Premier traité sur les universaux
Librairie Louis Vivès, (5, p. 390-404).
OPUSCULE LIV.
Du même docteur, sur les universaux.
L’opinion des philosophes est différente sur les universaux. Quelques-uns, comme les Epicuriens, n’admettant pas qu’il n’y a de distinction que suivant le sens, et disant que la volupté est le souverain bien, affirmoient que ce qui se voit et se sent n’est rien, d’où ils disoient qu’il n’y a rien d’universel. Ils enseignoient aussi que l’ame est une sorte de corps subtil et périt avec le corps. Comme cette opinion est évidemment improbable et contraire au bon sens et à toute raison, il n’est pas nécessaire de la réfuter ; aussi a-t-on appelé pourceaux les philosophes qui soutenaient une semblable opinion. Néanmoins on pourroit ainsi raisonner contre eux : Tous les hommes désirent naturellement savoir, comme l’enseigne Aristote, livre Ier de la Métaphysique ; mais un tel désir n’est pas faux, on peut donc acquérir la science ; mais toute science appartient aux universaux ; donc il y a des universaux. La mineure se prouve ainsi : ce qui est infini ne peut être connu, autrement ce serait fini ; mais les singuliers sont infinis, donc il n’y a pas de science des singuliers, et par conséquent il n’y en a que des universaux. D’autres admettant les universaux, tombent dans de nombreux inconvénients, et ces philosophes ne s’accordent pas, parce que quelques-uns ont prétendu que les universaux existoient et subsistoient en dehors des singuliers et de l’intellect ; tels furent les Platoniciens qui avoient Platon pour chef. Ce philosophe voyant qu’il s’opérait dans les choses une grande et continuelle transformation et corruption, fut amené à dire que les universaux existoient par eux-mêmes et étoient incorruptibles ; il les appelait idées, lesquelles idées ils regardèrent comme les causes exemplaires et effectives des singuliers, Aristote anéantit cette opinion dans le livre VII de la Métaphysique. C’est pourquoi il dit par dérision contre Platon, dans le livre Posteriorum, que les genres et les espèces se réjouissent, ce sont des monstres. Etablissons donc l’argument d’Avicenne contre lui. L’universel que nous avons en vue se dit de tous les inférieurs dont chacun est lui-même. Or l’universel que Platon supposait séparé, ne se dit pas de ses individus, et aucun d’eux n’est lui. Donc, ou il ne faut pas admettre d’universel, ou il ne faut pas le dire séparé, comme faisait Platon. En conséquence il s’en est trouvé d’autres qui ont prétendu que les universaux n’étoient que dans l’intellect, ce qui est entièrement opposé à l’opinion de Platon, et ceux-ci ne s’accordent pas non plus. Quelques-uns d’entre eux ont prétendu que les universaux nous étoient innés et qu’ils étoient concrets, et que les universaux ne s’effectuoient pas par l’épuration et l’abstraction de l’action intellectuelle, ils s’appuient sur ce que dit Aristote dans le livre II de l’Ame, que nous concevons lorsque nous voulons, ce qu’il n’eut pas dit si les universaux ne nous étoient pas innés et se présentoient toujours actuellement à l’ame. Aristote est entièrement opposé à ce qu’ils allèguent pour leur défense. Car il dit formellement sur la fin du livre II Posteriorum, que l’universel venatur sensus par le moyen de la mémoire et de l’expérience, et le Commentateur dit à leur encontre dans le prologue de l’Ame, que l’intellect actif produit l’universalité dans les choses. Ce dont ils prétendent s’étayer doit à coup sûr être entendu dans ce sens, que Aristote a voulu dire qu’il y a en nous un intellect actif par lequel tout se fait, et qui peut par conséquent quand il veut s’emparer de fantômes, les illuminer et les rendre intelligibles en acte. D’autres de leur côté ont prétendu que les formes intellectuelles passent de l’intellect actif dans notre esprit. Ils affirmoient que l’intellect actif n’est pas en nous, mais bien hors de nous, et ils disoient que c’était un Dieu ou une intelligence. Aristote les réfute sur ces deux points dans le IIIe livre de l’Ame. Il dit, en effet, que cet intellect est dans notre ame, il dit aussi que c’est la lumière qui rend intelligibles en acte les fantômes intelligibles en puissance, de même que la lumière rend visibles en acte les couleurs visibles en puissance ; c’est ainsi qu’il y a eu diverses erreurs sur les universaux. Après tout c’est le sentiment d’Aristote qui est le vrai, à savoir que l’universel se trouve dans la pluralité, qu’il est un en dehors de la multitude ; par ces mots on touche au double être de l’universel, l’un en tant qu’il est dans les choses, l’autre suivant qu’il est dans l’ame. Quant à l’être de raison, il a la nature de prédicable ; quant à l’autre être, c’est une certaine nature, et il n’est pas universel en acte, mais bien en puissance, parce que la puissance a la vertu de rendre une telle nature universelle par l’action de l’intellect, et c’est pour cela que Boëce appelle universel ce que l’on conçoit et singulier ce que l’on sent, parce que cette même nature qui étoit singulière et qui est individuée par la matière dans chaque homme, devient ensuite universelle par l’action de l’intellect qui les dégage des conditions qui existent hic et nunc, ce qui fait qu’elle reçoit de l’intellect lui-même le caractère d’universelle et de prédicable, ainsi que nous l’avons dit. Et quoiqu’elle reçoive de l’ame elle-même le caractère d’universelle, elle n’est pas néanmoins en elle suivant son essence, mais suivant sa similitude et son espèce ; c’est ce qui fait dire au Philosophe : « Ce n’est pas la pierre qui est dans l’ame, mais l’espèce de la pierre » Or cette similitude ou espèce existant dans l’ame est numériquement une et singulière. Son universalité ne vient pas de ce qu’elle est dans l’ame, mais de ce qu’elle est comparée à plusieurs singuliers estimés tels. Leur jugement sur elle est le même, et il n’y a rien de déraisonnable en cela, parce que de même qu’une chose peut être genre et espèce sous divers rapports, de même aussi cette chose peut être universelle, particulière ou singulière pour des espèces diverses. Elle est effectivement singulière dans l’intellect seul, et elle est universelle en tant qu’elle a un caractère uniforme à l’égard de tous les individus qui sont hors de l’ame suivant qu’elle est également l’image de tous, amenant à leur connoissance, comme on peut le voir dans un exemple. En effet, s’il y avait une forme corporelle représentant plusieurs hommes, il est constant que cette forme, ou figure, ou espèce de statue aurait un être singulier propre suivant qu’il aurait l’être dans la matière ; mais elle aurait le caractère de communauté, en tant qu’elle serait commune par la représentation de plusieurs. Quoique l’on ait dit que cette nature, qui est universelle, est numériquement une, il n’est pourtant pas nécessaire qu’elle soit l’essence unique des espèces diverses dont elle est le genre, car le genre procède de l’indétermination ou indifférence, non pas néanmoins de telle sorte que ce qui est signifié par le genre soit numériquement une même espèce dans toutes les différentes espèces, à laquelle s’ajoutant une chose qui est la différence, la détermine, comme une forme détermine la matière qui est une numériquement par la privation de toutes les formes : mais comme le genre signifie les formes, non pas cependant d’une manière déterminée telle ou telle que la doctrine exprime d’une manière déterminée, laquelle n’est pas différente de celle qui était signifiée par le genre d’une manière indéterminée. C’est pourquoi le Commentateur dit sur le Ier livre de la Métaphysique, que la matière première est dite une par la privation de toutes les formes ; mais le genre est dit un par la communauté des formes signifiées ; aussi en ajoutant la différence, et écartant l’indétermination qui était la cause de l’unité de genre, les espèces différentes par l’essence subsistent et demeurent, et c’est ce que dit Avicenne dans sa Métaphysique : « Il est impossible qu’une seule et même chose numériquement se dise de plusieurs, de telle sorte que chacun soit elle-même. » Cependant Boëce semble dire le contraire dans le Commentaire ou il dit, que « l’universel est commun de telle manière, que le tout est en même temps dans les diverses choses dont il constitue naturellement l’essence, et comme il est universel en espèce, il devient singulier par les doctrines qui surviennent ou par les formes sans lesquelles il subsiste naturellement en lui-même, et sans lesquelles il n’a nulle permanence actuelle. » Il appuie cette assertion par un exemple pris de la cire, comme si l’on fait avec de la cire tantôt une statue d’homme, tantôt une statue de bœuf, en adaptant ces diverses formes à la même essence vraiment et entièrement permanente, il importe cependant que ce ne soit pas dans le même temps ; mais voici l’inconvénient qui résulte de cette supposition, c’est que le même animal serait raisonnable et déraisonnable s’il y avait dans les diverses espèces la même essence de genre. On voit donc par là ce qu’il faut dire des universaux et quels sont leurs rapports, comme ils ont en certains cas et non dans d’autres l’être extrinsèque de l’ame, par conséquent, je dis que les universaux, par cela qu’ils sont universaux, n’ont pas l’être par soi dans les choses sensibles, parce que l’universalité elle-même est dans l’ame et nullement dans les choses. Or lorsque nous disons que la nature universelle a l’être dans ces choses sensibles ou singulières, nous n’entendons pas que la nature qui a l’universalité tienne l’être de ces choses caractérisées. On voit donc comment l’universel est corporel, et comment aussi il est incorporel ; parce que, suivant ce que dit Boëce, ce qui est incorporel et insensible s’entend dans la simplicité de son universalité, tandis que ce qui est corporel et sensible subsiste par les accidents. Ainsi donc se trouvent établies les questions énumérées par Boëce sur les universaux. Mais l’universel peut-il exister après la destruction des singuliers ; suivant Avicenne, il faut dire qu’oui ; parce que l’universel est ce que suivant l’intellect il est impossible de ne pas dire de plusieurs, quoique nulle de ces choses n’ait l’être en effet. Comme l’intention, qui est universelle, existe en dehors du singulier, parce qu’il est de sa nature de se dire de plusieurs, mais il n’est pas nécessaire que ces choses ou quelqu’une d’elles existent. L’universel est-il substance ou accident, il faut dire que par son rapport de comparaison avec l’ame, il est accident, c’est une certaine disposition dans l’ame, c’est un des individus des sciences ou formations. Cependant Averrhoès dit sur le livre Ier de l’Ame, que « l’universel est une qualité existant dans l’ame, » je dis une qualité substantielle, qui n’est ni substance, ni accident, mais quelque chose de mitoyen, ce qui n’est pas déraisonnable, quoique ce soit quelque chose de mitoyen par rapport au logicien, et non par rapport au métaphysicien et au naturaliste, comme le veut le Commentateur. Ainsi donc en considérant l’universel en tant qu’universel, c’est-à-dire suivant qu’une nature quelconque a une intention d’universalité, c’est-à-dire suivant que l’on considère l’animal ou l’homme comme étant un en plusieurs, les universaux ne sont pas des substances, et c’est de cette manière que sur la fin du livre VII de la Métaphysique, Aristote attaque la doctrine que les universaux ne sont pas des substances, ainsi que les platoniciens ont prétendu que l’animal et l’homme étoient des substances dans leur quiddité. Car animal commun et homme commun ne sont pas des substances dans la nature des choses ; mais la forme de l’animal ou de l’homme a cette communauté suivant qu’elle est dans l’intellect, lequel reçoit une forme commune en plusieurs, en tant qu’il la retire de tous les agents d’individuation. On peut encore considérer d’une autre manière l’universel, c’est-à-dire la nature à qui l’intellect a donné un caractère d’universalité, et de cette sorte les universaux, comme le genre et l’espèce, signifient les substances des choses, et se disent in quid. En effet animal signifie la substance de ce dont il se dit, et l’homme également ; et c’est ce que dit Aristote dans les Prédicaments, que le genre et l’espèce des substances premières sont des substances secondes. Il faut parler différemment des universaux des accidents, parce que ces universaux, soit pour le rapport qu’ils ont dans l’ame, soit pour celui qu’ils ont dans leurs inférieurs, ne sont pas des substances en tant que la substance est séparée de l’accident, mais ils sont substance, en tant que substance est pris pour essence dans ses inférieurs. C’est pourquoi comme les accidents universels sont essentiels à leurs inférieurs, ils peuvent pour cette raison être appelés substances. Mais l’universel est-il avant le singulier, à cela il faut dire que l’être universel antérieur arrive de deux manières, savoir : l’universel in essendo, et l’universel in cognoscendo. Si c’est in essendo, alors l’universel se prend pour l’espèce qui est dans l’ame abstraite des conditions matérielles qui sont hic et nunc, la forme et la figure. Il est donc ainsi évident que le singulier duquel une semblable forme est abstraite se trouve antérieur, il faut donc comprendre de cette façon ce qui est de l’ame. L’universel ou n’est rien ou est postérieur. On considère l’universel d’une autre manière, en tant qu’il est une forme réellement existante dans les choses, et cela de deux manières. En effet, ou il se rapporte à l’opération de la nature ou à l’intention. Si c’est de la première manière, ou nous parlons de l’universel de l’espèce la plus spéciale, ou du supérieur qui lui est relatif. Si c’est du supérieur, ou il est comparé à son propre singulier, qui est médiatement contenu en lui ; s’il est comparé au propre, suivant qu’animal est comparé à tel animal, dans ce cas tel animal est antérieur à animal dans l’opération de la nature, parce que l’opération de la nature se termine à tel animal avant animal, par la raison que toute opération appartient aux singuliers ; mais ensuite lorsque nous prenons tel animal, l’intellect attentif, avant que nous arrivions à la forme de l’homme, saisit la forme de l’universel dans tel individu, à savoir l’animal. Mais ensuite avant que la nature opère à l’égard de la forme de l’homme, animal a précédé dans l’observation de l’intellect, et puis tel animal par l’opération de la nature, et par conséquent si nous formons alors l’universel supérieur à l’égard du singulier non propre, comme animal à l’égard de tel homme, de cette façon dans l’opération de la nature l’universel précède le singulier. On voit ainsi ce qu’il faut dire si nous parlons de l’universel supérieur. Mais si nous parlons de l’universel inférieur, comme de l’espèce la plus spéciale, dans ce cas, relativement à l’opération de la nature, le singulier précède l’universel, comme la nature engendre Sortès avant l’homme. D’un autre côté, si nous rapportons l’universel à l’intention de la nature, il faut encore distinguer, parce que ou nous parlons de l’universel supérieur, comme du genre, ou de l’inférieur, comme de l’espèce la plus spéciale : si nous parlons de l’universel supérieur, comme de l’animal relativement à l’intention universelle de la nature, je dis dans ce cas que l’universel, savoir animal, et tel animal ne tiennent pas de la nature leur singulier propre, parce que s’il en étoit ainsi son opération cesseroit d’abord dans l’animal, et n’arriveroit jamais à Sortès, et de cette manière rien n’arriveroit à une génération parfaite. Si au contraire nous parlons de l’universel inférieur comme de l’espèce la plus spéciale, comme c’est là que tend d’abord la nature particulière, il faut dire que par l’intention de la nature l’universel est antérieur au particulier, et c’est ce que dit Aristote dans le second livre de l’Ame : « Notre vertu se trouve dans tout, parfait et imparfait, de sorte que l’animal engendre l’animal, la plante engendre la plante, quoiqu’ils participent à l’être divin dans la mesure de ce qui leur est possible. » En effet, c’est là le désir et le but de tout ce qui agit suivant la nature, laquelle a eu en vue par elle-même l’être divin, c’est-à-dire l’immortalité, comme il l’expose lui-même. Quant à l’opération de la nature le singulier est antérieur, dans ce sens que la nature produit Sortès avant de produire l’homme, et on voit de la sorte ce qu’il faut dire de l’universel relativement à son être. Mais si nous parlons de l’universel relativement à sa cognition, on peut le considérer de deux manières, parce qu’il y a quelque chose qui est plus connu par rapport à nous, et d’autres choses qui sont plus connues simpliciter, ou par rapport à la nature, parce que la même chose est plus connue suivant la nature et simpliciter. Or les choses connues per se sont plus connues simpliciter. Celles-là le sont plus per se qui ont plus de l’entité, car chaque chose devient l’objet de la cognition en tant qu’elle est être ; or les choses qui sont plus en acte sont êtres davantage : c’est pourquoi ces choses sont plus susceptibles d’être connues par la nature, non que la nature les connoisse davantage, mais parce qu’elles sont connues en elles-mêmes et suivant leur nature propre. Ainsi donc les natures les plus spéciales sont plus connues suivant la nature, comme existant par elles-mêmes, et ayant une cognition distincte. Or ce qui est complet actu est antérieur en nature et postérieur en temps : Les genres au contraire connus sont antérieurs par rapport à nous, et postérieurs par rapport à la nature, comme ayant une cognition confuse en puissance : mais ce qui est en puissance est antérieur en temps et postérieur en nature, comme sont les genres plus universels et en puissance, et plus confus, parce que les universaux contiennent en eux leurs inférieurs en puissance, et celui qui sait une chose en général la connoît d’une manière confuse. La connoissance en devient plus claire, quand chacune des choses contenues en puissance dans l’universel vient à être à demi connue en acte. Par exemple, celui qui connoît l’animal ne connoît la rationalité qu’en puissance ; car il arrive que l’on connoît plutôt l’animal que l’homme. Et c’est ainsi qu’il faut entendre ce qui est dit, livre Ier de la Physique, qu’une chose existe plutôt en puissance qu’en acte. En conséquence suivant le mode par lequel nous procédons de la puissance à l’acte et du plus commun au moins commun, il est antérieur par rapport à nous de connoître l’animal plutôt que l’homme ; c’est encore ainsi qu’il faut entendre, livre Ier de la Physique, que les universaux nous sont antérieurement connus par rapport à nous et moins connus à la nature : c’est tout le contraire pour les singuliers, parce que là il n’y a point d’acception simple, mais bien secundum quid ; comme est l’espèce à l’égard du genre. Mais si l’on prend le singulier simpliciter comme il est pris, in I Posteriorum, il faudra dire que par rapport à nous les singuliers sont plus connus suivant que la cognition sensitive précède en nous la cognition intellective qui appartient aux universaux : mais les universaux sont plus connus suivant la nature et en eux simpliciter, parce que la connaissance universelle est plus parfaite. Or les universaux sont intelligibles en acte, mais non les singuliers, étant matériels comme ils sont. Remarquez qu’il y a de la différence à dire animal en tant qu’animal, et animal en tant qu’universel ; et de même homme en tant qu’homme, et homme en tant qu’espèce ; parce que l’animal en tant qu’animal n’est qu’animal, et désigne une essence simple, qui n’est pas une par elle-même pas plus que multiple, n’existant pas dans ce qui tombe sous les sens, ni dans l’ame, et n’est rien de tout cela en puissance ou en acte. C’est pourquoi il signifie une certaine essence qui n’est ni universelle, ni particulière ; c’est pour cela qu’Avicenne dit que rationalité n’est pas une différence, pas plus que l’animalité un genre ou humanité une espèce, et de cette manière ou ne peut rien dire de vrai d’elle si ce n’est qu’elle se convient en tant que telle : d’où il résulte que toute autre attribution qui lui sera faite sera une attribution fausse, par exemple : animal raisonnable convient à l’homme en tant qu’homme aussi bien que les autres choses qui tombent dans sa définition ; tandis que blanc ou noir ou autre chose semblable qui n’appartient pas à l’humanité ne convient pas à l’homme en tant qu’homme. C’est pourquoi si l’on demande si cette nature ainsi considérée peut se dire une ou multiple, il faudra répondre négativement pour l’une et l’autre chose, parce que chacune de ces choses se trouve en dehors de l’intellect de l’homme ou de l’humanité, et que l’une et l’autre peut arriver. Si en effet la pluralité étoit de son intellect, elle ne pourroit jamais être dite une, quoique cependant elle soit une en tant qu’elle se trouve dans Sortès. De même si l’unité étoit de son intellect, elle seroit alors la seule et même essence de Sortès et de Platon, et ne pourroit se vérifier dans plusieurs ; et comme il ne convient pas à la nature suivant sa considération absolue d’être dans l’ame ni dans les singuliers, il est faux de dire que la nature de l’homme comme telle a l’être dans tel singulier, parce que si l’être dans tel singulier convenoit à l’homme comme homme, comme homme il seroit hors de tel singulier. De même, si n’être pas dans tel singulier convenoit à l’homme en tant qu’homme, en tant qu’homme cela s’y trouveroit : mais il est vrai de dire, que l’homme en tant qu’homme n’a pas l’être en tel ou tel singulier ou dans l’ame. Il est donc évident que la nature de l’homme, considérée d’une manière absolue, abstrait de tout être quelconque, de telle sorte néanmoins qu’il n’y ait précision d’aucun, et de sorte aussi que, ne convenant pas à l’humanité dans sa considération absolue, elle se dise de Sortès ; c’est pourquoi le caractère d’espèce ne lui convient pas suivant la considération absolue, parce que l’unité et la communauté sont de la nature de l’universalité. Or ni l’un ni l’autre ne convient à la nature humaine suivant sa considération absolue. En effet, si la communauté étoit de l’intellect de l’homme, on rencontreroit la communauté partout où se trouveroit l’humanité, ce qui est faux, parce qu’on ne trouve nulle communauté dans Sortès, et tout ce qu’il y a en lui est individué, il faut donc qu’elle appartienne aux accidents qui l’accompagnent suivant l’être qu’elle a dans l’intellect, et par conséquent le nom d’espèce ne se dit pas de Sortès, de sorte qu’on dise, Sortès est une espèce, ce qui néanmoins arriveroit de toute nécessité, si la nature d’espèce convenoit à l’homme suivant l’être qu’il a dans Sortès ou suivant sa considération absolue, c’est-à-dire en tant qu’il est homme. Car tout ce qui convient à l’homme en tant qu’homme convient et se dit de Sortès. Elle peut être considérée d’une autre manière suivant l’être qu’elle a dans tel ou tel, et ainsi il y a à son égard prédication per accidens, à raison de ce en quoi il est, comme on dit que l’homme est blanc, parce que Sortès est blanc, quoique cette qualité ne convienne pas à l’homme en tant qu’homme. De cette manière elle a un double être, l’un dans les singuliers et l’autre dans l’ame, et les accidents suivent cette nature selon l’un et l’autre être, comme dans les singuliers ils ont un être multiple suivant la diversité des singuliers. Suivant l’être qu’elle a dans les singuliers on ne peut pas dire que la nature de quelque genre ou espèce survienne à une nature, car il ne se rencontre pas dans les individus suivant l’unité quelque chose d’un convenable à tout, que demande la nature d’universel. Il reste donc à dire que la nature du genre ou d’espèce survient dans une nature suivant l’être qu’elle a dans l’intellect. Par exemple la nature humaine a dans l’intellect un être abstrait de tous les agents d’individuation, c’est pourquoi elle a un caractère d’uniformité vis-à-vis de tous les individus qui sont hors de l’ame, selon qu’elle est essentiellement une image universelle faisant connoître tous les individus en tant qu’ils existent en elle, parce que son opération à l’égard de tout individu passé, présent et futur est une, et de quelque manière qu’il ait été d’abord placé dans l’intellect, il subira cette dépuration et ne produira aucune augmentation. On voit donc par là que ce n’est pas la même chose de dire un animal en tant qu’animal, ou un homme de la même manière, ou un animal en tant qu’universel, car animal comme tout autre universel est seulement animal, c’est une forme intelligible suivant la forme que nous exprimons, c’est une nature dont on peut dire que son être est antérieur à l’être naturel, comme le simple est antérieur au composé, et son être individuel n’est proprement dit être qu’autant que cet être d’où provient l’animal, appartient à l’intention. Mais l’être avec les accidents, et l’être de tel individu, malgré la détermination de l’intention, est attribué à une nature particulière. Donc l’animal, en tant qu’animal, n’est ni genre, ni espèce, ni individu, ni unité, ni multiplicité en tant que de soi, quoiqu’il accompagne nécessairement un être déterminé en eux. Néanmoins animal et homme peuvent être considérés en eux-mêmes, quoiqu’étant avec un autre différent d’eux-mêmes ; mais animal en tant qu’universel, n’est pas seulement animal, mais il est animal, et une autre chose encore non animal : considéré en soi il est quelque chose de moyen entre animal et non animal ; il sera alors animal en cela comme sa partie, et de même de l’homme. Donc l’universel comme universel est quelque chose en quoi survient la pluralité, et de plus quelque autre chose. Il est dès lors évident, d’après ce qui a été dit, de quelle manière le caractère de genre et d’espèce convient à une nature, c’est-à-dire qu’il ne lui convient pas suivant une considération absolue, et ne provient pas des accidents qui l’accompagnent suivant l’être qu’elle a hors de l’ame, comme la blancheur ou la noirceur, mais il appartient aux accidents qui l’accompagnent suivant l’être qu’elle a dans l’intellect, et de cette manière le caractère de genre, d’espèce, de différence et des autres intentions lui convient parfaitement.
Fin du cinquante-quatrième Opuscule, sur les universaux.