Prime Jeunesse/01

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Calmann-Lévy (p. 1-6).
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I

Ce treizième été de ma vie, où s’arrête le livre de mon enfance, me réapparaît, dans le lointain de ma mémoire, comme l’un des plus lumineux de nos beaux étés de France, un de ces étés comme nous en avions autrefois et qui ne se retrouvent plus de nos jours. Septembre finissait dans une splendeur qui semblait inaltérable et l’abondance des fruits dorés devenait telle qu’on ne savait qu’en faire. Au fond du jardin de l’oncle du Midi, chez qui je passais mes vacances, dans ce berceau de treilles muscat où j’avais décidé de ma destinée, les grands papillons à reflet de métal bleu, qui n’avaient plus guère qu’un mois à vivre, s’attardaient posés sur les pampres roussis, pour se pâmer de chaleur et de soleil avant de mourir.

Pendant ce temps-là, ma lettre solennelle cheminait vers l’Extrême Asie, adressée à mon frère, à l’île de Poulo-Condor. Jugeant que le sort en était jeté, et que cela se ferait puisque je l’avais voulu, je n’y pensais plus ; je me livrais aux plus enfantines fantaisies avec les petits Peyral, et, en attendant la fête des vendanges, nous nous grisions tous ensemble de raisins de vigne, comme les guêpes en automne.

J’allais souvent aussi faire de longues promenades dans la montagne en compagnie de ma sœur et de notre grand cousin. Nous ne manquions jamais d’ailleurs d’en rapporter des gerbes de ces délicieuses fleurs sauvages qui abondent dans ce pays en septembre, — et c’était pour composer de hauts bouquets d’une forme un peu surannée qui allaient rejoindre ceux de la veille ou de l’avant-veille dans des « bouquetiers » vieillots, sur les marches en pierres roses du vieil escalier à rampe de fer forgé. Il n’y avait pas dans la maison d’endroit plus frais que ce large escalier si vénérable ; on s’y asseyait donc volontiers, on s’y réunissait par les brûlants après-midi d’arrière-saison, et ces fleurs des champs, toutes ces fleurs étagées, lui donnaient sans cesse l’air d’un reposoir pour procession de Fête-Dieu.

L’un des buts favoris de nos promenades était la petite fontaine de Saint-Michel, située à mi-hauteur d’un coteau que tapissaient d’énormes châtaigniers séculaires : une humble source presque ignorée, qui laissait tomber son filet délicieusement limpide dans un bassin antique et dont l’humidité entretenait sur les pierres proches un tapis de ces fragiles mousses d’eau imitant les feuilles de chêne.

Auprès de cette fontaine, un jour où ils s’étaient assis à l’ombre, ma sœur et le grand cousin, je remarquai, en rôdant alentour, qu’ils se parlaient cette fois très bas et d’un air très sérieux. Le site infiniment tranquille portait aux pensées profondes, sous ces vieux arbres aux massives ramures dont les racines se contournaient autour de nous comme de monstrueux serpents endormis, et, pour ajouter de la mélancolie au recueillement des choses, les feuilles mortes jonchaient déjà la terre.

Je m’occupais là suivant ma coutume à ramasser des fossiles pour mon musée, — débris de coquillages qui vivaient il y a quelques millions d’années dans les mers de la période silurienne, mais que des soulèvements cosmiques avaient jadis éparpillés à fleur de sol et qui avaient pris à la longue les teintes sanguines de la terre du Quercy ; je n’avais du reste qu’à choisir, tant ils abondaient parmi la jonchée des feuilles rousses.

Du coin de l’œil, je les observais, les deux qui chuchotaient avec mystère, au bruit de cristal que la fontaine leur faisait si doucement, et tout à coup je les vis se tendre la main avec une gravité étrange ; alors il me sembla bien que quelque chose venait de se passer…

En effet le soir, quand nous fûmes de retour dans la vieille maison Louis XIII, ma sœur me prit à part pour me dire : « Mon cher petit, je me suis fiancée aujourd’hui. Tu ne le répéteras pas encore, je te prie, car nous ne nous marierons que l’année prochaine ; mais je veux que tu sois le premier à le savoir. » Je me sentis un grand froid au cœur, d’autant plus qu’au mois de juin dernier un événement, — non mentionné, je crois, dans mon précédent livre, — m’avait appris le danger des mariages : ma grande amie Lucette, mon aînée de huit ans, la Lucette de la Limoise, s’était laissé épouser par un officier de marine qui me l’avait emmenée à la Guyane, et j’avais connu ainsi le premier véritable chagrin de ma vie. Pour toute réponse à la communication qui m’était faite, je me bornai donc à exhaler un de ces gros soupirs comme en ont les enfants et qui en disent plus que toutes leurs paroles. Ma sœur alors me prit dans ses bras, me couvrant de baisers dans un de ces transports de tendresse maternelle que je lui connaissais souvent. « Je donnerais un royaume, mon chéri, dit-elle, un royaume pour un soupir de toi ! » C’était prononcé avec une nuance de drôlerie pour corriger ce que la phrase aurait eu de trop lyrique, mais quand même elle y avait mis tout son cœur, et je vis ses yeux se mouiller d’une larme à la pensée que ce mariage allait peut-être marquer entre nous le commencement des séparations…

Hélas ! De nos jours la petite fontaine Saint-Michel, sous ses châtaigniers centenaires, est demeurée pareille, avec ses fraîches mousses d’eau et sa discrète musique ; mais cet avenir, que les deux fiancés s’étaient là promis l’un à l’autre, a fui comme un songe ; leur jeunesse a passé, leur âge mûr a passé, et aussi leur vieillesse côte à côte ; ils ont connu les enfants de leurs petits-enfants, et depuis quelques années ils dorment ensemble sous les mêmes dalles de cimetière…