Prime Jeunesse/02

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Calmann-Lévy (p. 7-9).
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II

Aux premiers jours d’octobre, comme les années précédentes, nous repartîmes, ma sœur et moi, pour Rochefort, — où m’attendait la plus délicieuse des surprises. Quand j’entrai dans le salon rouge, impatient de retrouver mon piano, je le vis relégué en un coin obscur, tandis qu’un autre, un beau piano neuf, trônait à sa place. Je compris tout de suite, et dans ma hâte de jouir d’un tel cadeau, je promenai fiévreusement mes doigts sur ce clavier aux sons inconnus. Oh ! quel ravissement ! Cela chantait d’une voix profonde et douce ; tout ce que je jouais là-dessus était comme transfiguré par des fées aux baguettes sonores… Aussitôt me revint en mémoire un passage du Journal des missions (je m’occupais beaucoup des missions protestantes en ce temps-là), un passage qui contait l’émerveillement d’un jeune néophyte noir du pays des Bassoutos entendant pour la première fois un de nos missionnaires jouer sur un piano arrivé de la veille : « Ce sont des voix humaines, avait-il dit, mais des voix qui chantent dans l’eau. »

Des voix dans de l’eau, oui, c’était bien cela, et comme il avait trouvé juste, le jeune sauvage !…

J’avais peine à m’arracher au mystère charmant de ces résonances, jamais entendues ailleurs. Cependant je finis par me lever d’un bond, pour courir à la recherche de mes parents et tendrement les embrasser. Je n’eus pas longue course à faire du reste, car ils étaient tous deux derrière la porte, venus à pas de loup pour épier ma joie…

C’est sur ce piano que je fus, cette année-là, initié à Chopin, et cela me servit à oublier beaucoup les tristesses du collège, des devoirs, des pensums et de l’hiver.