Premier péché/26

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Suggestion


— « Jamais, il ne m’aimera ainsi ! »

Et devant sa glace, Marthe pour la centième fois, regarde ses traits ravagés, sa peau striée de maints petits plis, sa bouche, dont la ligne a perdu son harmonie. Tout au coin des lèvres, un creux perfide s’est posé, et de l’œil attristé de la jeune fille coulent des larmes laissant une trace sanglante sur la joue fatiguée ; puis s’en vont mourir là, dans ce petit réservoir de la douleur.

Elle se contemple, avide de voir ce qu’est devenue la beauté, dont jadis elle était si heureuse. Jadis ? — il y avait deux mois à peine !… et dans ces quelques jours, elle était devenue la hideuse créature qui se regardait avec dégoût. Elle, oui, c’était elle, et pourtant la pauvre Marthe ne se reconnaissait plus. Elle avait de la pitié pour ce pauvre visage, dont la beauté défunte avait laissé au regard toute sa lumineuse pureté ; et ses longs cheveux, toujours beaux, serviraient donc de linceul à tant de grâce détruite… Un instant, Marthe oublia, — tant ce n’était plus elle, — que ces larmes étaient données à son propre deuil ; il lui sembla s’attendrir sur le sort d’une amitié chère.

La petite pendule compta deux heures, et la jeune fille eut un soubresaut… la réalité revenait… Plus qu’une heure… et il serait là, lui ! Elle voudrait reculer, à l’infini, cette entrevue, prise de l’espoir que le temps réparerait les ravages de la terrible maladie… et Marthe écrivait à Jean, le suppliant d’attendre… Mais l’amour a-t-il de ces patiences ? Le jeune homme insista.

Dans quelques minutes, Jean serait là, il regarderait cette pauvre figure meurtrie, et déjà elle lisait dans son œil noir une immense pitié. Toute sa fierté se révolta.

Cela non, jamais ! Elle ne veut pas une ombre sur l’amour passé, et s’embrassant d’un regard désespéré, elle répète encore :

— « Jamais il ne m’aimera ainsi, son amour ne sera plus fait que de bonté attendrie — et je n’en veux pas ! » Marthe serre ses pauvres petites mains dont les articulations craquent sous cette étreinte affolée. Dans ses oreilles bruit avec des trépidations sourdes, cette phrase souvent dite par les sceptiques : « Les hommes n’aiment qu’avec leurs yeux. » Ces mots-là lui entrent dans le cœur avec une acuité terrible ; et dans un héroïsme inconscient, elle les redit prête à agrandir la blessure jusqu’au suprême martyre.

Elle ne pleure pas, mais tout son être est secoué de tressaillements qui éclatent comme ces plaintes entendues les soirs où les vents rudes du nord épuisent, de leur souffle redoutable, la force du géant des forêts. Et ainsi, la frêle créature sent sourdre en elle tous les gémissements…

***

Marthe croit qu’elle va mourir, ses yeux se ferment, ses jambes se dérobent… C’est qu’il est là, lui, et, dans un instant, l’avenir s’engloutira dans la tombe de sa beauté à jamais morte.

Elle marche maintenant avec une lenteur d’automate, et la main prête à tirer le dernier voile sur son bonheur, elle se rappelle, dans une subite réminiscence, cette phrase de Balzac, cueillie au hasard, qui s’était stéréotypée en sa mémoire comme de ces mille choses gravées là par la secrète intuition de la douleur ou de la joie à venir. Et cette phrase : « La petite vérole est la bataille de Waterloo des femmes. Le lendemain, elles connaissent ceux qui les aiment véritablement. » Elle allait savoir…

— Marthe ! fit-il, en s’élançant, et sur ses mains, il mit dans un baiser, tous ses respects, ses angoisses, ses joies.

Et cependant Jean regardait la chère fiancée, ne se doutant pas avec quelle terreur la pauvre âme scrutait ses yeux clairs et profonds. Il y rayonnait le plus ardent amour, et rien n’ombrait cette flamme ranimant un cœur à l’agonie.

Jean parlait de ses craintes terribles : comme il avait tremblé pour ses jours, et combien alors il avait senti quelle place elle tenait dans sa vie ! Il parlait encore, et la pauvrette buvait cette liqueur enivrante qui communiquait à sa faiblesse de tantôt une force inouïe.

Jean la regardait avec ravissement. Il ne la voyait donc pas, pensait-elle, et fermant les yeux, une figure défaite apparut dans la nuit : c’était l’évocation de la glace.

— Mon ami, dit enfin Marthe, la voix basse, comme si elle ne voulait pas entendre ce qu’elle disait, je suis trop laide pour que vous m’aimiez encore ; vous ne me voyez donc pas ? exclama-t-elle dans une soudaine explosion.

— Mais si, je vous vois, ma belle Marthe, toujours, comme je vous ai aimée. Et pourquoi ne vous aimerais-je plus, dites ? Vos traits n’ont rien perdu de leur grâce, votre bouche a toujours son fin sourire, et dans vos yeux je lis encore la bonté et l’esprit qui m’ont fait vous aimer… Laide, vous, Marthe ? mais vous voulez me faire souffrir, en accusant votre cher visage d’avoir changé…

Elle écoutait, ravie, cette belle voix aux notes enthousiastes, et la vie de nouveau la prenait avec une sensation d’infinie douceur. Jean trouvait des accents si persuasifs, son regard restait si loyal, que Marthe le crut bien vite. Elle avait raison, car l’amour est un cher aveugle dont les yeux ne s’ouvrent qu’au gré du cœur. Et les yeux de Jean restaient fermés devant la chère idole.

La jeune fille dit maintenant ses angoisses de tout à l’heure, elle rit de ses folles craintes, et lui, tout souriant, l’écoute, comme s’il entendait le récit d’un enfantillage capricieux.

— Belle, vous l’êtes toujours Marthe ; et laide, je vous aurais aimée avec la même tendresse : car, voyez-vous, notre amour est de ceux que le malheur grandit. Ce que j’aime en vous, ma chère fiancée, ce n’est pas la jolie figure toute rayonnante et gracieuse, c’est l’âme qui vit au fond des yeux, et le cœur qui rit sur les lèvres. »

***

La bataille de Waterloo était gagnée !…

Dans la jolie chambrette blanche et rose, riant à sa glace, Marthe se regarde encore, et cette fois, elle sourit, monologuant sa joie. Laide, elle s’était crue laide, et pour se mieux voir, elle tire les tentures de mousseline… la chère crédule sourit encore…

Laide, mais non, Jean le lui avait bien dit, elle n’avait pas changé : et leurs illusions, se confondant par la puissance de l’amour vrai, elle se revit comme Jean la revoyait. Les anges durent sourire à cet amour emprunté du ciel bleu…