Prime Jeunesse/07

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Calmann-Lévy (p. 37-42).
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VII

La dernière semaine avant le mariage de ma sœur avait amené chez nous une agitation très gaie. Des domestiques qui nous avaient quittés naguère pour se marier et s’établir dans « l’île », s’étaient fait une joie de revenir, pour aider à toutes choses, et le soir, à la cuisine, on ne manquait jamais de danser un bal de Saintonge (une vieille danse du pays qui, en Oléron surtout, s’était conservée). Dès que je me rappelais que ma sœur était sur le point de déserter la maison, je me sentais le cœur serré affreusement, mais quand même, j’allais danser moi aussi, bien entendu, avec ce brave monde, et chanter le vieux refrain qui nous faisait sauter tous en rond : « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Je ne veux plus y aller, maman, Les garçons de Marennes m’avant pris mon panier, maman ! »

Quand vint le grand jour, ma sœur voulut m’avoir à côté d’elle dans sa voiture, et à côté d’elle aussi au cortège, la tenant par la main. J’étais bien un peu âgé pour figurer ainsi en petit garçon, mais le public nous savait si inséparables l’un de l’autre, que cela parut tout naturel. Frisé ce jour-là avec art, j’avais une veste très ouverte sur un gilet de satin blanc, et des gants « beurre frais », la teinte à la mode. Sur notre passage, je recueillis quelques compliments : « Ah ! il est gentil ! » et j’y fus très sensible, car, à cette époque déjà, mon physique me déplaisait et j’aurais aimé le changer, — ce à quoi je me suis efforcé plus tard avec un enfantillage persistant. Non, je ne me plaisais pas, je n’étais pas du tout « mon type ».

Un vieux usage de notre province voulait que l’on brûlât tous les balais en feu de joie le jour du mariage de la fille de la maison. Après le dîner donc, — car en ce temps-là un dîner de noces était obligatoire, — les domestiques allumèrent au fond de la cour ce feu traditionnel, puis se mirent à danser des rondes autour, et naturellement ce fut irrésistible, la petite Jeanne, la petite Marguerite et moi, nous nous échappâmes du salon pour entrer dans la ronde, en chantant nous aussi à tue-tête le bal de Saintonge.

« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules… » J’étais follement gai, avec de temps en temps une envie soudaine de pleurer à l’idée que ma sœur s’en irait demain ; je me sentais très tendre aussi, avec une tendance à me jeter au cou de tout le monde, et voici que, sans m’en apercevoir, je changeais les paroles classiques de la danse : « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Sœur va nous quitter, maman ! Les garçons de Marennes, Sœur va nous quitter ! » À vrai dire, j’avais bu sensiblement trop de champagne, ainsi que mes deux petites camarades, et ce fut la première des trois fois de ma trop longue existence où l’on me vit un peu gris. (La seconde fois, ce fut à New York, étant déjà aspirant de marine, à un banquet d’une Société de tempérance où quelques convives étaient tombés sous la table. Et la troisième, ce fut il y a une trentaine d’années, à Constantinople, au redoutable palais d’Yeldiz, la nuit où l’on me présenta au chef des Croyants, dans un kiosque féerique, d’où l’on voyait de loin flamber Stamboul dévoré par un immense incendie. Certain champagne rose très doux m’avait trahi, et quelle ne fut pas mon angoisse quand je crus voir une buée se former tout à coup devant mes yeux pour m’embrumer l’image du « Sultan rouge » qui m’indiquait une chaise à ses côtés !)

« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules… » Plusieurs émissaires nous avaient été délégués, à nous les trois petits qui sautions si bien autour de la flamme, pour nous conjurer de rentrer au salon ; mais nous ne voulions rien savoir. Il fallut que la mariée en personne vînt nous prendre par les sentiments pour nous ramener. Elle y gagna d’être contrainte par sa vieille bonne à danser elle-même un tour de Pêche aux moules, ce à quoi du reste elle se prêta avec la meilleure grâce du monde, en relevant sa traîne blanche.

Après qu’elle nous eut époussetés, repeignés, bassiné le front avec de l’eau fraîche, elle se risqua à nous présenter à l’assistance, qui me réclamait pour m’entendre au piano. Ne me sentant pas encore tout à fait d’aplomb, je choisis dans mon répertoire un morceau banal et facile, que je jugeais comme très au-dessous de moi : des variations sur la romance de la Violette. Oh ! surprise, je jouai avec un brio tout à fait anormal, mais sans faire de fausse note, et il y eut surtout un certain finale « Alla militare » qui me valut un triomphe.

Un peu plus tard, dans la soirée, me sentant calmé, je choisis comme morceau de rappel un Nocturne de Chopin, où je mis toute ma petite âme d’enfant, mais qui n’obtint qu’un succès d’estime. Seules, la mère de Lucette et ma bien-aimée maman à moi, — qui avaient ce soir-là beaucoup de roses dans les dentelles de leurs bonnets, — s’en montrèrent émues : « C’est que tu as vraiment bien joué ça, petit ! » me dit l’une d’elles. « Ce n’est pourtant guère de la musique de son âge », répondit ma mère, en me couvrant d’un regard de mélancolique inquiétude que je revois encore…