré, les traits rudes de travailleur, à la lueur des falots se mouvant dans l’ombre, semblaient des ombres fantastiques errant dans la nuit.

Ceux-là, non plus, ne parlaient pas, comme dans la crainte de troubler le silence d’un pénible mystère… Soudain, sur le débarcadère, s’avança un cortège : une tombe portée par de rudes marins, et suivie par un homme que soutenait un bras ami. Il marchait tête basse, accablé sous le poids d’une terrible douleur, et sur son passage, on s’inclinait aussi, respectueux devant ce deuil saisissant, qui se promenait dans le noir, crêpe de la nature s’épandant sur la mort.

Le pilote avait ôté sa casquette, et penché, il regardait :

— Qui est-ce ? demandai-je bien bas, comme effrayée du bruit de ma voix.

— C’est une jeune fille, me répondit le brave homme d’un ton ému ; et il me donna son nom, un des mieux connus au pays.

— Et c’est son père, termina-t-il en désignant l’homme en noir. Nous suivîmes du regard le triste défilé, impressionnés par ce spectacle auquel la nuit prêtait une note plus sombre, plus morte !

Quelques habitants groupés sur le quai, tête nue, avaient assisté au lugubre départ.

Et nous nous en allions, que je les voyais encore nous suivre des yeux. Eux aussi avaient aimé sans doute la pauvre jeune fille que nous emportions, et par une attention touchante, ils restaient là, à suivre le sillage du bateau ramenant la morte regrettée.

Nous avions gagné le large, le pilote à son poste regardait là-bas ; et toute frissonnante sous le souffle âpre du vent, je m’abandonnai à la poésie nocturne qui émanait du ciel et des flots. Je pensais à la morte qui dormait en bas dans son cercueil, plus blanche que le satin de son oreiller, immobilisée à jamais dans son dernier repos. Pourtant, il faisait si bon de vivre, la nuit avait tant de beautés, le fleuve, tant de caresses, et des rives nous venaient des murmures de vie. C’était bon !

Puis une crainte mordait au cœur, la mort était trop près, nous sentions son haleine glaciale souffler sur notre joie, et c’était terrible de penser à l’au-delà, dans l’insondable d’une nuit opaque. J’avais besoin d’entendre une voix humaine, et je m’approchai du pilote, voulant aussi savoir où l’on avait déposé le cercueil. Je croyais à une chambre mortuaire, et ne voulais pas penser à la tristesse de pauvres tombes à fond de cale. Le brave marin était ému, en me disant qu’il ne pouvait s’habituer à cette mort : — « Pourtant en ai-je transporté des cadavres, dans tous mes voyages, et j’éprouve toujours la même émotion. »

— Quelle douleur pour les parents d’abandonner ainsi leurs aimés, et cela doit leur faire mal au cœur, de ne pas les garder près d’eux ?

— Oui, bien triste, et surtout quand c’est du monde riche ! fit modestement le pilote.

— Comment du monde riche, m’écriai-je, interloquée, — mais les pauvres souffrent tout autant, peut-être plus.

— Oh ! ce n’est pas la même chose, assura, avec conviction, mon interlocuteur.

Je restai songeuse devant cette expression naïve et croyante des droits que donne l’éducation délicate et raffinée. C’était un humble qui m’avouait cela tout simplement, dans une phrase sans apparat, d’un ton si naturel et si convaincu que je n’insistai pas…

Cela fait du bien de croiser des êtres à l’âme droite, ignorant l’envie, la basse jalousie, allant droit devant eux, comme le bateau qui file au port.

Certes, je n’avais nulle tentation de semer dans ce cœur franc et honnête, la plus petite graine anarchiste.

Brave pilote, sa bonté vraie m’a fait du bien !

Le ciel se dépeuplait, et dans sa blancheur teintée de masses sombres, on ne vit plus bientôt que de pauvres étoiles délaissées, pleurant… qui sait, peut-être une désillusion !