Princesses de science/2/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 83-97).

DEUXIÈME PARTIE

I

Noir et discret, avec un ronflement doux de machine aristocratique, l’automobile d’Artout descendait l’avenue Kléber, emportant dans cette nuit de janvier, silencieuse et bleuâtre, le maître et madame Lancelevée, qu’il reconduisait chez elle, à Passy, après une consultation.

— On ne vous a pas vue ce matin, ma chère, au mariage de la petite Herlinge…

Madame Lancelevée eut un demi-sourire. Tout, chez elle, était involontairement apprêté. Elle n’avait que trente-quatre ans, mais son peu d’abandon accusait davantage. Une longue redingote de drap retombait sur sa robe noire ; elle portait la rosette violette.

— Cher maître, dit-elle après un instant de réflexion, mademoiselle Herlinge ne m’a pas demandé conseil lorsqu’elle a décidé de se marier. Elle a bien fait. Elle ne se serait pas rangée à mon avis.

— Oui, oui, je sais, fit Artout très amusé, le célibat des doctoresses, c’est votre religion, à vous !

— Non, pas ma religion, mais un principe extrêmement simple et rationnel, que je professe ouvertement devant toutes les jeunes étudiantes. Ouvertement aussi serais-je allée à l’encontre de mon principe, si j’avais assisté au mariage de l’une d’elles : c’est pourquoi je me suis abstenue. Je lui souhaite néanmoins tout le bonheur possible, sachant bien, hélas ! qu’elle ne le trouvera pas.

— Allons donc ! Ce sera une petite femme délicieuse.

Artout était un homme de soixante ans, puissant et rasé, au profil bourbonien, d’une majesté épiscopale.

Sa main de chirurgien, épaisse et large, mentait à toute la tradition professionnelle qui veut les doigts déliés et maigres ; mais elle avait une réputation établie de force et de maîtrise ; une sorte de légende l’entourait, et l’on songeait, en la voyant, aux opérations merveilleuses du grand homme, à ses coups de bistouri fameux dans l’Europe entière, à sa sûreté tranquille pour manier le scalpel au plein des organes vitaux, comme un artiste un crayon ferme. Toute sa valeur illustre était dans sa main, dans la vigueur calme de cette main de rustre, qui avait sauvé tant de vies humaines, et, d’un geste habituel, dans le noir du coupé, il la posait en parlant sur la pomme d’or de sa canne, comme un outil sacré qu’on respecte et qu’on soigne. D’ailleurs, il connaissait sa propre puissance, et cela était apparent dans ses attitudes, dans son port de tête. La supériorité dont il était conscient faisait que, parmi ses confrères moins fameux, il distinguait peu entre les hommes et les femmes. Il ne dédaignait pas de patronner Jeanne Adeline, comme il eût aidé un médecin chargé de famille ; il prisait le talent de madame Lancelevée ; pour Thérèse Herlinge, il l’avait poussée sans hésitation dans la carrière, persuadé qu’elle y tiendrait l’emploi avec autant d’honneur qu’un homme. Puis, Artout, célibataire, avait conservé pour les femmes, en général, cette sympathie légèrement sentimentale du vieux garçon, qui les recherche, les estime, s’illusionne même à leur égard, tourmenté d’un besoin inassouvi d’affections familiales.

— Mais oui, poursuivit-il devant le sourire persistant et froid de la doctoresse, je l’ai connue toute gosse, cette petite Herlinge : elle est débordante de vie, elle aimera son mari passionnément.

— Si elle l’avait aimé passionnément, mon cher maître, elle aurait, selon le désir qu’il en avait, quitté sa profession pour lui complaire. Elle ne l’a pas fait ; elle s’est réservée en se mariant : donc elle ne s’est donnée qu’à demi, donc Guéméné ne lui suffisait pas… Je ne suis qu’une vieille fille rebelle à l’amour ; mais j’ai pensé et j’ai vu ; et je vous le dis : ce sont de vilains atouts que ces prémisses dans le jeu conjugal.

— Ta ra ta ta ! Vous parlez comme une salutiste, comme une vestale de marbre que vous êtes. La petite Herlinge ne se fût pas contentée de ce rôle, et, laissez-la faire, elle se tirera de celui qu’elle assume ce soir, tout en faisant un jeune médecin dont j’augure beaucoup, car elle a de l’étoffe.

— Avant cinq ans, déclara la sibylline personne, ce sera le divorce.

Elle dissimulait une sorte de joie intérieure à prononcer, en ce soir de noces, le mot sinistre. On eût dit qu’à s’imaginer la nuit d’amour s’apprêtant à cette heure dans la petite maison de l’île Saint-Louis, derrière les sèches ramures des peupliers d’Italie, avec le fleuve d’argent et de nacre noire coulant sous les fenêtres nuptiales, une inquiétude la troublait, elle qui s’était volontairement sevrée de tout mystère semblable.

— Alors, ma chère, il ne vous suffit pas de vous montrer impitoyable pour vos amoureux : vos belles confrères sont aussi frappées d’avance ?…

— Je fus, pour mes amoureux, plus pitoyable qu’il n’y parut, mon cher maître. La plupart sont consolés ; ils ne le seraient point de s’être enchaînés à une épouse de hasard, qui n’eût guère été pour eux qu’une maîtresse défendue et fugitive.

— Vous dites : « La plupart sont consolés… » J’en connais un qui vous pleure toujours. C’est le petit Bernard de Bunod. Sa mère vous exècre depuis le jour où il s’est écrié devant elle : « Je me tuerai !… »

Un rire d’incrédulité tranquille passa entre les lèvres mi-closes de madame Lancelevée ; et ce fut toute sa réponse. Artout regardait à la dérobée cette étrange femme qui, parlant des hommes épris d’elle, pouvait dire : « la plupart ». Elle avait été, en effet, fort aimée et de façon singulière : son beau corps et le feu tragique de ses prunelles sourdement passionnées avaient appelé le grand amour, en même temps que sa volonté infrangible d’être heureuse autrement s’y était refusée. On sentait aujourd’hui, dans son visage un peu fané, comme la fatigue secrète de luttes profondes et une certaine dureté victorieuse. Elle vieillissait. Depuis quatorze années, elle avait laissé derrière elle, échelonnées dans sa jeunesse, des passions mortes ; un jeune homme, de cinq ans moins âgé qu’elle, ce Bernard de Bunod qu’elle avait soigné dans une angine diphtéritique, s’acharnait à l’aimer sans espoir. Mais la vie de la doctoresse, que favorisait et dédommageait magnifiquement la gloire, était maintenant faite, agréable, complète et apaisée. Elle en avait oublié bien d’autres ; ce pâle enfant gâté, habitant chez sa mère, en « fin de race », ne comptait plus.

Artout reprit :

— Celui-là est sincère ; sa faiblesse recherche votre force.

L’automobile eut une palpitation de forge, étouffée, réprimée, puis ralentit doucement jusqu’à ce que sa vitesse s’éteignit et mourût dans un arrêt à peine perceptible. Madame Lancelevée était chez elle.

— Je suis libre, fit-elle, je suis heureuse.

Déjà la porte de son petit hôtel s’ouvrait : la femme de chambre, une jolie Anglaise au tablier brodé, se tenait sur le seuil, souriante ; une clarté tiède régnait dans le vestibule ; au rez-de-chaussée, derrière les flots de guipure des rideaux transparents, on voyait, baigné d’une lumière rose, le confort de la salle à manger où l’attendait son repas. Elle le prendrait solitaire et silencieuse, mais dans une paix parfaite. Sa sagesse avait été d’éliminer de ses ambitions la multiplicité des bonheurs et d’en convoiter un seul : celui d’être une femme d’exception, docte et célèbre. Aujourd’hui, célèbre et docte, très appelée pour la médecine d’enfants dans le monde politique, avec son diagnostic lent, mais sûr, qui la faisait traiter en égale par ses grands confrères masculins, elle avait réalisé son rêve unique, et elle vivait égoïste, satisfaite et sans regrets.

Et, comme l’auto rebroussait chemin pour le ramener chez lui, Artout pensait :

« Pourquoi pas des femmes comme celle-là ? Elles ont le droit, après tout, de choisir ce célibat commode où s’épanouit sans contrainte leur cerveau. Ce n’est pas, il est vrai, absolument naturel, mais leur nombre demeurera toujours restreint, et il en restera encore assez pour le mariage et la maternité… Cette Lancelevée a-t-elle raison ? la femme-médecin doit-elle être une vierge-penseuse ? »

Et il comparait cette doctoresse chercheuse, toujours en études, à l’infatigable Jeanne Adeline, trimant jour et nuit pour gagner à ses quatre enfants quelques pièces de quarante sous. Les journaux illustrés donnaient de la première une photographie bien typique, prise dans son laboratoire de bactériologie ; et c’était sous cette figure que le public se la représentait. Artout imaginait l’autre courant à ses visites qu’elle bâclait afin d’en faire davantage en une heure, s’en référant pour tous les cas à son infaillible mémoire, à ses livres de pathologie admirablement sus mais qui dataient de quinze ans. Madame Lancelevée poursuivait noblement sa carrière scientifique ; Jeanne Adeline s’exténuait, s’étant donnée, malgré sa personnalité petite, à des fonctions multiples et complexes.

« Alors, pensait Artout secrètement ébranlé dans ses convictions, dans son amour de la santé et de la vie, alors la formule définissant le cas social de ces créatures nouvelles serait donc : « Ni mari ni enfants ?… »

À cette même heure, Fernand Guéméné ouvrait à sa femme la porte de sa maison.

Leur amoureuse émotion était douce et silencieuse. Thérèse, avec un tremblement léger, dit en entrant :

— Oh ! c’est joli ici !

Le porche avait été orné de fleurs, de plantes vertes ; les domestiques s’avançaient pour une muette bienvenue ; l’escalier de la vieille maison aux petits carreaux rouges ouatés de tapis, se développait à angles droits jusqu’au premier étage où se trouvait la salle à manger avec la table servie. Lorsque Thérèse entra, devant cette lumière, cette table aux deux couverts, l’éclat des cristaux, des verreries, de l’argenterie et des fleurs rares, elle eut un nouveau cri de joie :

— Et c’est chez moi, cela !

Elle admirait le service, complimenta l’intelligente femme de chambre, et, se tournant vers son mari :

— Fernand, vous me ferez tout voir tout de suite votre fumoir, votre cabinet, le mien… le mien surtout : pensez que j’en suis encore à me demander quel effet y font mes meubles Empire !

Ç’avait été son désir de jeune fille un peu singulière, très détachée des choses pratiques, de tout ce qui ne concernait pas ses études : laisser à Fernand le soin d’aménager à son gré le logis de leur amour. À peine avait-elle donné, de-ci de-là, quelques indications sur ses goûts, choisi ses meubles de travail, se réservant la surprise de les revoir dans l’élégance raffinée de l’installation.

Et elle le précédait, dans sa robe sombre et soyeuse, dont les frou-frous faisaient, par la maison de Guéméné, une musique féminine et gaie.

Au premier, c’était, avec la salle à manger, le fumoir minuscule et un petit salon de repos pour Thérèse, tendu de perse mauve. Au second, — car, dans l’étroite maison, pour passer d’une pièce à l’autre, il fallait souvent gravir un étage, — étaient situés les deux cabinets de travail de ce ménage moderne. Guéméné s’était contenté du plus sombre, celui dont l’unique fenêtre ouvrait sur une cour, tandis qu’il abandonnait à sa femme la pièce de la façade, d’où l’on voyait les arbres, la Seine, et, sur la rive opposée, la perspective oblique du quai aux Fleurs. Ainsi, dans ce ménage spécial, à l’encontre de nos plus constantes mœurs familiales, la profession du mari déjà se trouvait amoindrie et sacrifiée au bénéfice d’un autre intérêt, plus souverain…

Les yeux de Thérèse devinrent humides ; elle saisit la main de son mari.

— Mon ami, vous m’avez laissé cette pièce : je suis très émue… Vous l’occupiez jusqu’ici cependant… vous me disiez comme on y était bien…

— C’était votre place, Thérèse : l’autre n’était pas digne de vous.

Ses yeux rêveurs posaient sur elle un regard de passion tranquillisée. Elle y était enfin dans cette maison qu’elle hantait autrefois de son ombre inquiétante, elle y entrait pour toujours, et la propriété du jeune homme sur elle commençait rien que de la voir ici.

— Comme le travail me sera bon près de vous ! dit Thérèse.

Elle jouissait d’attendre cette vie heureuse et complète dont cet appartement, si bien fait pour l’étude, symbolisait la belle ordonnance, avec sa bibliothèque, son large bureau d’acajou aux chimères dorées, son fauteuil de travail, puis le lit d’examen pour les malades, le microscope tout monté devant la fenêtre, et la porte complice, la porte favorable, s’ouvrant sur le cabinet voisin, qui permettait à l’étudiante l’appel murmuré vers son jeune mari… Tous ses rêves se réalisaient, et, par surcroît, celui qu’elle n’avait pas voulu faire. Elle serait la femme savante et célèbre, selon ses vœux, et, de plus, à ses heures, elle se délecterait dans cet amour qu’elle n’avait pas souhaité.

Et déjà elle se voyait docteur, recevant ici ses malades. Il existe, dans ces sortes d’audiences, une royauté morale qu’elle ambitionnait depuis sa prime jeunesse. Elle serait à son fauteuil de bureau, et de grandes dames lui amèneraient leurs enfants délicats, avec une humilité, une supplication inexprimées, tout ce qui passe dans les yeux de ceux qui souffrent, devant le mystérieux pouvoir du médecin.

— Thérèse, rappela discrètement Guéméné, notre petit souper nous attend depuis bien longtemps…

Elle le regarda ; elle lui revenait de très loin, de si loin que, retrouvant, avec la vue de ce jeune époux, la solennité délicieuse de l’heure, elle lui sourit…

— Et là-haut ? demanda-t-elle.

— Là-haut, reprit le jeune homme avec une piété, une religion, là-haut, c’est notre chambre… mais je vous assure, Thérèse, qu’il faut descendre souper.

Ils s’attablèrent avec un ravissement naïf qui les faisait se sourire sans cesse, les yeux pleins de toutes les tendresses qu’ils ne se disaient pas. Cette entrée dans la vie commune était impressionnante et calme. Ces deux beaux êtres de raison ne s’étaient pas unis sans de profondes et inquiètes réflexions sur l’avenir. Et, les serments échangés délibérément, ils semblaient palpiter encore du tourment de l’incertitude. Seraient-ils heureux ?… Et ils se pénétraient l’un l’autre, gardant cette question muette, impitoyable, au fond de leurs prunelles passionnées.

Les domestiques les épiaient furtivement, Fernand demanda :

— Quel jour décidez-vous de partir pour Genève ?

Ils mangeaient à peine et, instinctivement, affectaient une paix qu’ils ne possédaient pas. Thérèse répondit :

— Partir… mais si je vous disais, cher ami, que je n’y tiens guère… Cette Suisse, cette Italie, ces hôtels… j’ai vu ça tant de fois aux vacances, avec mes parents ! J’abhorre le chemin de fer, et je déteste n’être pas chez moi… Partir, quand j’aurai goûté la douceur tranquille de cette petite maison, à quoi bon ? Pour suivre un usage ?…

— Je désirais beaucoup, dit Guéméné fermement, faire ce voyage avec vous ; maintenant, vous déciderez.

On servit des fruits glacés ; Thérèse, en les coupant du bout de sa fourchette, reprenait :

— Faut-il vous avouer mon rêve ?… Eh bien, ce serait de rester gentiment ici, de commencer tout de suite notre vraie vie. Vous me pardonnez d’être un peu méthodique, n’est-ce pas ? J’aime la règle définitive, qui fixe les habitudes une fois pour toutes : c’est pourquoi, sans doute, je déteste les voyages. Et tenez, dès demain je voudrais inaugurer le programme de notre nouvelle existence, reprendre mon service à l’Hôtel-Dieu…

— Votre résolution d’achever vos deux ans d’internat est irrévocable ?

— Absolument irrévocable, cher Fernand, je vous l’ai dit vingt fois déjà. Je ne suis pas mûre pour la consultation, et puis rien ne remplace l’hôpital ; ce sont mes années les plus intéressantes que j’y passe. Ah ! l’internat ! je le regretterai trop pour n’en point profiter avidement, autant qu’il m’est loisible. Depuis mes quinze jours de congé, je m’ennuie de ma salle.

Fernand eut un tressaillement léger et ne desserra pas les lèvres. Ce fut un peu timidement que Thérèse ajouta :

— Si vous le vouliez, j’y retournerais lundi.

— Mais, Thérèse, reprit-il, vous êtes maîtresse de vos actes. Vous savez bien que je ne ferai jamais un geste pour entraver la liberté d’une femme telle que vous.

Il avait frémi en parlant. Tout le dévouement de son amour était dans cette phrase, où il faisait céder son besoin viril de domination et ses volontés tenaces. Thérèse le contemplait avec douceur. Cet homme, qui savait plus qu’elle, en qui elle devinait une supériorité réelle, un instinct médical plus puissant, lui sacrifiait ses préférences, amoureusement, simplement. Elle eut un mouvement de tendresse, la rançon de ses exigences, et, l’entraînant dans le petit salon meublé pour elle, seule devant lui, avec un abandon d’enfant :

— Cher Fernand, vous ne vous renoncerez pas toujours pour moi, je veux que ce soit mon tour quelquefois. Je suis une femme comme une autre, j’aspire à vous rendre heureux… je vous aime…

Il tremblait de bonheur ; sur son épaule s’appuyait ce beau front lumineux de l’étudiante, réceptacle sacré d’une si pure intelligence. Le don d’une telle femme était grand. Guéméné s’enorgueillissait dans son amour. Mais Thérèse, qu’une émotion plus profonde envahissait, se confessait, se dévoilait toute :

— Oui, une femme comme une autre, capable d’aimer puérilement. Ma vie spéciale m’a mis un masque : il fallait que je fusse ainsi, vous savez bien, rigide et impénétrable. Mais croyez-vous que j’aie toujours ignoré les faiblesses, les découragements, les lassitudes ? Parfois — je ne l’ai jamais avoué — le travail m’exténuait ; mon corps même fléchissait après les dures matinées, les trois heures que je passais debout, dans la salle, et, l’après-midi, je devais me raidir à l’amphithéâtre, pour la dissection. Alors j’étais triste, et je ne savais pourquoi. Aujourd’hui la solitude d’autrefois s’éclaire, je la comprends : ma vie était rude et sans amour. Je ne me suis jamais confiée à personne. Je m’enfermais dans mon orgueil. Fernand, je ne suis qu’une simple étudiante qui vous chérit. J’aime ma vie laborieuse, malgré ses rudesses ; vous m’aiderez à la supporter plus vaillamment.

Une ivresse le prenait à découvrir enfin, sous la froide figure de vierge cérébrale, la tendre jeune fille qu’il pressentait. C’était l’union éperdue de leurs deux âmes, précédant l’autre union.

— Oh ! Thérèse, murmurait-il à son tour, pardonnez-moi d’avoir voulu vous soustraire à votre magnifique destinée. J’étais fou. Mais c’est pour vous que j’existe, pour le double développement de votre cœur et de votre cerveau. Je m’y consacrerai. À votre cœur je donnerai la chaude atmosphère d’un culte ; à votre cerveau superbe, la liberté de s’épanouir complètement dans votre art. Non, vous n’êtes pas une simple étudiante, mais une femme rare et précieuse, une lumière. Vous aurez les livres, les congrès, les cours, les cliniques, les laboratoires et la liberté souveraine, et, par-dessus tout, l’amour absolu de votre mari.

Leurs mains fiévreuses se cherchèrent et s’enlacèrent, et ils se turent, n’ayant pas besoin de mots pour se comprendre. Une larme tomba des yeux de Thérèse, qui s’écarta pour soulever la perse des rideaux.

Le fleuve, dans la nuit, n’apparaissait plus que comme un mouvement noir aux reflets nacrés, vacillants. Féeriques et scintillants, les bateaux-mouches y glissaient en silence, minces nefs chargées de lumière qui coupaient l’onde obscure en y versant un fourmillement de feux. Devant les fenêtres, les arbres du quai, sombres et énormes, ajoutaient encore au mystère des choses.

Longtemps les deux amants regardèrent ensemble, sans le voir, ce coin du vieux Paris, archaïque et muet. Leurs pensées paresseuses s’éteignaient dans un grand trouble ; ils attendaient un subtil signal… Quand le cartel d’or, pendu à la muraille, sonna dix heures, Thérèse murmura, simple et tendre :

— Montons, veux-tu ?