Princesses de science/1/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 28-48).

II

Il y eut d’abord, dans le chagrin du jeune homme, une rancune et de l’amertume capiteuse qui l’aidèrent à vivre. D’ailleurs il était fort occupé. Ses matinées se passaient en visites dans cette rue Saint-Louis-en-l’Île, si populeuse et malsaine, regorgeant d’angines, de laryngites, de catarrhes et de rhumatismes. Parfois il était appelé aussi par des gens riches, dans ces hôtels silencieux et discrets, aux façades vétustés, aux balcons Louis XV, le long de ces quads ombragés qui font à l’île Saint-Louis une ceinture si archaïque et si noble. Ce jeune docteur à l’air intelligent et réfléchi avait vite plu. L’après-midi, ses consultations, dont la plaque de cuivre apposée à sa porte indiquait la clôture pour trois heures, se poursuivaient jusqu’à quatre ou cinq heures du soir. Il recevait des femmes du peuple, ou des commerçantes du quartier qui, la consultation donnée, allongeaient trois pièces de vingt sous sur la bordure de son bureau d’acajou. Lorsque le salon d’attente était vide, il lui fallait sortir de nouveau, après avoir relevé sur son carnet la liste de ses malades. On le demandait souvent sur la rive droite, quai des Célestins, et jusque dans le quartier de la Bastille.

Il rentrait tard, en fiacre, exténué, dînant quelquefois à une heure avancée de la nuit. C’était alors que l’image de Thérèse Herlinge reprenait possession de lui : il avait trop longtemps imaginé sa présence dans cette maison, avec une exaltation de célibataire amoureux et rêveur ; il ne concevait plus ce logis sans elle. Un soir, à la lueur douteuse du gaz de l’escalier dont le domestique avait baissé la flamme, il crut apercevoir sa forme mince et son chignon noir sur le palier du premier étage. Aussitôt un éblouissement le saisit, et il gagna sa chambre avec des frissons et un tremblement nerveux qui lui firent croire à un accès de fièvre. La nuit, il se réveillait brusquement, s’imaginant avoir entendu la voix de mademoiselle Herlinge ; et une sueur froide le couvrait. Quand il s’endormait, il chassait la pensée de la jeune fille, mais il y était ramené par la sensation d’une main de femme qui se serait posée sur sa nuque ; et il croyait reconnaître jusqu’au froid d’une bague d’or qu’elle portait à l’annulaire droit.

Bientôt il ne fut plus capable de s’absorber dans son métier, et il devint la proie d’une illusion ardente et troublante pendant ses consultations : la porte du salon d’attente, contigu à son cabinet, ne s’ouvrait pas pour quelque nouvelle arrivante sans qu’il crût reconnaître le pas de mademoiselle Herlinge. L’idée que celle-ci, revenant sur sa décision et se laissant convaincre, abdiquerait sa profession pour se donner à lui, le hantait souvent. Alors il imaginait aisément qu’avec sa liberté d’étudiante elle aurait osé cette démarche délicate et digne, de venir se promettre ici même, pour le surprendre mieux et jouir de son bonheur éperdu. Il l’attendait perpétuellement, sans lassitude, sans réflexion. Mais quand il allait chercher les clients au salon d’attente pour les introduire, l’un après l’autre, dans son cabinet, et que d’un regard circulaire il parcourait toute la pièce, il endurait chaque fois la même déception à ne voir pas Thérèse.


Un jour, passant sur le quai aux Fleurs, il l’aperçut de loin. C’était jour de marché. Le trottoir, encombré de géraniums, de bégonias et de reines-marguerites, ces fleurs de l’été, n’était plus qu’un long parterre multicolore déroulé le long du parapet. Et la silhouette mince et noire de Thérèse se découpait là-bas, arrêtée dans sa marche, infléchie légèrement vers un carré de lumière rouge, crue et vibrante que dessinait à terre une masse de géraniums en pots.

Guéméné, sans réflexion, hâta le pas vers elle. Une fois encore, sous la forme de cette femme, le bonheur apparaissait devant lui. Son mouvement fut le geste impulsif d’un homme vers le bonheur. L’idée d’une transaction avec la fière étudiante lui était déjà venue et se précisait dans son cerveau avec la rapidité des résolutions désespérées.

Il approchait, elle se retourna, le vit :

— Tiens ! Guéméné !

Le sourire qu’elle eut rassura le jeune homme. Il était cependant très ému, et balbutia des mots incohérents en lui serrant la main.

— Quoi ! reprit-elle, vous voudriez causer sérieusement avec moi, ici ?… Le pouvons-nous, Guéméné ?

Et ses lèvres possédaient toujours ce beau sourire, paisible, doux, légèrement affectueux, qui indiquait, dès ces seuls mots, le ton de l’entretien.

Il reprit :

— Oui, nous le pouvons. Ce sera très bref. J’ai tant souffert depuis l’autre jour, que j’ai cherché une issue au dilemme qui nous enferme. Je crois l’avoir trouvée. Il me faut vous la dire tout de suite, ici même, entendre enfin les mots qui vont peut-être vous faire mienne, Thérèse…

Tant d’amour contenu vibrait dans ces paroles, dans tout l’être du jeune homme, que l’étudiante, malgré son calme, dut détourner les yeux. Elle vit l’asphalte du quai désert, silencieux, blanc de soleil. Nul passant, à cette heure avancée de la matinée, nulle voiture, ne venaient y mettre un bruit ou une ombre. L’odeur violente des géraniums surchauffés saturait l’air. Les bâtiments extrêmes de l’Hôtel-Dieu finissaient ici en mornes murailles de prison.

— Je vous écoute, fit-elle froidement.

Au fond, elle souhaitait la possibilité d’un accord entre eux qui concilierait l’attachement à sa profession et son obscur désir d’aimer. Cette démarche de Guéméné, aujourd’hui, lui semblait une concession première. Ses yeux s’allumaient de curiosité.

— J’ai pensé, reprit très simplement le jeune homme, que j’étais fou de réclamer de vous ce sacrifice, l’autre jour. Une femme comme vous n’abandonne pas sa carrière. La supériorité de votre intelligence vous défend la vie frivole que mènent généralement les femmes. Mais il me semble que parallèlement à l’existence agitée, tumultueuse et anormale de la doctoresse, il en est une autre, également digne de vous dans sa tranquillité lumineuse. C’est celle d’une femme de science qui, sans quitter la maison ni le rôle qui l’y retient, travaille cependant, donne libre cours à l’activité de son cerveau, poursuit, dans son cabinet avec ses livres, dans son laboratoire avec ses expériences, son rêve d’études incessantes. Ah ! Thérèse, je vous vois ainsi dans l’intérieur que nous nous ferions. Comme vous seriez bien la femme nouvelle et idéale ! Gardienne du foyer, vous vous partageriez entre ses soins et vos profondes, vos discrètes études. Vous êtes l’amie de madame Lancelevée, la doctoresse de la Présidence : voyez-la dans son laboratoire. Vous aussi…

Elle l’interrompit, indignée :

— Un laboratoire ! Voilà ce que vous m’offrez ? J’ai rêvé l’incomparable activité du médecin, le contact avec toute une humanité : ce petit monde complet qu’est la clientèle et dont on se fait à la fois l’ami, le maître moral et le sauveur. Comme champ d’expérience, j’ai voulu le corps humain vivant, vibrant et souffrant. J’ai ambitionné le rôle du guérisseur. Je me crois destinée à cette mission de combattre la souffrance humaine. Véritablement je me sens des énergies suffisantes pour cette vie intense et féconde qui vaut dix autres vies de femmes. Et j’aboutirais à la réclusion dans le laboratoire ou le cabinet de travail, avec quelques fioles où se nourriraient des bacilles, des réactions micrographiques de cellules, un peu de vie chimique, et la pathologie sous forme d’in-octavo ornés de figures coloriées hors-texte, n’est-ce pas ?… Non !… Guéméné, vous me connaissez bien mal pour me proposer cela. Il me faut l’exercice de ma science, la pratique médicale, et non pas de stériles études. L’hôpital me magnétise, le malade m’attire. Je veux le vrai succès, le triomphe propre du médecin : la victoire sur la mort.

Ils s’étaient avancés, en marchant, vers le pont Notre-Dame. À cet instant, tous deux s’arrêtèrent. Thérèse toute pâle frémissait encore de l’excitation de sa théorie. Guéméné ne répondit rien tout d’abord. Une marchande de fleurs s’avança, leur proposa des héliotropes en pots dont les houppes violettes jetaient dans l’air un parfum d’encens qui rappelait l’église. À la fin, Guéméné prononça :

— Eh bien… cela suffit… je n’insisterai plus. Adieu.

— Mon pauvre Guéméné ! murmura Thérèse, en lui serrant la main dans un mouvement de pitié qui offensa le jeune homme.

— Laissez ! fît-il en se redressant avec effort, moi, je tâcherai d’avoir les énergies qu’il faut pour vaincre l’amour.

Elle eut comme un geste pour le retenir encore, mais il la salua et, faisant volte-face, reprit le quai dans la direction de l’Île Saint-Louis.

Une diversion pénible l’attendait à la maison et vint l’arracher à ce marasme où son cerveau courait un danger insidieux et certain. Son domestique lui remit le « petit bleu » suivant où les mots couraient illisibles et fous :

Mon cher Fernand,
Ma pauvre amie n’est plus ; viens me voir.
Eugène Guéméné

Dans l’état de sensibilité fiévreuse et exaspérée où l’avait mis sa rude résistance à son amour, le jeune homme éprouva, en recevant ce message, comme le coup d’un chagrin personnel qui l’anéantit un instant et lui étreignit le cœur cruellement. Le Guéméné qui lui écrivait ce télégramme était un de ses oncles, médecin comme lui, et qui avait exercé à Châteaulin, en Bretagne, jusqu’au jour où l’état désespéré de sa femme, dont il était, après douze ans de mariage, inconcevablement amoureux, l’avait amené à Paris, près des grands spécialistes.

Fernand se rappelait encore leur arrivée à la gare d’Orsay, huit mois auparavant, et l’aspect de cet homme jeune encore, amaigri par la douleur, dévorant des yeux sa malheureuse compagne qui, exténuée par le voyage, affectait encore une gaieté factice et une vaillance invraisemblable pour illusionner son mari.

Elle avait quarante ans, et c’était une femme étrangement captivante qu’on ne pouvait oublier quand on l’avait une fois vue. Elle souffrait d’un mal interne qui altérait lamentablement son beau visage ; ses cheveux grisonnaient prématurément, mais le feu secret de la fièvre, et peut-être aussi l’amour qu’elle rendait en échange du culte passionné dont l’entourait son mari, allumaient d’une véritable splendeur ses grands yeux bruns et doux. Cependant ses prunelles magnétiques, son front superbement intelligent, cette menace de la mort qui semblait rôder autour d’elle, son aspect de personne d’élite, contribuaient moins à son prestige que cette inlassable passion qu’elle excitait chaque jour plus forte, en dépit de la maladie, de la décomposition lente de son beau corps.

Ils s’étaient installés boulevard Saint-Michel, en face du Luxembourg. Fernand allait souvent y prendre des nouvelles de la malade. Il avait assisté à la sanglante opération qu’avait tentée Artout, le grand gynécologue, et après laquelle le mal s’était aggravé. Madame Guéméné le recevait toujours, s’émaciant de plus en plus, affaiblie, presque aphone, mais demeurant gaie, spirituelle et sereine, par compassion pour le compagnon qui, debout au pied du lit, ne détachait pas d’elle ses yeux navrés. Elle ne parlait jamais de la mort qu’elle savait prochaine, mais uniquement de littérature et d’art. Son mari s’efforçait à soutenir le ton allègre de la causerie. C’était pitié de les voir jouer l’un et l’autre cette comédie de la quiétude alors que leurs âmes défaillaient à l’idée de se séparer bientôt.

Le jeune homme repassait dans son esprit ces visites. Elles n’avaient pas été sans influence sur sa vie sentimentale. Cette passion noble et douloureuse, d’un parent à peine plus âgé que lui de dix-huit ans, lui avait inspiré, d’une passion semblable, un désir philosophique et ambitieux. Il avait envié cette héroïque tendresse. Elle ne contribua pas peu à mêler d’un mysticisme exalté son amour pour mademoiselle Herlinge.

Et c’était maintenant de cette admirable créature, si adorée, qu’on lui disait : « Ma pauvre amie n’est plus ! » Comment un si puissant amour n’avait-il pas su la retenir ? Elle lui avait toujours paru supérieure aux lois communes ; il semblait qu’elle ne pût pas mourir ainsi qu’une autre femme. Mais on lui écrivait qu’elle n’était plus, pt le malheureux amant avait lui-même tracé les mots de sa misère.

Alors Guéméné la revit, avec ses beaux yeux passionnés dans sa face terreuse encadrée des blanches broderies de l’oreiller, et ses cheveux grisonnants et touffus, strictement ondulés sur les tempes. Un flot de rubans bleu pâle se mêlait, sur sa poitrine, aux valenciennes de la chemise de nuit ; sa main délicate et frêle s’y jouait dans un geste familier… Et le jeune homme fondit en larmes en songeant qu’il eût aimé mademoiselle Herlinge de cette même passion tendre et sans bornes que la morte avait inspirée.

Surmontant l’épouvante qu’il avait de la douleur du veuf, il se rendit boulevard Saint-Michel. Comme l’ascenseur, les deux portes ouvertes, le jetait sur le palier du quatrième étage, qu’habitaient les Guéméné, il se trouva vis-à-vis d’une femme qui sortait de l’appartement mortuaire. C’était une assez jolie blonde, vêtue de noir, d’un embonpoint très notable ; elle leva les bras au ciel.

— Je suis bouleversée ! bouleversée !

Puis serrant la main du jeune homme :

— Ah ! mon pauvre docteur ! vous allez avoir le cœur crevé. Je n’avais jamais connu pareille malade. Cette femme-là était renversante, positivement !

— Attendiez-vous la fin si prompte ? demanda-t-il.

— Oui. Depuis cinq jours il y avait des complications péritonéales ; vous savez… on ne s’y trompe pas. Puis la septicémie s’en est mise. Artout est venu, hier, pour confirmer ce que je pensais : c’était fatal. Ah ! nous avions là un sacré cas, je peux le dire.

Puis, secouant vigoureusement la main de Guéméné :

— Pardon, je me sauve. J’assiste Artout ce matin, dans une opération : je dois être dans trois quarts d’heure avenue Kléber… Ah ! il est gentil pour moi !…

Guéméné se détourna pour la suivre des yeux, ronde, vive et brutale, descendant à la hâte l’escalier dont elle battait le tapis de ses bottines larges et neuves qui criaient… Et il avait peine à voir un confrère dans cette doctoresse-accoucheuse aux allures de sage-femme endimanchée, affairée, besogneuse, acceptant, pour nourrir ses quatre enfants, plus de clients que n’en comportaient les heures du jour et celles de la nuit, — sachant d’ailleurs par cœur tous ses livres de pathologie, et capable de les réciter d’un bout à l’autre sans erreur. — Elle exerçait, rue de Buci, dans un entresol où les malades ne pouvaient se faire entendre d’elle à cause du fracas des omnibus et des camions ; elle y donnait des consultations à vingt sous. Mais Artout, son ancien maître, qui la protégeait, la recommandait à certaines clientes riches. Il appréciait la précision de sa mémoire, sa docilité à l’enseignement qu’elle tenait de lui, l’application qu’elle en faisait scrupuleusement, presque mécaniquement. Il l’avait coulée dans un moule dont elle ne s’évaderait pas, et, pour cette raison, il reversait sur elle un peu de la confiance qu’il avait en lui-même, — ce qui ne l’empêchait pas de dire, entre confrères : « Jeanne Adeline, ah ! oui, elle m’assiste quelquefois dans mes opérations… C’est mon bras gauche ! »

Et Guéméné, qui entendait encore le bruit de sa bottine se perdre vers les étages inférieurs, pensa dans une grande tristesse :

« L’idéal de Thérèse !… »

Puis il sonna. L’appartement, lorsqu’on lui ouvrit, s’offrait obscur comme un sépulcre. La chambra de madame Guéméné se trouvait au fond du vestibule. Sur la pointe du pied, il entra.

Deux candélabres d’argent, garnis de bougies, brasillaient sur une table voisine du lit. La morte, avec ses fins doigts de cire croisés sur un crucifix, en était illuminée. Des vapeurs de phénol flottaient dans l’air. Au chevet, immobile dans un fauteuil, le dos tourné à la porte, un homme veillait. Il ne bougea point pour voir qui entrait, mais Fernand reconnut le veuf et eut, pour la première fois, la perception nette de ce qu’endurait son malheureux parent.

Les yeux secs, le corps droit, comme insensible, les deux mains à l’appui du siège, il regardait sa femme morte. Il devait être là depuis longtemps, depuis la veille sans doute, depuis l’heure du dernier soupir, et il n’avait pas détaché les yeux du cadavre. Son souffle paraissait seulement un peu plus fort que de coutume.

Le jeune homme lui posa doucement la main sur le bras. Alors Eugène Guéméné tressaillit et reconnut son neveu ; sans desserrer les lèvres, il fit de la tête un signe affectueux et reprit sa contemplation.

— Mon pauvre oncle ! mon pauvre oncle ! balbutia Fernand.

Et, fasciné par la morte, lui aussi ne vit bientôt plus qu’elle. Ses longs cheveux blanchissants, que le mari sans doute avait maladroitement nattés, retombaient d’un côté, en masse, sur la tempe froide et polie comme un marbre. Dans la face ensommeillée, un crayon noir semblait avoir dessiné les traits, d’un tracé large et brutal. Les narines étaient béantes. La beauté de ce visage mourait à son tour, lentement, comme un portrait qui s’efface.

« Qu’êtes-vous devenue, belle tantine ? pensait le jeune homme angoissé, où êtes-vous allée ?… Qu’y a-t-il de commun entre votre personne charmante, aux séductions incomparables, et cette triste forme que je vois ? ».

Et il ne se lassait pas de regarder cette rigide statue qu’avaient animée tant de passion, tant de gaieté, tant d’esprit, qui emporterait dans le cercueil tant de caresses et de baisers, et le secret de l’ineffable extase dont, douze années durant, elle avait enivré un homme. Mais Fernand, comme ceux que le deuil n’atteint pas dans leurs forces vives, acceptait déjà la mort, et ne voyait plus dans ce lit qu’une dépouille. Le pauvre amant, lui, s’obstinait à y retrouver sa compagne et il demeurait là, pour se repaître de cette vue jusqu’au bout.

Hypnotisé, ardent, mystérieux, il dévorait encore du regard ce qui bientôt lui serait ôté pour toujours. C’était un homme élégant et fin ; des cheveux gris, taillés en brosse, découvraient son front large ; ses moustaches brunes s’argentaient vers les pointes. Il semblait que le souverain amour qui avait rempli sa vie lui eût laissé un air de douceur grave et rêveuse, la marque d’une intense vie intérieure.

Son silence, pourtant, inquiéta son neveu ; les larmes eussent été moins impressionnantes que ce coma. Fernand voulut les provoquer.

— Vous souffrez, fit-il, avec la timidité délicate des jeunes hommes qui ne savent point par quels mots exprimer ce que la moins expérimentée des femmes saurait dire aisément, votre chagrin n’a pas de nom et vous ne pouvez pleurer.

— Je crois que je ne souffre pas, murmura le veuf, sans détacher les yeux du visage endormi qu’il aimait ; tant que je l’ai là, devant moi, je ne me sens pas souffrir. Il ne m’est pas possible de concevoir ce qui va se passer… après.

— Ah ! pauvre, pauvre tantine ! pourquoi vous en être allée ! s’écria tout à coup le jeune homme dont les nerfs exaspérés ne surent plus maîtriser l’émotion.

Et, tressaillant tout à coup, à une intuition plus nette de la mort, il s’écarta du lit, le poing au front, tout crispé, secoué de spasmes, pendant que le mari, morne et comme inconscient, reprenait, dans son amoureux orgueil :

— La pauvre amie n’était pas seulement belle ; elle était devant moi pareille à une lumière, elle était mon soleil. Comment une simple femme peut-elle détenir de tels rayons de vie pour qui l’approche ?… Mais n’était-elle qu’une femme ? Combien en ai-je vu qui n’avaient, de ma pauvre amie, que l’apparence ! Jamais une autre, tu entends, jamais une autre ne méritera d’être comparée à celle-là !

Et il ne pleurait pas, mais il contemplait amoureusement la morte ; et celle qui jadis s’émouvait avec délices aux tendres propos de son mari demeurait sourde et insensible.

Il continua :

— Elle était plus douce encore qu’on ne l’a su, car le mal la torturait, et moi qui connaissais de son âme les plus subtils secrets, j’ignorais toujours si elle souffrait. Oh ! oui, douce et vaillante, jusqu’à la fin, jusqu’à la dernière minute où elle m’a souri…

Calme et serein, il semblait ne parler que pour elle. Il poursuivit :

— Mais tant que je la vois ici, je n’ai pas le sens de mon malheur…

Ce flot de paroles passionnées disait l’état de crise passagère où sa douleur s’anesthésiait elle-même à force d’intensité ; mais bientôt il se tut. L’effrayant silence reprit dans le crépuscule de la chambre ; les bougies s’usaient lentement ; leurs flammes s’allongeaient en de courtes vibrations ; des fleurs exhalaient leur parfum ; dans l’air une mouche invisible et sinistre bourdonnait. Les deux hommes respiraient et souffraient, tandis que la morte inexorable refusait de communier à la vie ambiante. On entendait aussi le frêle battement de la pendule qui mesurait, seconde par seconde, rigoureusement, les heures de la présence funèbre.

Fernand Guéméné tout à coup éprouva une gêne de s’attarder en tiers dans ce tête-à-tête suprême des deux amants. Quoi ! il eût été importun et indiscret de se mêler à l’intimité sacrée du premier jour d’union, alors que devant les époux s’amoncelaient, radieuses, les joies promises, et, le dernier jour venu, la part des joies épuisées, il pourrait sans indélicatesse violer les brefs instants de l’intimité mortuaire ?…

À pas de loup, il s’écarta du lit, gagna la porte, presque honteux d’être là. Sans bruit, il sortit.

Dans le vestibule, où régnait une pénombre, la vieille femme de chambre, qui l’avait connu enfant, l’arrêta au passage :

— Ah ! monsieur Fernand ! quelle perte ! quelle perte !

Les larmes coulaient dans les rides de son visage fripé. Elle portait la coiffe de Quimper, semblable à un hennin tronqué, avec deux brides de batiste flottant sur le dos. Les mille fronces de sa jupe faisaient un bourrelet autour de son corps plat, aux hanches maigres. Elle tenait à la main, les goulots passés entre les cinq doigts, une série de fioles pharmaceutiques.

— C’est le malheureux monsieur qui me fait peur maintenant ! Aussi je jette aux ordures toutes ces drogues qui sont peut-être poison. Bien sûr que, lorsqu’on enlèvera madame, il va devenir fou. Sainte Vierge ! il est capable de se détruire, monsieur Fernand ! Le bon Dieu aurait dû avoir la pitié de les prendre tous les deux, plutôt que de séparer des personnes qui s’aimaient tant. Des ménages pareils, on n’en voit pas tous les jours. Une servante sait bien des choses, comme de juste… Le lendemain des noces, c’est moi qui ai porté à Monsieur et à Madame le chocolat dans leur lit. Ah ! qu’ils étaient beaux, tous les deux ! Moi, je n’osais pas regarder ma jeune dame : je pose le plateau du déjeuner sur la table et je veux me sauver, mais elle me rappelle pour relever les rideaux, et la voilà qui fait avec moi un brin de causette. Je vous le jure, monsieur Fernand, elle était rose et tranquille comme une demoiselle qui aurait fait la veille sa première communion, si ce n’est que, quand elle regardait Monsieur, il lui venait une douceur dans les yeux, et elle souriait, et elle était plus belle… Ah ! Sainte Vierge ! dix ans après, quand on me sonnait le matin pour l’eau chaude, ou le feu à faire, c’était tout comme, sauf que les cheveux de Madame devenaient gris, et que Monsieur ne se gênait plus devant moi pour embrasser ses jolis bras nus. Ils étaient toujours comme des mariés d’hier… Puis, le malheur de cette maladie est arrivé, ils ont fait deux lits. Ah ! ça n’a pas rompu leur amitié, comme on le dit quelquefois, monsieur Fernand. Je l’ai souvent trouvé à genoux, vous entendez, à genoux devant elle, comme si c’était la sainte Vierge ; et, du matin au soir, il ne la quittait pas des yeux. Dire que maintenant, c’est fini, fini… qu’il ne la verra plus !…

Ses larmes redoublaient. Elle les essuya, disant d’une voix entrecoupée :

— Et qu’est-ce que je ferai, une pauvre bourrique comme moi, si Monsieur veut se détruire ?… Est-ce que je suis assez savante pour lui trouver des consolations ?… Je lui parlerais bien du bon Dieu, mais… on n’ose pas…

— Rassurez-vous, Marianne, dit le jeune homme, il est bien courageux, il a plus de force que vous ne croyez.

À ce moment, ils tressaillirent l’un et l’autre. De la chambre venait un gémissement rauque, une plainte longue, angoissante, qui finit dans un cri.

— Allez-y, monsieur Fernand, allez-y ! murmura la vieille femme alarmée ; si c’était un nouveau malheur !…

Et, ingénument, elle le poussait de la main. Le jeune homme hésitait. Pourtant on ne pouvait laisser sans secours le malheureux dont la plainte avait peut-être été un appel. Mais un respect, une épouvante sacrée défendait le seuil de la chambre mortuaire. Est-ce que l’homme qui s’y était enfermé avec sa femme morte n’avait pas le droit d’y hurler sa douleur, seul, sans la honte d’être épié et entendu ?

— Il s’est tué ! murmura la vieille servante, il a crié comme pour mourir…

Cette expression donna au jeune homme un frisson ; elle vainquit sa pudeur. Il fit quelques pas, toucha du doigt le bouton de la porte, puis s’arrêta de nouveau pour écouter. Dans la pièce, le silence semblait absolu. Il frappa sans obtenir de réponse.

— Mon maître ! mon maître ! fit la vieille Marianne affolée.

Et, résolument, elle ouvrit la porte.

Sur le lit de parade aux draps sans plis, la morte déplacée, attirée de côté, sèche et légère dans son attitude rigide, avec ses doigts comme sculptés, qui ne s’étaient point désenlacés, laissait pendre sa tête de cire aux cheveux gris. Et lui, qui une dernière fois avait voulu l’étreindre, était retombé en pleurant au pied du lit, les mains nouées encore à ce beau bras inerte, au froid contact duquel il comprenait enfin la mort !

Fernand Guéméné, frémissant, referma la porte. La servante ramassait les fioles qu’elle avait laissées glisser à terre. Il s’enfuit, sans prononcer un mot.

Dehors, la cohue du boulevard joyeux et bruyant tourbillonna autour de lui, avec ses hauts tramways noirs filant au loin sous les frondaisons vertes, ses brasseries, ses restaurants où des hommes et des femmes mangeaient en plein air, le déambulement des étudiants aux grands gestes, l’affairement de tout le monde aux approches d’un repas. Il pensait à Thérèse Herlinge, triomphante de force et de santé, à ses bras souples, à ses yeux tranquilles et gais, à sa parole harmonieuse et troublante. Peut-être était-elle occupée de lui et désirait-elle qu’il revînt… Ah ! ce que la mort peut vous prendre un jour, faut-il négliger d’en jouir, quand la vie, bonne et bienfaisante, vous l’offre ?

Car Thérèse pouvait être sa fiancée, demain, ce soir, à l’heure même, s’il renonçait à la condition trop dure qu’il lui avait posée. Et il l’enlacerait dans ses bras, comme l’autre avait enlacé son amante, mais, au lieu d’un corps glacé, d’une statue rigide, ce serait la forme gracile, noble et palpitante de l’admirable fille…

« Il a crié comme pour mourir », avait dit de son maître la vieille servante. Oui, on mourait de douleur et d’amour. Est-ce que depuis un mois il était autre chose qu’un malheureux automate, agissant mécaniquement ? Ah ! si elle devait durer ainsi jusqu’au bout, l’existence ne valait pas tant de peines…

Comme il passait le pont de l’Archevêché, l’île Saint-Louis lui apparut, charmante et fraîche, pareille à une longue nef chargée de verdure, et, à la pointe, l’étroite façade de sa maison, à demi cachée derrière les arbres. Des pigeons blancs et des pigeons gris, au vol oblique, de qui les nids dormaient entre les branches, s’ébattaient au-dessus de l’eau, jouaient à passer sous les arches du pont. Un bateau-mouche glissait, long, vif, et sans poids, sur les eaux vertes. Et Notre-Dame, magnifique dans la fraîcheur de son square, noyée par le torride soleil d’août, élevait jusqu’au velours bleu du ciel son abside altière, semblable à une fontaine aérienne, avec ses arcs-boutants qui jaillissaient entre les ogives et retombaient énormes, élargis, comme les jets impétueux d’une eau mystérieuse, durcis en pierre par un miracle ancien.