Princesses de science/1/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-27).

PRINCESSES DE SCIENCE


PREMIÈRE PARTIE

I

Le docteur Fernand Guéméné, s’étant levé selon son habitude à sept heures, passa sous la douche avec sa ponctualité coutumière, s’habilla, sonna pour le thé qu’on lui monta dans sa chambre, et se mit à déjeuner près de la fenêtre ouverte.

Il habitait, à la pointe de l’île Saint-Louis, un minuscule hôtel où il venait de s’établir comme médecin de quartier. Par les hautes fenêtres du xviiie siècle qui s’étageaient deux par deux dans l’étroite façade, il voyait, presque au pied de la maison, couler la Seine sous le rideau touffu des peupliers d’Italie, frissonnants et somptueux, qui bordaient la rive.

À chaque minute, un sourd clapotis d’eau battue signalait l’arrêt d’un bateau-mouche au ponton, sous ses fenêtres. Le jeune médecin, distrait, n’entendait rien. Sa main qui soutenait le petit pain tremblait un peu. Bientôt il repoussa le plateau avec sa tasse à demi pleine, prit son chapeau et gagna la porte.

Avant de quitter sa chambre à coucher, il se retourna, embrassa des yeux le mobilier rudimentaire et pensa :

« Si elle veut bien, je chercherai tout de suite d’autres meubles. Avec des lits clos j’ai vu faire, en Bretagne, des armoires charmantes : j’en commanderai une à Quimper… elle y rangerait son linge avec plaisir… Une table à ouvrage… oui, mais sait-elle coudre ? »

Puis, ses yeux s’arrêtant au lit :

« Oh ! le lit, des plus simples, en cuivre. »

Et très vite :

« On draperait les fenêtres de mousseline blanche, comme chez mes parents. »

Il était grand et d’aspect froid ; sa tête, très forte et ronde, s’alourdissait d’une épaisse chevelure brune. Sous le lorgnon, ses yeux rêvaient. Il partit, gardant toujours en lui la vision nuageuse d’une chambre blanche, une chambre voilée de mousseline, meublée d’objets imprécis et où glissait, dans une pénombre de crépuscule, une femme mince au chignon noir…

Dehors, il suivit ce quai Bourbon, si étroit, si archaïque, avec son trottoir en terrasse, ses marches, ses rampes, ses niveaux différents. Il prit le pont Saint-Louis. Devant lui la Seine fuyait en deux bras fluides pour enserrer la Cité. Le ciel pur la teintait de bleu. C’était une chaude matinée de juillet : une buée opaque, d’un gris de cendre, écrasait l’horizon. Sur les quais entrecroisés qui ceignent les deux îles sœurs, des camions roulaient avec fracas. Une lumière intense avivait l’azur de l’eau, le vert des frondaisons, le rose des façades en briques, tandis que s’assombrissait le noir des pierres vétustes, dans cette cité gothique de terreur, de mystère et de rêve qu’est Notre-Dame.

Le docteur Guéméné, par la rue du Cloître, gagna le Parvis et enfin l’Hôtel-Dieu. À mesure qu’il approchait du but, ses traits révélaient une inquiétude croissante. Quand il déboucha sur le Parvis, ce vaste espace vide lui donna le vertige. À l’aspect des lourdes bâtisses grises de l’hôpital, hérissées de cheminées et de ventilateurs, ses paupières battirent légèrement. Il entra.

— Mademoiselle Herlinge est-elle arrivée ? demanda-t-il au premier infirmier qu’il aperçut dans le long couloir claustral.

— Elle passait ici à l’instant, monsieur… il n’y a pas cinq minutes.

— Merci.

Une cohue d’infirmiers, de malades, d’externes qui arrivaient, piétinait dans le vestibule d’entrée. Guéméné pressa le pas, avec l’impression que tout ce monde le dévisageait, et il pénétra dans la cour centrale.

Elle s’allongeait princièrement, en terrasses successives, avec ses degrés de pierre, son gravier jaune, ses parterres fleuris, jusqu’au portique de la chapelle lointaine qui en ferme le fond. D’aériennes galeries à larges arcades, superposées d’étage en étage, l’enclosaient. Le docteur Guéméné leva la tête ; son visage s’illumina : il avait aperçu, à la balustrade de la troisième galerie, là-haut, une femme accoudée.

Guéméné aimait cette femme. Il le lui avait écrit la veille, sollicitant un entretien, la priant de l’attendre à cette terrasse si elle ne le repoussait pas.

C’était Thérèse Herlinge, l’interne du grand Herlinge de l’Institut, son propre père. Elle achevait à l’Hôtel-Dieu, sous la direction paternelle, ses études médicales. On y entourait de respect son mérite personnel et le nom qu’elle portait. D’ici Guéméné pouvait reconnaître sa taille mince et distinguer son chignon noir.

Alors un bien-être d’ivresse l’inonda. L’hôpital, avec ses galeries, ses colonnes, ses arcades, ses balcons, sa passerelle, sa théâtrale architecture, sa noble massivité, lui apparut comme le palais moderne convenant à cette moderne princesse de Science. Elle y régnait. Elle en était la châtelaine et, pareille aux nobles dames d’autrefois, mais serrée dans un fourreau de toile bise, avec son tablier d’interne noué aux reins, accoudée aux balustrades de sa terrasse, elle regardait venir à elle celui qui l’aimait.

Le jeune médecin croyait modérer sa hâte et régler son pas : il courait presque en montant les étages. Il arriva ; elle se retourna, sourit et lui tendit la main. Il prononça, frémissant :

— Alors… c’est oui ?

— Attendez, attendez ! fit-elle en riant très loyalement. Je veux causer avec vous, il me faut vous connaître mieux : vous étiez pour moi jusqu’ici le meilleur des camarades, voici que vous m’apparaissez sous un aspect nouveau. Je suis moi même très troublée, je vous assure, très troublée…

On ne l’aurait pas dit. Sa fière beauté de brune, plus faite de noblesse que de grâce, ses yeux superbes, exprimaient le contentement puissant et serein de la femme qui se sait aimée. D’une main ferme, elle lissait, en un geste habituel, le casque de cheveux noirs qui lui prenait la nuque. Un duvet très fin naissait au coin de ses lèvres ; elle avait, dans l’épanouissement de ses vingt-cinq ans, l’air d’une reine.

Elle continua :

— Nous ne pouvons rester sur cette galerie : les malade y vont et viennent, et, par les portes vitrées, les infirmiers nous épieraient. Pour les choses graves que nous allons dire, mon petit laboratoire conviendra mieux, n’est-ce pas, Guéméné ?

Il y eut une imperceptible nuance affectueuse dans cette façon d’appeler son compagnon d’études, et elle l’entraîna vers l’intérieur des bâtiments, où l’on pénétrait de plain-pied ; son sourire avait une expression nouvelle de recueillement, de satisfaction, de bonté.

Son laboratoire d’interne, contigu à la salle des malades, était encombré de fioles, d’éprouvettes, de pièces anatomiques, de bocaux et de livres. Dans le désordre de la table poussée contre la fenêtre, se voyait un microscope. À droite, une étuve qui ressemblait à un coffre-fort contenait des bouillons de culture. Un bec de gaz à chalumeau dont le ronflement emplissait l’étroit cabinet chauffait l’appareil. La jeune fille débarrassa l’unique chaise d’une sorte d’aquarium où des souris blanches grouillaient dans de l’ouate, et, faisant signe au docteur de s’y asseoir, elle s’installa dans son fauteuil de travail.

— Oui, commença-t-elle, votre lettre d’hier m’a bien étonnée. Car enfin il y a, je crois, quatre ans que nous nous connaissons. Un an d’externat à la Charité, où je vous ai rencontré pour la première fois, deux ans d’internat aux Enfants-Malades, où nous avons été nommés ensemble, et cette année que je termine ici, au cours de laquelle je vous ai vu si souvent à la clinique de mon père, voilà le bail de notre vieille amitié. Or, pendant tout ce temps, vous avez été le plus complaisant des camarades, le meilleur, celui que j’estimais le plus ; mais que vous m’aimiez je ne m’en serais jamais doutée, par exemple !

— Thérèse, reprit Guéméné, s’abandonnant tout à coup à la familiarité du prénom, moi aussi, je l’ignorais ; j’ai longtemps travaillé à vos côtés, comme un bon élève auprès d’un autre bûcheur, sans vous voir. Je n’admettais pas la femme-médecin, pas sa « mentalité », pas son opportunité ; il a fallu ce caractère exquis, cette nature qui vous rend sympathique à tous, pour me montrer en vous, peu à peu, une amie intelligente et droite. J’ai joui de votre présence continuelle, inconsciemment. Vous vous êtes emparée de moi très doucement, par un charme tellement subtil et incessant que je ne l’ai pas senti. L’agrément que je trouvais près de vous, je l’attribuais à votre intelligence et à votre humeur délicieuse. À la salle de garde, j’aimais vous avoir pour voisine, sans songer de quelle incomparable vie à deux ces repas pris côte à côte, dans le vacarme de la gaieté ambiante, pouvaient être le prélude. De jour en jour, vous me pénétriez de vous, de votre esprit joyeux, de votre regard si franc, et, lorsque je quittai les Enfants-Malades pour m’établir, je pus mesurer le vide que laissait dans ma vie votre absence… Le besoin que j’eus alors de vous m’éclaira. J’ai connu ce que vous étiez pour moi, un soir d’indéfinissable ennui, en vous retrouvant dans un groupe photographique d’internes, pris l’an dernier aux Enfants-Malades. Oh ! Thérèse, vous ne saurez jamais ce qui s’est passé en moi quand j’ai revu votre chère image et que mon cœur trop lourd s’est déchargé en sanglots et en larmes, en larmes d’enfant, en larmes passionnées, pour avoir reconnu votre mince blouse blanche et votre chignon noir, dans le fond un peu flou de cette photographie !

Son émotion, sa pâleur, son tremblement, touchèrent la froide fille ; elle dit gravement :

— Mon bon Guéméné, vous m’aimez tant que cela ?… Merci…

Il lui prit les deux mains qu’il broya dans les siennes, puis, secouant la tête, lentement il balbutia :

— Jamais… jamais… je ne pourrai vous dire à quel point je vous chéris, Thérèse.

Et, en même temps, il eut l’orgueil de lire en cette femme, uniquement occupée jusqu’ici de ses études, un trouble nouveau. La vie sentimentale s’éveillait en elle. Il la tenait déjà à demi enchaînée, et, sans révolte, elle laissait river à ses nerveux poignets de vierge « cérébrale » ce premier anneau de servitude qu’étaient les mains amoureuses du jeune homme. Celle dont l’apparence impassible annonçait une créature exempte de rêve et d’émotion se révélait mystérieuse et vibrante. Avec une timidité qui étouffait le son de sa voix, elle murmura :

— Fernand…

Ils eurent quelques minutes de silence et de recueillement, puis mademoiselle Herlinge reprit :

— Certes, je ne pensais guère au mariage. Depuis que je suis étudiante, je vis entourée de garçons ; ils n’ont jamais songé à me faire la cour. C’est de l’ennui que naît souvent cette idée chez les jeunes filles. Dieu merci, je n’ai guère eu le temps de m’ennuyer. Pourtant, j’ai plusieurs fois souhaité d’être aimée. Chose curieuse, sans en faire aucun cas, j’enviais l’amour ; ce ne furent d’ailleurs jamais que de vagues et passagères imaginations, touchant un avenir lointain et vague. En toute sincérité, Fernand, je ne vous aime pas encore, mais peut-être cela viendra-t-il : je vous estime tant, mon ami !

Elle eut un sourire qui ressemblait à une éclosion de tendresse. Le docteur dit, à son tour :

— Vous portez un nom illustre ; une carrière glorieuse vous attend. Je ne suis qu’un médecin de petites gens, sans éclat, sans fortune ; j’ai dû patiemment attendre la formation d’une clientèle avant de vous offrir ma vie. Pourtant, Thérèse, ce pain quotidien une fois assuré, je n’ai pas hésité à vous demander d’être ma femme, avec la certitude que le bonheur dont je vous entourerai fera, dans notre mariage, mon apport digne du vôtre. Vous n’êtes pas une jeune fille que séduisent les vanités. Je suis un honnête homme et je vous aime, tout simplement. Voulez-vous de moi ?

— Oui, prononça-t-elle, très émue et très grave.

Il eut comme un sursaut de bonheur éperdu, et, cachant sa tête dans ses mains :

— Je suis trop heureux ! je suis trop heureux !

Quand il releva les yeux, Thérèse le regardait, étonnée, attendrie et nouvelle ; leurs prunelles se rencontrèrent, un moment, pour échanger d’ineffables pensées qui les lièrent plus que bien des paroles. Le bec de gaz à chalumeau lançait toujours, sous l’étuve, le sifflement de son dard de flamme. La minuscule architecture de cuivre du microscope luisait devant la fenêtre. Un fragment de cervelle humaine flottait dans un bocal, et, dans un autre, une membrane blanchâtre, produits d’une autopsie récente.

Le jeune homme parcourut des yeux ce laboratoire où la singulière fille s’emprisonnait des heures entières, pour s’astreindre à ses masculines études. Une grande fierté le prenait à la pensée que, dans cette femme en apparence toute de cerveau, il suscitait, en cette minute, par les forces de son amour, une vraie jeune fille émue et frissonnante, l’idéale compagne, sa fiancée :

— Vous ne regretterez rien, Thérèse ? demanda-t-il tout à coup.

— Je ne regrette jamais les décisions que j’ai prises, répondit-elle avec une assurance virile. D’ailleurs, je sais que vous ne me décevrez pas, mon bon Guéméné.

— Le bonheur que je vous promets sera de ceux qui durent. Si je le savais transitoire et trompeur, l’aurais-je offert à une femme telle que vous ? Mais je me demande si ce sera assez de tout mon dévouement pour vous faire oublier l’ancienne vie. Vous la désiriez bien avidement, pour l’avoir choisie envers et contre tous, riche, belle et heureuse comme vous l’étiez. Ne regretterez-vous pas vos études, l’avenir auquel vous renoncez et qui s’indiquait si beau, cette médecine à laquelle vous preniez un si ardent intérêt ?…

— Mais, je n’ai pas besoin de renoncer à la médecine pour devenir votre femme !

— C’est pourtant ainsi que je l’entendais, Thérèse.

Mademoiselle Herlinge devint très pâle,

— Vous me demandez… vous me demandez cela ?

Un instant leur trouble les rendit muets l’un et l’autre, et ils se regardèrent avec effroi. Puis l’étudiante eut ce nouveau cri :

— Renoncer à la médecine !

— Oui, Thérèse, reprit sourdement Guéméné, je vous veux tout entière.

Elle secoua la tête avec une légère tristesse.

— Non, non ; ne me demandez pas cela : je sens, je sais, que je ne le pourrai pas. Songez que depuis soixante-dix mois j’ai donné à cette chose-là toutes mes énergies, toutes mes facultés, toute ma volonté. Mon métier est dans moi et, voudrais-je l’abdiquer, il me dominerait encore ; je suis médecin, toute, toute !

Et elle eut un geste convulsif des deux mains, comme pour retenir en soi cette subtile possession de son art, si durement acquise, si passionnément gardée.

— Vous parlez ainsi, Thérèse, parce que la vie affective est neuve en vous, que vous ne la connaissez pas bien ; vous demeurez encore trop étudiante pour être femme, complètement. Peu à peu, l’amour tuera l’étudiante en vous, et, à l’heure où s’épanouira votre âme féminine, vous comprendrez enfin pourquoi je réclame de vous le don absolu, sans réticence, sans arrière-pensée. Bien plus, vous en éprouverez le désir, la soif, comme une vraie femme !

— Une vraie femme ? Mais je le suis, je pense, et intégralement, puisque j’ai conquis toute l’intellectualité possible ! La demi-femme est celle dont le cerveau reste atrophié. Et vous voudriez que je me rapetisse à cet état ? En vérité, je me demande quelle est votre pensée, mon pauvre Guéméné !

— Ma pensée, vous la voulez ? Eh bien ! je suis un homme, je cherche ma compagne, pour faire ma vie avec elle, parce que c’est la loi, parce qu’il me faut un foyer, et une gardienne à ce foyer. Je veux bien trimer tout le jour, courir de maison en maison, ausculter des cœurs, faire cracher de vieux asthmatiques, délivrer des femmes, palper des nouveau-nés, constater des décès, mais à condition que cette partie assommante de la vie, qu’on appelle le métier, une fois accomplie, je trouve ma maison douce et une amie qui m’y attende. Cette amie, — je suis peut-être égoïste, mais je suis un homme et un homme normal, — je la veux pour moi seul. Je ne partagerai pas ma femme avec tout le monde… Ha ! ha ! ha ! le mari de la doctoresse, ce serait charmant !

Brutalement, il s’était levé en repoussant sa chaise, et il tournait comme un malade en fièvre autour du laboratoire exigu. Puis, tout à coup, saisissant Thérèse par les poignets :

— Vous m’échappez, je sens que vous m’échappez ! Restez-moi, Thérèse… je vous aime… pardonnez-moi ma violence. J’ai rêvé d’un tel bonheur auprès de vous, dans la traditionnelle intimité conjugale ! ne me dites pas que c’est bourgeois et démodé : ce bonheur que je souhaite, il est de tous les temps, parce qu’il est sain et naturel. La femme est faite pour la maison. Nous ne serions pas heureux, Thérèse, si vous couriez la clientèle, les cliniques, les hôpitaux, et si, au lieu d’être votre but, la famille vous devenait une entrave. Il ne faut pas manquer notre vie, bâtir notre foyer en aveugles. Je vous parais très encombré de préjugés, n’est-ce pas ? Je ne suis pas un rétrograde cependant ; je veux les femmes libérées, lucides et pensantes. J’ignore de quoi est né mon amour pour vous ; peut-être m’est-il venu de vous avoir beaucoup admirée. En tout cas, l’égalité intellectuelle qui sera entre nous me semble constituer le meilleur élément de notre bonheur. J’aime votre lumineuse pensée, j’en suis orgueilleux, mais je réclame d’en jouir seul.

Les traits un peu durcis, ses belles prunelles limpides et glaciales revenues à leur habituelle expression, mademoiselle Herlinge méditait ardemment sa défense. Elle reprit, en apaisant l’accent de révolte qui faisait trembler sa voix :

— Pourquoi réclamez-vous de moi ce que vous auriez bien garde de me donner : la vie intégrale ? Je m’explique. Vous estimeriez — à bon droit — mes prétentions excessives, si j’exigeais de vous, en gage d’amour, l’abandon de votre carrière ? Pourtant je suis médecin au même titre que vous ; nous avons fait des études semblables ; je possède des diplômes pareils aux vôtres : vous êtes docteur, je le serai d’ici peu… Quelle différence voyez-vous entre nous ?

— J’en vois une grande : cette passion que vous cachez en vain sous votre calme, cette convoitise qu’excite en vous la profession médicale. Vos âmes sereines de cérébrales ne connaissent que cette ardeur, mais vous en êtes dévorées… et c’est nécessaire ! Sans cet appétit violent de science et de diplômes, — parfois de diplômes seulement — vous verrait-on vous transformer en êtres d’exception, vous exténuer à des études qui dépassent vos forces, affronter une vie difficile, abdiquer des traditions délicates, remonter, avec une vigueur plus que masculine, le torrent des conventions et de l’habitude ?… Combien notre zèle est moins grand ! La carrière, vers laquelle il faut qu’un goût si vif vous entraîne, s’offre naturellement aux jeunes hommes et ils y abondent. Ils peuvent ne prendre à leurs cours qu’un intérêt secondaire — une promenade par le Quartier Latin, quelques stations dans ses brasseries, nous ont vite édifiés à cet égard — et devenir, par la force des choses, des médecins très sortables. Bref, l’homme accorde à ce métier, comme à tout autre, le temps et l’intérêt indispensables, par obligation, par devoir, mais il se réserve sa personnalité vraie, que n’accapare pas la profession. La femme, au contraire, s’y noie toute, avec ses qualités, ses aptitudes, ses faiblesses, sa sensibilité, ses affections… Tenez, à ma première autopsie, dès que le bistouri eut crevé le thorax du cadavre, on entendit un bruit mou sur les dalles : c’était votre serviteur qui perdait connaissance et s’affaissait comme une loque. Parmi mes camarades, beaucoup m’ont confessé la même aventure, et il est peu de jeunes étudiants qui, au spectacle de ce dépeçage humain, n’aient éprouvé d’abord de profondes sensations d’horreur. Ça passe, Dieu merci !… Or, je vous ai vue, lors de vos débuts à la Charité, faire de la dissection ; vous aviez la main suffisamment sûre, et à la question que je vous posais vous avez répondu fièrement : « Moi ! je n’ai jamais bronché devant le cadavre !… » Le fait est que, vous autres femmes supportez généralement cette scène macabre avec flegme, et j’ai noté que peu d’étudiantes se montraient incommodées, à l’amphithéâtre. Ainsi, nerveuses, délicates et sensibles, infiniment plus que nous, les hommes, vous demeurez impassibles, vous ignorez la répugnance physique à l’aspect de cette boucherie malodorante, tant le désir de voir, de savoir, de devenir médecin enfin, vous possède… Et vous vous étonnez, Thérèse, si, à l’idée que vous serez ma femme, je m’alarme de vous savoir dans l’âme cette passion souveraine, déformante, aveuglante ?

Mademoiselle Herlinge, pensive et attristée, repartit :

— Elle ne m’empêchera pas de vous aimer bien, Guéméné.

Il répliqua :

— Je voudrais cette tendresse de l’épouse qui s’est donnée toute à son mari, qui le réconforte, le calme, l’égaie ou le console, et reste toujours là, Thérèse, toujours… La tradition des épouses d’autrefois est bonne, elle est vraie, elle est naturelle. Tout ce qui rejette hors du foyer la vie de la femme est mauvais ; ou bien il faudrait remplacer la vieille théorie du mariage par je ne sais quelle formule de compagnonnage mixte…

Elle l’arrêta :

— Cette formule est précisément très belle, à mon sens, Guéméné. Associer deux êtres égaux, en même temps amants et amis, remédier, par un savoir et des fonctions identiques chez l’homme et chez la femme, aux malentendus conjugaux qui dérivaient jusqu’ici d’une disproportion intellectuelle, ne trouvez-vous pas cela louable et utile ?… Vous n’en êtes pas, je pense, à nier l’égalité des époux ?

— L’égalité, non, mais la similitude, Thérèse. Je ne dis pas la femme inférieure, je la trouve différente. Et, bien que tous vos efforts de femmes-médecins tendent à vous métamorphoser en jeunes hommes à jupons, vous demeurez par vos attitudes, vos idées, et avec votre science même, d’une autre essence que nous. Mille penchants secrets vous font dissemblables de ceux que vous copiez.

Mademoiselle Herlinge s’indignait sourdement. Une recherche scrupuleuse dans sa toilette, de laquelle on apercevait seulement, sous sa blouse, le sévère corsage de soie grise, démentait en elle toute tendance ridicule à se masculiniser. Elle niait de bonne foi la supériorité de l’homme, mais elle lui sentait obscurément un esprit plus précis, une volonté plus ferme, des conceptions plus audacieuses. C’était à cela aussi, sans doute, que pensait Guéméné. L’homme et la femme étaient égaux par l’intelligence, la valeur morale ; mais au premier il attribuait les hautes spéculations du cerveau, le génie possible ; à l’autre, il reconnaissait surtout la supériorité affective et sentimentale. Mais, en parlant, de « jeunes hommes à jupons » à propos des étudiantes, il avait du moins été injuste pour celle-ci.

— Nous ne sommes pas de petites pensionnaires, reprit-elle.

— Vous n’en avez pas moins les éternelles fonctions de la femme ; la grande vocation féminine vous entraîne toutes avec la même force, jeunes filles naïves ou savantes raisonneuses. Vous avez dans le sang les mêmes dévouements, les mêmes instincts tendres, Thérèse ; la nature vous a faites femmes avant que vous ayez choisi d’être médecins !

— Ah ! comme vous avez bien pris de votre race bretonne l’insupportable respect de la routine, mon pauvre Guéméné ! Eh bien ! c’est entendu ; laissons les femmes au pot-au-feu ou à leur aiguille, et verrouillons solidement la porte, surtout, pour qu’elles gardent leur place au foyer. Mais, dites-moi, que faites-vous de l’innombrable armée des filles sans dot, bloquées dans ce foyer d’où vous ne leur permettez pas de sortir, et, où vous savez bien, pourtant, que les épouseurs n’iront point réclamer d’elles l’honneur de les entretenir ? Elles mourront de faim, tout bonnement, mon cher, grâce à vos belles théories.

— Ma théorie n’est pas cruelle aux femmes, Thérèse, elle n’est pas non plus entachée de sottise. J’applaudis de tout mon cœur à l’effort de ces vaillantes filles qui, pauvres, chétives, délaissées au milieu de difficultés inouïes, dans un travail incessant, luttent magnifiquement pour se faire, malgré leur faiblesse, une place au soleil, en dédaignant l’homme qui les a négligées. Ah ! nous en avons vu, vous et moi, à l’École, de ces étudiantes au canotier de feutre, à la jupe élimée et aux yeux ascétiques, dont les doigts maigres crayonnaient le cours, fébrilement. Plus près de nous, il y a cette petite externe russe : Dina Skaroff. Est-elle assez admirable avec ses bottines rapiécées, son éternelle robe de pilou et son travail acharné ! Elle nous l’a dit, l’anatomie la rebute, elle n’y peut appliquer son esprit rêveur et léger ; mais elle passe les nuits sur ses livres : elle en est blême, le matin, et c’est ainsi qu’elle a emporté son examen de première année. Vous croyez que je n’apprécie pas à sa juste valeur une femme de cette trempe qui, sans le sou, étrangère, timide, a su se tailler une telle personnalité et mordre à la vie de cette manière ? Seulement, je me tromperais bien, si cette farouche travailleuse ne cachait pas une jeune fille vibrante et passionnée, prête à secouer sa cuirasse d’indifférence et de sauvagerie pour s’épanouir en femme complète, le jour où la nécessité de gagner durement sa vie disparaîtrait, la laissant libre d’être, à sa guise, amoureuse, épouse et mère, comme les autres ! Et voilà, Thérèse, de quelle façon j’admets les femmes-médecins. Certes, je trouverais malséant que les hommes refusent encore à celles dont ils n’ont pas voulu devenir les maris le droit d’exercer des professions où elles peuvent vivre indépendantes au même titre qu’eux ; mais, si d’aventure ils les épousent, que tout rentre dans l’ordre, et que l’homme, se faisant le soutien du ménage, comme il est juste, la femme s’abandonne tout entière à sa fonction souveraine, qui est de vivre pour son mari, pour ses enfants.

Puis, regardant Thérèse, il ajouta :

— Je vous révolte, n’est-ce pas ?

La jeune fille était très pâle.

— Non, reprit-elle avec douceur ; vous m’aimez égoïstement, comme font les hommes. Vous me demandez très simplement de me sacrifier à vous, d’immoler à votre amour tout ce que j’aime et tout ce que je suis.

Étendant la main, elle ferma le robinet du gaz. Le bec du chalumeau s’éteignit, ce qui fit un grand silence. Le soleil frappait les pièces anatomiques : un embryon, de la grosseur d’une fève, s’illumina dans l’alcool où il flottait. Thérèse reprit d’une voix attristée, et qui se faisait plus douce :

— Je ne le pourrai jamais…

Guéméné, sans répondre, eut un geste désespéré. Elle dit encore :

— Il faudra prendre avec moi mon métier… ou m’oublier.

— Je tâcherai de vous oublier, alors ! dit-il en se redressant péniblement, comme sous le poids d’un découragement infini.

Cette réponse étonna l’étudiante et l’offensa secrètement. La fille du grand Herlinge, qui ne connaissait guère encore de la vie qu’une longue suite de succès, n’entendait pas être aimée à demi. Cette belle passion poétique et romanesque, dont elle était l’objet, l’avait grisée d’abord comme un triomphe inattendu et nouveau. Il était d’ailleurs logique que cette fille jeune, vigoureuse et fière, goûtât un amour où son orgueil n’avait rien à perdre. Mais quand elle vit le don de sa personne, dont elle savait le prix en le promettant, accepté sous condition, marchandé et, au demeurant, refusé, un trouble lui vint, où la déception et le dépit avaient leur part.

— M’oublier, mon cher ? dit-elle d’une voix mal assurée. Voulez-vous parier que ce ne sera pas long ?

Il parut ne pas l’entendre. Sa poitrine se souleva d’un soupir puissant de tristesse, et, regardant la jeune fille avec les yeux éteints et sans vie de l’homme qui souffre :

— Alors… c’est fini ?…

En voyant ainsi torturé ce garçon, dont de communes études lui avaient donné une habitude ancienne et familière, qu’elle avait connu tant de mois égal, ponctuel, sensé, avec son intelligence droite, solide et un peu mystique de Breton, Thérèse eut l’instinctif regret de ce qu’elle perdait à laisser fuir un tel amour. Une minute, elle envisagea la possibilité de l’abnégation suprême. Des multiples satisfactions que la médecine donnait à son âme étrange elle eut une vision rapide. Puis il lui sembla que, privée tout d’un coup de ces satisfactions, elle demeurerait amoindrie, humiliée, une femme sans éclat, noyée dans le commun, mais prête à toutes les soumissions, libre d’appartenir sans réserve à un homme, à cet homme qui frémissait d’amour, là, devant elle.

À son tour, elle tardait à répondre. Guéméné se leva, murmurant :

— Adieu, Thérèse.

Ainsi, c’était définitif, il s’en allait. L’amour, auquel hier encore elle songeait si peu, lui était apparu, vital, profond, souverain ; il l’avait surprise ébranlée, charmée, attendrie, puis, il s’évanouissait, et l’existence d’autrefois recommencerait sévère et uniforme. C’était comme un réveil banal après un rêve délicieux. Cependant Guéméné était encore là. Qu’elle dit un seul mot, et devant elle s’ouvrirait cette vie amoureuse aux émotions progressives et intenses qu’elle avait observée chez d’autres et qui, malgré ses lucidités de femme savante, lui demeurait aussi nuageuse et obscure qu’à la plus simple et plus pure jeune fille. Elle pensa :

« Ce serait bon… »

Puis elle entendit le jeune homme ajouter d’une voix tremblante :

— Pourtant vous aviez dit oui, Thérèse ; j’aurais pu vous avoir, je pourrais partir d’ici en possédant le bonheur. Une femme telle que vous s’est promise à moi ! et je pourrais, si je le voulais, emporter dans ma maison la certitude de vous y amener un jour. Et je vous aime en insensé, et mes bras pourraient vous prendre comme une fiancée, oui, j’aurais le droit, j’aurais le droit…

— Taisez-vous ! interrompit-elle, effrayée devant l’exaltation du jeune homme ; cette porte vitrée clôt à peine, la religieuse est là qui peut vous entendre.

Il poursuivit sans plus de précautions :

— Depuis huit mois j’ai ressassé mon amour dans ma solitude, et je m’enfermais chez moi pour m’en nourrir secrètement, comme une bête qui se terre pour se repaître d’une proie précieuse. Endormi, je vous ai vue en rêve ; éveillé, je vous voyais mieux encore ; vous m’halluciniez sans cesse ; je n’ai pensé qu’à vous, je n’ai travaillé que pour vous, j’ai peuplé ma maison de votre vision mille fois répétée ; j’ai souffert, j’ai pleuré, j’ai tendu les bras vers vous, jour et nuit, passionnément. Et voici qu’aujourd’hui je vous vois, je vous adore, j’ai le droit de vous étreindre… et non, non, non ! ce sera non !

Pâle, frémissant, les poings serrés, il affirmait en coups nerveux de son talon sur le plancher, son infrangible volonté, l’indomptabilité morne de sa race, pendant que, debout devant lui, Thérèse, blême et accablée, réagissait aussi contre l’élan de pitié féminine qui, dans ce trouble, l’eût jetée avec des mots de douceur, irrévocablement, à cet homme. Tous deux formaient un couple harmonieux et beau ; la nature, leur jeunesse, insidieusement, les sollicitaient de s’unir ; mais entre eux l’orgueil s’insinuait en invincibles obstacles.

Thérèse tendit la main :

— Adieu, Guéméné… mais c’est vous qui l’aurez voulu…

Il s’écria :

— Ah ! remerciez-moi d’avoir la force de m’en aller ! Je sais quelles misères nous attendaient dans cette union équivoque où vous n’auriez été qu’une demi-épouse, où ma jalousie vous eût déchirée, où, détournée ailleurs, vous auriez laissé mes tendresses inassouvies. Je souffre bien, mais j’aime mieux pleurer mon amour intact qu’empoisonné.

— Vous ne pouvez pas comprendre, Guéméné ; moi-même je n’avais pas compris, avant ce jour, ce que ce métier a pris de moi. Ne m’en veuillez pas, je ne puis pas y renoncer, je ne puis pas ! Qu’est-ce que la banalité de l’existence à laquelle vous me conviez, auprès de ces luttes silencieuses, lentes et passionnées contre la maladie, ces plongées incessantes dans le mystère de la vie, ces spectacles de l’inépuisable physiologie ! Nul ne saura jamais ce que j’éprouve, les jours d’entrée à l’hôpital, quand je trouve dans ma salle une malade nouvelle et que je palpe le problème vivant qu’est ce corps, avec son mal ignoré qu’il faut déchiffrer, déterminer, maîtriser… Oh ! Guéméné, Guéméné, vous ne les connaissez donc pas, vous, les transes grisantes du diagnostic, et la volupté de l’auscultation et le triomphe des prévisions confirmées ?… Et quelle puissance nous détenons ! Lire ainsi dans l’invisible, dans l’obscurité des organes, lire moralement, par déductions, et voir dans le corps vivant aussi bien qu’à l’autopsie… Et l’autopsie ! quelle merveille, avec ses révélations qui viennent sanctionner tout l’échafaudage des hypothèses émises sur un cas mystérieux ! Souvent voyez-vous, j’ai frémi, pendant des auscultations difficiles, en présence de secrets que le corps vivant ne voulait pas lâcher, alors que je songeais à l’autopsie qui mettrait à nu les viscères, illuminerait nos obscurités, nos incertitudes ; oui, l’autopsie je l’ai quelquefois désirée fiévreusement, quand je savais à quelques pouces de chair, sous ma main, la réalité insaisissable de la maladie ; je l’ai désirée avec révolte, avec curiosité, comme une petite fille à qui vient l’envie de découdre sa poupée. Parfois, déroutant toutes les prévisions, le malade guérissait, remportait son corps sans qu’on eût rien connu, et l’incertitude subsistait. Mais souvent aussi la dissection se faisait. Ah ! il y a eu de belles heures dans ma vie, Guéméné !…

Il l’écoutait chanter, ardente et secouée d’enthousiasme, cet hymne à la physiologie presque indécent d’inhumanité. Il l’aurait aimée féminine et sensible dans son art, soignant pour guérir, par compassion, par bonté. Il lui aurait voulu des rêves de dévouement et de charité qu’il n’avait pas été sans connaître lui-même, au début de ses études. Une tendre pitié, quelque chose de plus raffiné, de plus délicat que la philanthropie des grands docteurs, eût été pour Guéméné la raison d’être et comme la justification des femmes-médecins. Mais il voyait, au contraire, en celle-ci, plus d’indifférence devant la personnalité du malade que n’en montrent, d’ordinaire, les étudiants.

Elle acheva :

— J’ai là une passion inguérissable. En vous promettant de m’en défaire, je commettrais une mauvaise action : elle me reprendrait.

À ce moment, un brouhaha monta de l’escalier : des voix d’hommes, un piétinement, des murmures. Thérèse releva le rideau de la porte vitrée et dit :

— Voici mon père.

Le docteur Herlinge arrivait, coiffé de sa toque noire, avec sa blouse et son tablier blanc. Derrière lui se pressait une masse d’étudiants, de médecins, de savants, hommes jeunes et vieux, parisiens ou provinciaux, élégants ou négligés, parmi lesquels on apercevait aussi des femmes. Ils formaient au célèbre médecin, dont ils venaient suivre la clinique du mercredi, une cour glorieuse. Le maître, d’un air las et détaché, traînait à sa suite cette foule de gens avides de l’entendre. Il était petit et fluet. Dans son frêle visage parcheminé brûlaient, d’une ardeur voilée, ses yeux bleus étranges. Ses cheveux grisonnants s’échappaient en touffes de la toque. La religieuse de service, venant au-devant de lui, ouvrit la porte de la salle.

Ayant jeté à Guéméné un nouvel et furtif adieu de la main, Thérèse sortit de son laboratoire et se glissa parmi le groupe d’hommes qui s’engouffrait silencieusement dans la salle. Elle avait à présenter à son père des observations sur trois entrantes ; elle le rejoignit avec peine, bien qu’on s’écartât pour la laisser passer. Elle était plus pâle que de coutume, avec un cerne noir sous la paupière.

Alors Guéméné s’esquiva. Comme il descendait l’escalier, il croisa une jeune fille pauvrement mise qui s’appuyait à la rampe pour monter. Elle portait un chapeau de paille sans garniture, sous lequel brillaient des yeux d’une extraordinaire vitalité. De sombres bandeaux cachaient plus qu’à demi son front mat.

— Bonjour, mademoiselle Skaroff ! — dit le jeune homme.

Elle tendit sa main nue, impassiblement.

— Bonjour… Vous ne venez pas écouter Herlinge aujourd’hui ?

Il répondit sans s’arrêter :

— Non, je suis pris en ville.

Et elle continua de se hâter vers le second étage, vers cette science copieuse et brillante que représentait le célèbre médecin, vers la fascinante clinique dont, fille pauvre et ambitieuse, obstinée dans son désir d’arriver, elle ne voulait pas perdre un mot.