Princesses de science/2/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 98-114).

II

Le matin arriva où Guéméné, partant à l’heure accoutumée pour ses visites, conduisit sa femme à l’Hôtel-Dieu. Ils se séparèrent à l’entrée. Thérèse gagna son service, se dévêtit dans l’antichambre, passa la blouse et le tablier.

Elle apparut comme naguère dans le cadre de la porte vitrée, parcourant tous les lits d’un regard circulaire. La sœur de la salle, une religieuse jeune encore, aux yeux ardents sous la cornette, vint à elle en souriant, car une étrange sympathie liait ces deux femmes si dissemblables, que leurs conceptions divergentes avaient cependant amenées à suivre le même sillon, côte à côte. Elles se serrèrent les mains. La religieuse, à peine plus âgée que la jeune femme, professe depuis cinq ans seulement, apportait à ses fonctions une charité brûlante. On la voyait encore s’émouvoir et pleurer devant les agonies. Elle avait en même temps des gestes d’amante et de mère, pour mille petits soins superflus qu’elle donnait à ses malades. Fille simple et ignorante, elle s’appliquait à une grande perfection pour l’amour de Jésus, s’attachait à ne pas ressentir les ingratitudes, réprimait ses impatiences, ses antipathies envers certains malades, — choses subtiles que les femmes connaissent si bien, — et s’efforçait principalement, sans y réussir toujours, à la vertu suprême qui est l’amour de tous, sans distinction.

— Ah ! mademoiselle Herlinge !… je veux dire madame, venez voir mon pauvre dix-sept ! je la croyais sauvée, et puis mademoiselle Skaroff m’a dit hier qu’elle lui trouvait de la broncho-pneumonie… j’ai mis déjà vingt-cinq ventouses ce matin.

C’était une typhique, une servante de dix-huit ans, qu’avant son congé Thérèse avait eue en mains, au début de la fièvre. Cette pneumonie, l’écueil des convalescences en pareil cas, piqua la curiosité de la jeune femme : elle vint en hâte au lit 17, suivie de la religieuse qui l’épiait anxieusement. Thérèse échancra la chemise et, l’oreille collée sur cette poitrine brûlante, aux battements désordonnés, ausculta longuement ; puis, de ses doigts légers promenés sur tout le thorax, elle percutait de la base des poumons au sommet. La malade, une belle fille forte et épaisse, secouée par la souffrance, luttait visiblement de toute sa nature vigoureuse contre l’insidieuse infection : une infime lésion, localisée en un point de ses poumons larges et puissants de paysanne. Le drame était obscur et terrible. Dans ce beau corps jeune, toutes les forces de la vie s’étaient levées et combattaient, mais Thérèse comprit que c’était en vain. Elle se redressa et dit :

— Il y a un foyer…

La religieuse, au regard de la jeune femme, devina tout espoir perdu ; elle murmura :

— Pauvre petite, si heureuse de guérir, de reprendre son travail, de vivre !…

Et toutes deux, la sœur de charité et la femme-médecin, — un type qui disparaît et l’autre qui commence, — poussées au même chevet par des vocations différentes, se penchaient vers la typhique. Muettes, également anxieuses et graves, elles semblaient, devant ce cas, pareillement impressionnées. Entre elles cependant il y avait un monde : dans cette même jeune fille que leur disputait la mort, celle-ci n’avait vu que la maladie, celle-là que la malade.

De nouveau la porte s’ouvrit. Dina Skaroff parut. Elle remplaçait Thérèse depuis quatre semaines, et s’imposait un effort pour être chaque matin, à huit heures et demie, présente dans sa salle.

Maigriote et fatiguée, dans sa blouse blanche qui laissait voir sa pauvre robe à rayures rouges et ses souliers portant deux pièces cousues sur les orteils, elle sourit à son amie, et, dans ce français qui lui tendait tant de pièges :

— Déjà revenue ! oh ! vous n’êtes pas demeurée longtemps dans le rêve…

— Il n’y a pas de rêve, Dina, fit Thérèse, il n’y a que de la vie.

— Il y a les deux, reprit Dina, et l’un meilleur que l’autre.

Et ses yeux de jais, se creusant, parurent sans fond dans son mince visage.

— Avez-vous au moins un peu travaillé en mon absence ? demanda la jeune femme, à qui son bonheur, sa fortune et sa cérébralité plus vigoureuse donnaient une supériorité sur la Russe.

— Beaucoup travaillé. J’ai revu en un mois tout mon premier tome de pathologie. Maintenant, je sais que je serai reçue au concours d’internat.

— Tiens, mais pourquoi pas ! fit Thérèse, incrédule.

Une agitation se propageait dans la salle, à l’approche de la visite. Par les grandes baies cintrées, pareilles à des fenêtres de chapelle, la lumière entrait largement. On parlait bas. Il y avait partout comme les apprêts d’un rite. Les malades avaient sur l’oreiller des dodelinements nerveux de la tête. Certaines procédaient à leur toilette. Les unes, assises, chuchotaient entre elles ; d’autres se plaignaient, comme impatientes d’une délivrance certaine. Et cette salle était, en effet, presque un temple dont on attendait le prêtre.

Un à un, les externes arrivaient. Puis, parmi eux, l’on vit entrer la redingote noire d’un médecin. C’était Pautel, le jeune docteur de la rue Saint-Séverin, qui suivait assidûment la clinique d’Herlinge, voulant se spécialiser dans les maladies cardiaques. Toujours il était là un des premiers, et ses yeux, vacillants sous le lorgnon, cherchaient tout de suite dans la salle Dina Skaroff. Ils n’échangeaient pas un mot de toute la visite, mais Dina se sentait indéfiniment suivie par ces yeux indécis et illisibles dans cette figure maigre d’homme blond. Elle lui avait plu ; elle le savait. Mais, pauvre, seule, étrangère, perdue dans cet immense Paris dont elle ne connaissait rien, hormis cette salle d’hôpital et son restaurant de la rue Berthollet, — par contre, très instruite du tempérament français, qui effrayait sa nature un peu prude, — elle se dérobait et tremblait comme une chétive bête traquée.

Herlinge, ponctuel, entra, comme neuf heures sonnaient au coucou noir de la muraille blanche. Son visage parcheminé, aux yeux bleus, s’éclaira d’un sourire en retrouvant ici la présence de sa fille. Il lui lança un :

— Ton mari va bien, mignonne.

Et, tout de suite, traînant après lui sa cohorte de médecins et d’étudiants, il vint au premier lit. Mais il y eut vers Thérèse un mouvement de curiosité : on regardait beaucoup cette jeune épousée qui, en pleine lune de miel, à cette heure où, dans le grand bouleversement de leur vie intérieure, incertaines et désorientées, les plus fières perdent toute quiétude et toute paix, venait tranquillement, laborieusement, reprendre sa tâche. Madame Lancelevée, au premier rang, la dévisageait. Il y avait aussi là Gilbertus qui, ne faisant ni consultation ni clientèle, suivait assez volontiers les cours d’hôpitaux « pour se conserver la main ». Irréprochablement vêtu, le faux col à la mode faisant valoir sa barbe de bel Assyrien, il cueillait sur les lèvres d’Herlinge les concises phrases scientifiques, ces mots pittoresques qui font fortune en médecine, ces mots qu’on imprime dans les traités de pathologie, et qu’il allait servir à ses lecteurs béats, dans son prochain article. Hâve et flétri, Morner l’accompagnait, venu sans raison, sans but, dans un moment d’ennui, à l’heure où les estaminets sont vides. Il écoutait d’une oreille distraite les subtiles dissertations du maître sur un cas d’insuffisance aortique : l’érudition n’avait rien à faire avec ses plaques électrisées. Puis, autour de ceux-ci, s’amassaient les redingotes d’autres médecins, jeunes ou vieux, médecins de province même, ayant fait le voyage de Paris pour entendre, une fois dans leur vie, le grand Herlinge. Et c’était encore les vestons des étudiants qui, venus des plus lointains hôpitaux de la ville, passaient tous, à tour de rôle, par cette clinique, avant leurs examens, dans l’espoir de saisir, par hasard, une « colle » d’Herlinge. Plus timidement, derrière, se tenait un groupe d’étudiantes russes misérablement vêtues, qui se penchaient, avides, craignant d’être frustrées d’un mot de la leçon. Et pesamment, derrière le frêle petit homme blanc à la toque noire, de lit en lit, la masse se déplaçait, accomplissant par toute la salle — groupe de graves et pieux fidèles — les stations d’un étrange chemin de croix.

À la fin, Thérèse appela à mi-voix :

— Mademoiselle Skaroff !… Où est donc mademoiselle Skaroff ?

La religieuse, à son tour, cherchant des yeux la jeune fille dans la foule qui se disloquait, répéta :

— Mademoiselle Skaroff ! c’est madame Guéméné qui veut vous parler.

Mais Pautel, flegmatique, souriant à demi, répondit d’une voix lente et douce :

— Mademoiselle Skaroff est partie.

Furtive, prudente comme un pauvre animal poursuivi, invisiblement elle s’était dérobée. On la cherchait encore que, sans bruit, avec l’angoisse d’être rappelée, elle se hâtait aux dernières marches de l’étage. Puis elle fuyait par le corridor des entrées, traversait le parvis Notre-Dame, et s’acheminait, sans oser détourner la tête, vers sa chambre meublée de la rue Cujas.

Et c’était presque toujours ainsi qu’elle quittait l’hôpital, depuis que dans la rue, de loin, Pautel, un jour, l’avait suivie. Elle avait peu d’estime pour les jeunes hommes français, pour ces étudiants si différents de ses compatriotes, qui ne pouvaient guère voir une femme isolée et faible sans la convoiter. Sentimentale mais raisonneuse, comme ceux de sa race, elle n’entendait pas perdre, dans une mesquine aventure d’amour où se fut laissé entraîner une midinette, la paix qui jusqu’ici lui avait tenu lieu de bonheur. C’est pourquoi, bien que Pautel lui plût et la troublât, elle en avait peur et le méprisait comme un séducteur de jeunes filles pures.

Elle fut à onze heures dans sa petite mansarde du sixième, meublée pour étudiants, rue Cujas. Le plafond était incliné et se courbait vers la muraille tapissée d’un papier bleu. Le portrait de Tolstoï, découpé dans un journal, y était épingle à côté d’un crucifix et d’une chromo représentant la tsarine. Devant la lucarne, assez spacieuse, qu’elle avait encadrée — sans nulle intention macabre — de quelques humérus, tibias, maxillaires, temporaux et autres fragments de squelettes pendus à des clous par des ficelles rouges, s’étalait le désordre de sa table chargée de livres. Sans ôter son chapeau, elle s’assit à une table et crayonna tout de suite son résumé de la leçon d’Herlinge. Puis, dans le tiroir, elle prit un minuscule coffret de fer, dont la clef tintait toujours au fond de sa poche. Elle l’ouvrit. Il y restait deux pièces d’or, l’une de dix francs, l’autre de vingt. On était au 15. Ces deux pièces étaient toute sa fortune jusqu’à la fin du mois. Elle prit la plus grosse et s’achemina vers la rue Berthollet.

Dina Skaroff était la fille d’un petit mercier de Pétersbourg, dont le commerce avait sans cesse périclité. Elle avait deux jeunes frères, et trois grandes sœurs employées dans les beaux magasins de la capitale. Dina ne voulait pas végéter toute son existence. Élevée tant bien que mal dans une petite pension de faubourg, elle s’instruisit elle-même jusqu’à passer avec succès cet examen de fin d’études qui est, en Russie, le baccalauréat des jeunes filles. Puis elle partit un jour pour Paris, avec un vol de ces « oiseaux de passage », pour la plupart jeunes Israélites farouches que rejettent les universités, que la France recueille et instruit, et qu’une migration reporte à la neige natale, avec un titre de doctoresse qu’elles échangent contre un diplôme national pour exercer la médecine là-bas.

Son père, à demi ruiné, lui faisait une pension de quatre-vingts francs par mois, sur lesquels il lui fallait payer son restaurant, sa chambre, ses inscriptions et ses toilettes. Elle ne se jugeait pas mal partagée : elle connaissait des compatriotes qui, touchant cinq francs de moins par mois, se tiraient d’affaire. Bravement, elle avait pris son parti des feutres à vingt-neuf sous, achetés dans les bazars. Mais ses petits pieds maigres, à force de courses incessantes à l’École, à l’hôpital, au restaurant, usaient en quelques semaines le mauvais cuir de ses bottines, et c’était de ces horribles chaussures qu’elle avait été parfois un peu honteuse, jusqu’à les dissimuler d’instinct sous ses robes qui ne valaient pas beaucoup plus cher. Et elle avait d’abord travaillé au delà de ses forces, amèrement, âprement, pour vaincre un jour cette misère et conquérir sa place à la vie, comme tout le monde. Après les premières années d’études et l’assimilation de la technique sèche, elle commençait de prendre à son métier un intérêt captivant et souverain. Ce goût nouveau la consolait comme si la science seule avait eu pitié jusqu’ici de cette jeune vie effroyablement austère. La médecine l’amusait, maintenant, comme elle disait. — Elle vivait de bœuf bouilli, portait des jupes de coton, exhibait crânement sa misère, mais sans ostentation d’ascétisme, et vraiment désintéressée de ces choses, en enfant très simple qui venait de découvrir dans son travail des joies profondes.

Ce jour-là, il était un peu plus de midi quand, arrivée rue Berthollet où régnait un absolu silence le long des hautes façades tristes, elle ouvrit la porte vitrée du petit restaurant russe, et franchit les deux marches en contre-bas.

Une bouffée de chaleur humaine lui vint de cette salle grouillante, taverne blanche et lumineuse où, pêle-mêle entassés, les hommes et les femmes mangeaient voracement, avec un cliquetis de fourchettes. Un aspect farouche attristait tous ces visages affamés. Au contraire de ce qu’on voit d’habitude dans le moindre restaurant parisien, l’apparition de cette femme jolie et gracieuse ne fit bouger aucune tête ; pourtant il y avait là, mêlés à quelques robes misérables, une trentaine de jeunes hommes à la chevelure épaisse, aux pommettes dures, aux yeux ardents. Mais c’était dans l’inconnu que, tout en se gorgeant de pain, ils semblaient voir.

Au milieu des tables, un étroit passage était ménagé. Dina s’y glissa. À peine sa mince personne y trouvait-elle place ; et elle se hâtait, poussée par l’appétit de ses vingt-deux ans mal nourris. Çà et là, des mains s’offraient, qu’elle serrait sans rien dire : mains musclées et chaudes d’adolescents, mains fiévreuses de rêveurs nihilistes, mains de jeunes filles, négligées, aux ongles coupés trop ras. Et ainsi elle gagna la cuisine, où deux femmes s’affairaient, près des fourneaux, à remplir des assiettes tendues.

Sur une table, Dina choisit un verre, un couteau, une fourchette d’étain et une grosse assiette de faïence qu’elle se fit garnir de macaroni pour quatre sous ; on y ajouta, pour six sous, une portion de bœuf bouilli, et, pour deux sous, un morceau de pain. Elle paya de sa pièce d’or, et, ayant ramassé la monnaie avec un soin minutieux, elle se mit en quête d’un coin de table où poser son couvert. À ce moment, deux très jeunes gens, en qui l’on devinait des étudiants, s’étant levés, on lui fit un signe et elle prit leur place.

Un beau garçon pâle, aux habits de velours, à la tignasse frisée, était assis près d’elle. Il lisait, en mangeant, une brochure de Tolstoï, dont le portrait, semblable à celui qu’on voyait chez Dina, était accroché à la muraille au-dessus de lui. Le texte de la brochure était en français ; avec un crayon, le jeune homme écrivait dans les marges des annotations en russe, et les faisait lire à son voisin de droite ; et tous deux, à mi-voix, échangeaient leurs impressions. Un froissement de papier leur fît tourner la tête : c’était, derrière eux, une femme aux cheveux coupés courts, aux yeux fous, coiffée d’une sorte de chapeau d’homme, qui faisait circuler des libelles ; et, de table en table, des regards s’allumaient, et un souffle de conspiration passa sur toute la salle où de tranquilles étudiantes, aux prunelles douces de Slaves, continuaient de mâcher, en rêvant, leur bouilli coriace.

La porte s’ouvrit : Dina, machinalement, leva la tête. Pautel était debout sur le seuil. Il hésita une seconde, cherchant quelqu’un des yeux ; puis il descendit les deux marches.

Dina tressaillit et pâlit. Il venait donc la poursuivre jusqu’ici ? Elle pensait juste, car, apercevant la place demeurée libre à côté d’elle, Pautel vint s’y asseoir. Une colère fit blêmir la jeune fille Comment ! alors qu’elle se réfugiait d’instinct parmi ses frères, dans ce cénacle chaste où toute femme arrivant était regardée comme une sœur, ce Français en quête d’aventure osait l’y rejoindre !… Oh ! il avait envie d’elle : cela ne se voyait que trop. Et si elle cédait, cela durerait un an, dix-huit mois au plus, dans quelque chambre meublée, témoin de tant d’amours semblables, au fond d’un hôtel suspect ! Puis quand il l’aurait arrachée à ses études, dissipée, troublée, chavirée, le moment viendrait pour lui de songer au mariage riche, gage du bel avenir, et il la laisserait derrière lui, son goût au travail perdu, ses livres oubliés, sans courage pour reprendre la lutte…

— Mademoiselle Skaroff… fit doucement le jeune homme.

Et elle avait beau se raidir, il y avait dans cette voix une caresse, quelque chose d’indéfinissable qui lui était délicieux.

— Vous m’avez bien reconnu, mademoiselle Skaroff ! répéta Pautel, plus tremblant qu’elle-même.

— Oui.

— C’est bien ici le fameux restaurant russe, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’en étais très curieux, figurez-vous !… alors, comme j’avais un malade, pas très loin, je suis entré en passant. Vos compatriotes ne m’en voudront pas ?

— Non.

Et comme elle le voyait attendre le service, elle se décida — car enfin il était un peu chez elle ici — à l’avertir charitablement :

— On ne viendra pas : il faut que vous alliez là-bas, au fond. Vous prendrez une assiette et vous demanderez les choses qu’on mange aujourd’hui.

Il la remercia et suivit ses instructions. Dina sentait augmenter son trouble. Elle se disait qu’il y avait tout de même de la noblesse et de la bonté dans ce jeune médecin débutant, qui fondait une clinique gratuite pour ces gens du demi-peuple que l’hôpital refuse, pour ces petits employés à qui le médecin coûte trop cher. Et une grande douceur, en dépit d’elle-même, lui venait aussi, à cette pensée que, dans l’immense et cruel Paris qui l’écrasait sous son indifférence, quelqu’un l’aimait, pensait à elle, désirait son amour comme une grande faveur.

Il revint s’asseoir à côté d’elle, une tranche de bifteck saignant dans son assiette, et avec son bel appétit d’homme sain et actif, il commença de couper la viande dure. Alors, Dina trouva très bon de ne pas manger toute seule, de sentir vibrer près d’elle une âme qui ne s’exprimait pas, de respirer comme un parfum de tendresse. Elle lui savait gré de ne rien dire ; elle avait redouté une scène d’aveux, et voilà qu’il gardait un silence inexplicable.

— Vous n’aimez pas le vin ? demanda-t-il seulement, lorsqu’il la vit saisir la carafe et remplir son verre.

— Non, répondit-elle fièrement, je n’aime pas le vin.

Le contenu de son assiette s’achevait. Elle avait faim encore : son voisin de gauche, le beau garçon pâle aux habits de velours, était parti, laissant du pain sur la table ; elle prit ce reste, le dévora, tout en faisant de son macaroni de minuscules bouchées.

— Vous ne prenez pas autre chose ? demanda encore Pautel d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas.

— Je n’ai plus faim, répondit-elle.

Son macaroni achevé, elle garda dans la main ce gros croûton qu’elle cachait et dont elle portait à ses lèvres de petits morceaux, furtivement, pour que Pautel ne vît point qu’elle mangeait son pain sec. Derrière la mousseline des rideaux, les ombres des passants glissaient plus fréquentes sur le trottoir. Tout à coup, nerveusement, Pautel ôta son lorgnon et se mit à l’essuyer du coin de sa serviette, puis, repoussant son assiette brutalement :

— C’est immangeable ! gronda-t-il, comment pouvez-vous…

Il s’arrêta. Autour d’eux, les jeunes filles, les étudiants aux longs cheveux, les conspirateurs aux libelles, les mystérieux rêveurs que la Sibérie hante, étaient allés avec de petites soucoupes acheter leur dessert, et ils savouraient maintenant — les plus riches avec du thé, les plus pauvres avec du pain — les pruneaux cuits ou les abricots tapés qui leur tenaient lieu de confitures. Lorsque les soucoupes pleines circulèrent, Dina les suivit des yeux involontairement.

— Vous n’aimez pas cela ? demanda sourdement Pautel.

— Non, je n’aime pas cela.

Et, les poings crispés, il observait son profil, sa jolie joue creusée sous la pommette, sa tempe délicate et anémiée que voilait à demi la touffe noire du bandeau. C’était avec cette nourriture qu’elle préparait — fournissant onze heures de travail quotidien — le concours d’internat ! Puis il examina sa jaquette sans doublure, sa pauvre robe de pilou, sous lesquelles son frêle corps devait rester transi, l’hiver, malgré sa marche allègre par les rues.

Dina, comme si elle avait senti un bien-être nouveau, s’attardait ici après le repas. Partir lui coûtait. Elle s’alanguissait, ne pensait à rien. Pautel ne l’inquiétait plus ; au contraire, ce muet voisinage lui était agréable. Et vaguement elle le revoyait, six mois auparavant, prenant fièrement sa défense, à la clinique, contre Herlinge lui-même… Une horloge, exactement semblable à celle de l’Hôtel-Dieu, sonna une heure : elle tressaillit ; que faisait-elle ici ? Et elle eut peur, non plus de Pautel, mais d’elle-même, de son propre cœur, du grand vide de sa vie, et du vertige qu’elle éprouvait soudain devant l’abîme de sa solitude.

On eût dit que pour se lever de table elle ramassait toutes ses forces ; il y eut dans sa personne une lassitude et un effort pitoyables, dans ses yeux sombres, une immense mélancolie. Mais elle se vainquit, secoua sa jupe d’où tombèrent les miettes, salua Pautel froidement, et il la vit partir de son allure dansante, dans son étroite jaquette noire et sa jupe à raies rouges… Et il aurait voulu un coin obscur, un jardin retiré, un désert, pour dégonfler son cœur, pour laisser aller les larmes dont il étouffait, larmes de tristesse, de pitié et d’amour, car il était sûr maintenant de l’aimer toujours, et il répétait entre ses dents :

— Oh ! la brave petite fille !… la brave petite !…