Princesses de science/2/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 132-158).

IV

Dina Skaroff, depuis quatre ou cinq semaines, travaillait éperdument. L’époque du concours d’internat approchait. Elle redoutait surtout l’épreuve écrite de pathologie, et relisait ses livres ; mais c’était maintenant avec un entrain plein d’agrément qu’elle étudiait. Elle se sentait savoir. Quand, feuilletant ses traités, elle voyait se dérouler, à la volée des pages, comme en un panorama, le lamentable ensemble de toutes les misères humaines dont les planches en couleur étalaient crûment les figures, l’orgueil la prenait de posséder en sa mémoire déjà toutes ces images. Les souvenirs sanglants d’autopsie, l’âcre odeur des amphithéâtres, les aspects répugnants du mal, le dégoût, la pitié même, tout se transformait : la médecine devenait un grand poème ; les maladies, des manœuvres mystérieuses de la cellule organique ; la thérapeutique, une réaction contre l’ennemi dans cette microscopique épopée. La noblesse des mots de science, incolores, tout ce vocabulaire impassible et froid, achevait l’idéalisation des horreurs pathologiques, dans ce cerveau délicat de jeune fille. Elle connaissait les processus de tous ses microbes, comme un bon rhétoricien la marche des armées dans chacun des combats de l’Iliade. Et l’espoir de conquérir peu à peu cette autorité médicale, devant laquelle, un jour, toute une clientèle s’inclinerait, mettait quelquefois une étincelle de plaisir dans les yeux de cette pauvre fille ignorée.

Sa matinée se passait à l’hôpital. À midi, elle avalait un déjeuner hâtif chez quelque marchand de vin, au fond d’une de ces ruelles qui éternisent le vieux Paris, autour de Saint-Séverin : au restaurant russe de la rue Berthollet, on ne l’avait plus revue. À deux heures, elle était au travail. À six heures, elle allumait le réchaud à alcool et dînait de deux œufs et d’une tasse de thé. Puis, le travail l’absorbait de nouveau. Les yeux ardents, les pommettes en feu, elle veillait tard dans la nuit.

Ainsi qu’il arrive toujours, elle trouvait le bonheur là où délibérément elle avait voulu le prendre. Elle en venait à oublier l’émotion vive qu’elle avait eue à déjeuner près de Pautel, dans ce lieu où, par prudence, elle n’était plus retournée. Même aujourd’hui, à se rappeler par hasard ces minutes orageuses, uniques dans sa vie, elle avait le vertige ; bien vite elle en chassait alors le souvenir. Que serait-il advenu d’elle si Pautel, ce jour-là, lui avait demandé son amour !…

Mais aussi comme elle s’était ressaisie ! Quelle vigueur le travail infuse à ceux qui s’y consacrent ! Elle se glorifiait d’une telle domination sur elle-même. Cette science, qui l’avait sauvée, lui inspirait une étrange tendresse ; elle alla, dans son imagination exaltée de Slave, jusqu’à prêter une figure à cette tutélaire et maternelle médecine, son refuge. Un soir, elle saisit un livre de thérapeutique et se mit à le baiser avec une sorte de passion.

Cependant, autour d’elle, dans ce Quartier Latin tout frémissant de vie, de jeunesse et de plaisir, l’amour ruisselait par les rues, pareil à un grand fleuve dont elle remontait le cours, fièrement. Aux portes des brasseries, quand se nouaient les couples pour les promenades crépusculaires, Dina plaignait les femmes et méprisait ces jeunes Français qui s’en jouaient. Elle ne concevait que l’amour éternel, avec la fidélité intransigeante à un seul être.

Or, un soir, en revenant de la Faculté, au coin du boulevard et de la rue Cujas, elle vit deux amants s’embrasser. Le jeune homme, un grand étudiant blond en béret, lui tournait le dos, mais sa sentimentale et jolie maîtresse apparut à Dina, le temps d’un éclair, avec un visage voluptueux, comme en extase. Et Dina, s’enfermant dans sa petite chambre du sixième qu’elle avait regagnée en hâte, s’accouda devant ses livres et sans goût au travail pleura longtemps. La vie était si triste !…

La vie était bien triste, mais ce matin de mars bien joyeux, le lendemain, quand, à huit heures et demie, la jeune fille descendait le boulevard Saint-Michel pour se rendre à l’Hôtel-Dieu. Sa lourde serviette sous le bras, sa jaquette usée serrant sa taille frêle, elle allait vite, sans rêves, sévèrement. Pourtant, les arbres du boulevard avaient de gros bourgeons gonflés de sève ; les cris de Paris montaient gaiement ; les arroseurs municipaux inondaient la chaussée d’où s’élevait, sous les gouttelettes, une buée printanière, et là-bas, sur le ciel bleu, la Sainte-Chapelle, aérienne et dorée, se découpait avec sa flèche fuselée qu’allumait le soleil. Dina prit à droite le quai Saint-Michel. Notre-Dame lui apparut, gigantesque, offrant au couchant son portail géométrique hérissé de gargouilles.

Dina passa le seuil de l’Hôtel-Dieu et gravit l’escalier.

Thérèse Guéméné l’avait devancée et l’attendait dans le laboratoire. Il n’y avait encore dans la salle qu’un seul interne, procédant à l’examen des malades qui lui étaient dévolus. Au passage, Thérèse arrêta Dina qu’elle guettait depuis longtemps. Elles se serrèrent la main.

— Ça va ?

— Ça va, merci.

Une minute, Thérèse regarda l’étrangère avec attendrissement. L’effort contre son cœur, contre sa débilité naturelle, avait creusé, à la longue, un masque douloureux sur son joli visage. À la savoir si fort aimée, secrètement, par ce bon garçon de Pautel, Thérèse se réjouissait comme d’une équité miraculeuse de la vie. Elle méritait tant d’avoir sa part de bonheur, elle aussi, la pauvre petite Dina, si solitaire, si misérable, si courageuse !

— Vous faites des choses intéressantes ? demanda la jeune fille à l’interne.

— Oh ! rien d’extraordinaire ; c’est toujours ma thèse que je travaille.

Dina se préparait à passer au vestiaire pour endosser sa blouse. Thérèse la retint :

— Dites-moi, mon mari voudrait vous parler… oui, vous parler d’une colle de Boussard… C’est au sujet de votre concours… Voulez-vous déjeuner avec nous ?

— Avec vous ? répéta Dina.

— Oui… chez nous, on causera mieux.

Dina réfléchit, un instant. Jusqu’ici, les études communes, les mêmes séances à l’hôpital, la camaraderie, avaient nivelé les inégalités entre l’élégante fille du maître Herlinge et la petite étudiante russe aux jupes de pilou. À cette invitation, elle se ressaisit, se remémora sa misère, gaiement :

— Déjeuner en ville, ma chère ! y pensez-vous ? Regardez comment je suis mise. Je vais être le scandale de votre valet de chambre.

Et secouant les plis de sa robe amincie par l’usage, elle découvrit bravement ses bottines rapiécées :

— On n’exhibe pas ça, reprit-elle. À l’hôpital, j’ai ma blouse ; mais dans votre salon…

Thérèse, plus attendrie encore, l’embrassa en disant :

— Vous êtes charmante. Vous êtes la petite déesse Hygie, fille d’Asclêpios, notre dieu à tous. Vous ne tenez dans votre main ni la coupe ni le serpent, mais de belles connaissances qui feraient de vous une grande guérisseuse, si vous deviez continuer jusqu’au bout votre carrière… normalement… Croyez-vous donc que je ne serai pas honorée de recevoir chez moi un confrère de votre valeur ? Il faudrait en France beaucoup de travailleuses comme vous, Dina, pour imposer enfin la femme-médecin.

Toutes deux poursuivaient leur pensée chère. La Russe dit gravement :

— Le jour où je pourrai gagner ma vie…, l’élégance, je m’en ficherai ! mais j’aurai des robes confortables.

Elles prolongèrent toutes deux leur rêve, quelques secondes ; Thérèse souhaitait l’émancipation glorieuse de l’« intellectuelle » ; Dina, des visites à deux roubles pour s’acheter un manteau de drap comme madame Lancelevée.

— Au lit 7, il y a une entrante pour vous, Dina, dit enfin la jeune femme ; écoutez donc son cœur avant que mon père arrive. Vous serez interrogée.

Dina Skaroff pénétra dans la salle, ausculta sa malade. Quand Herlinge entra, suivi de ses auditeurs, elle leva les yeux pour s’assurer que Pautel ne suivait pas la clinique. Il n’y venait plus que rarement. Chaque mercredi, Dina redoutait de le voir. Pourtant, toutes les fois que s’ouvrait la porte vitrée, elle y jetait un regard furtif, croyant le voir apparaître, et elle palpitait.

Tant que dura la visite, elle fut très gaie. Herlinge l’interrogea sur le cas de l’entrante. Hardiment elle prononça le mot de myocardite ; il concordait avec le diagnostic du maître.

— Expliquez vos raisons, mademoiselle Skaroff, dit l’homme célèbre qui faisait trembler jusqu’aux vieux docteurs.

Elle fit crânement sa démonstration. L’invitation des Guéméné lui donnait de l’assurance. Elle s’en faisait fête comme une enfant. Et puis, si, à l’épreuve orale du concours d’internat, elle tombait sous la griffe de Boussard, ce serait très utile de connaître l’un de ces traquenards favoris que les étudiants attribuent à leurs examinateurs, sous le nom de « colles ». Souvent les professeurs s’inspirent en l’occurrence de cas singuliers fournis par leur clientèle ; on parlait, ces temps-ci, dans le monde médical, d’une cure retentissante opérée par Boussard, dans la famille d’un souverain étranger : un enfant royal guéri d’une maladie d’oreilles. Sans doute la confidence de Guéméné porterait sur cette question devenue chère au maître.

Après le départ d’Herlinge, Thérèse et Dina s’habillèrent ensemble. L’une, prenant pour glace la vitre du laboratoire, fixa par cinq épingles son petit chapeau foncé aux plumes touffues et légères ; l’autre, insouciante, assujettit d’un coup, sur ses deux touffes de cheveux crêpés, le grand feutre décoloré, sans un ruban, qui écrasait sa petite taille.

Elles gagnèrent l’île Saint-Louis, causant d’une autopsie qu’on avait faite l’avant-veille dans un autre service, et à laquelle Thérèse avait assisté. Elle disait :

— Des poumons microscopiques, ma chère, gros comme cela, et un petit rein de poupée, des organes en miniature, quoi !… et il avait trente ans !

— Avez-vous déjà rencontré ces organes infantiles ? demanda Dina, subitement intéressée.

Car, à l’opposé des jeunes hommes qui, aux heures de loisir, s’évadent joyeusement des questions médicales, les femmes s’y enferment, acharnées à s’instruire.

Mais elles furent interrompues. Devant elles, venait un homme chétif, au pardessus râpé, menant une bande de quatre enfants turbulents : deux garçons et deux filles.

— Tiens ! c’est monsieur Adeline ! s’écria Thérèse, qui avait connu, à l’économat de la Pitié, le mari de la doctoresse.

Il leva le bras pour saluer cérémonieusement, et l’on vit dépasser, sous sa manche élimée, sa manchette de huit jours. Thérèse aimait ce ménage laborieux, où la femme donnait un bel exemple à ceux qui prêchent l’incompatibilité entre la profession médicale et les devoirs d’épouse. Elle s’arrêta pour serrer la main au « bon monsieur Adeline ». C’était dans cette poétique rue du Cloître qui file sous les contreforts noircis de Notre-Dame. Là-haut s’alignaient une profusion de cathédrales minuscules, chaque contrefort supportant la sienne. Les deux Adeline aînés grimpèrent aux grilles ; leurs sœurs, mal élevées, en firent autant malgré leurs robes. Le père raconta :

— Nous sortons de la Morgue, tels que vous nous voyez. C’est déjà les vacances de Pâques ; il faut bien distraire un peu les enfants ! Ils avaient envie d’aller là. On ne sait vraiment que faire d’eux. Ce n’est pas ma pauvre Jeanne qui peut s’en charger : voilà trois accouchements qu’elle fait en trois jours, — je devrais dire en trois nuits, — et hier soir le docteur Artout lui a encore télégraphié. À cette heure, elle donne le chloroforme dans une opération d’appendicite… Artout favorise plutôt madame Lancelevée, c’est clair ; mais il demande tout de même Jeanne de temps en temps : eh bien, madame Guéméné, c’est comme un fait exprès, son petit bleu arrive toujours quand ma femme doit faire un accouchement dans la nuit ! Alors elle repart le matin sans avoir pris le moindre repos.

— Le chloroforme est plus avantageux dans le quartier de l’Étoile qu’un accouchement rue Dauphine, dit Thérèse ; madame Adeline devrait, dans ce cas-là, sacrifier le second au premier.

L’employé de l’économat prit un air confidentiel :

— Entre nous, madame Guéméné, si l’on était sûr du docteur Artout, Jeanne laisserait bien un peu sa clientèle, qui est si mauvaise !… mais quand le docteur Artout vient chercher ma femme, c’est que l’autre, la doctoresse Lancelevée, lui manque. Dans ces conditions-là, il importe de ne pas négliger la clientèle, qui est sûre, au moins, elle.

Il s’interrompit pour distribuer quelques taloches qui détachèrent des grilles, comme par miracle, les quatre enfants : les petites filles s’étouffèrent de rire, les garçons recommencèrent à grimper.

— Allons, allons ! il faut rentrer, dit le père ; la rue de Buci est loin, et moi, je dois être à deux heures à mon bureau… Ah ! madame, ces vacances ! ces vacances !…

Le pauvre homme faisait peine. Il redevint mystérieux et, se penchant vers Thérèse, le bord de son chapeau contre sa bouche pour étouffer ses paroles, il murmura :

— Le pire est que la bonne les bat, quand ils sont seuls à la maison.

Il rassembla sa bande, lui fit saluer ces dames. Thérèse, en le quittant, dit en guise de consolation :

— Bah ! ils se portent bien et ils sont gentils…

Adeline était un homme de quarante-quatre ans, modeste, tranquille, résigné. Son linge fripé, la poussière que retenaient les bords de son chapeau, le mauvais état de ses vêtements, tout trahissait le désordre. Il subissait avec douceur son abandon, et, dans leur ménage désorganisé, c’était sa femme qu’il plaignait. Dina Skaroff restait rêveuse ; Thérèse prononça :

— Je ne m’explique pas la gêne dans laquelle ces Adeline semblent vivre, car enfin le mari et la femme possèdent chacun une situation…

Elles passaient le pont Saint-Louis. L’étroite façade du petit hôtel apparaissait derrière les arbres, avec la porte en cintre posée légèrement de biais dans l’alignement.

— Je suis contente, Dina, de vous montrer ma maison, dit Thérèse.

Dina songeait qu’un jour, à Pétersbourg, elle aussi aurait la sienne, des domestiques auxquels, comme Thérèse, elle confierait le soin de sa vie matérielle, et un cabinet de consultation où les dames de l’aristocratie entreraient avec déférence. Et même, comme madame Guéméné l’introduisait dans le petit salon du premier, aux claires tentures de perse, elle demanda :

— Faites-moi voir votre cabinet, voulez-vous ?

Car elle se proposait de meubler le sien, là-bas, à la mode parisienne.

— Excusez-moi un instant, répondit Thérèse, il faut maintenant que je surveille mon déjeuner…

Elle affectait un grand souci de son ménage, comme en ont parfois les toutes jeunes mariées. Sa maison, de même que celle des Herlinge, se composait de trois domestiques : cuisinière, valet et femme de chambre. L’homme était Léon, qui servait déjà le docteur avant son mariage. Thérèse avait amené chez elle la cuisinière de ses parents, Rose, qui restait maîtresse absolue de l’organisation intérieure. La nécessité pour la jeune femme d’être avant neuf heures à l’hôpital lui ôtait tout loisir de donner des ordres le matin. Néanmoins, pour appuyer sa thèse de la compatibilité entre ses devoirs domestiques et ceux de sa profession, à peine revenue de l’Hôtel-Dieu, elle se rendait à la cuisine et se faisait dire les menus de la journée, à l’extrême contrariété de la vieille servante.

Ce jour-là, il y eut même un léger orage. Dina, qui attendait dans le petit salon mauve, en perçut les échos. Une minute plus tard, Thérèse revenait et, sans pouvoir dissimuler son mécontentement :

— Cette Rose est insupportable ; voici un déjeuner auquel mon mari ne goûtera pas ! On dirait qu’elle a choisi tout exprès les plats qu’il déteste le plus : des côtelettes à la purée d’oignons, — ce qui le ferait fuir, — de la langouste, — pour laquelle il n’a jamais pu vaincre sa répugnance, — et du poulet chaud : or, dix fois je l’ai dit à Rose, Fernand ne mange le poulet que froid.

Puis se reprenant :

— Pardon, Dina, je dois vous sembler ridicule, mais, quand on est marié, voyez-vous, ces choses-là prennent une grande importance ; une femme qui aime son mari doit s’inquiéter de son bien-être matériel, n’est-ce pas ?

— Je ne vous trouve pas ridicule ; je pense seulement que, pour des femmes comme nous, c’est difficile d’être mariées.

— Comment, difficile ? pas du tout, ma chère ! Tout ce contretemps est imputable à ma vieille servante qui a oublié mes recommandations tant de fois répétées… Je me flatte d’être une bonne épouse, au contraire, et une bonne interne par-dessus le marché !

Quelqu’un montait l’escalier : Thérèse sourit de joie. Le docteur rentrait. Il ouvrit la porte, serra très fort la main de Dina, et, câlinement, étreignit sa femme. Les visites de la matinée l’avaient exténué ;

— Je meurs de faim !

Et l’on devinait son plaisir à retrouver sa maison jolie, le déjeuner prêt et sa femme si tendre. Mais Thérèse, désolée, s’écria :

— Ah ! mon pauvre chéri ! mon pauvre chéri !

— Qu’y a-t-il ?

Et, comme on passait à la salle à manger, elle lui expliqua les erreurs de Rose ; elle récita tout le menu malencontreux : la purée d’oignons, la langouste, le poulet chaud…

Un vrai désappointement, une expression de colère, puis une résignation maussade se reflétèrent tour à tour sur la physionomie de Guéméné. Dina l’entendit murmurer ce mot qu’il n’avait pu retenir :

— Ah zut !

Puis il rit de sa propre déconvenue, et, voyant le chagrin de Thérèse :

— Allons, allons, ce n’est rien ; je mangerai des hors-d’œuvre. Qu’on me mette des œufs.

Une fois à table, Dina, qui se tenait cérémonieusement, demanda :

— Vous vouliez me dire une colle de Boussard ?

Fernand ouvrit les yeux, répéta :

— Une colle de Boussard ?

— Oui, dit Thérèse, tu sais… pourquoi nous avons fait venir Dina !…

Alors ils se regardèrent ; ils regardèrent Dina, et rirent tous les deux comme des enfants. Puis ils se rejetèrent l’un à l’autre le devoir de parler :

— Dis-lui tout, Fernand.

— Mais non, c’est ton affaire, c’est ton affaire.

Et l’étrangère les interrogeait, de ses belles prunelles défiantes et tendres, agrandies par l’étonnement.

Thérèse ayant éloigné le valet de chambre sous un prétexte futile, son mari dit enfin :

— Mademoiselle Skaroff… vous êtes très aimée par un de mes amis…

À ce moment, Thérèse l’interrompit :

— Oui, ma petite Dina, la voilà, cette fameuse colle de Boussard !… Il n’est nullement question de lui, mais d’un autre qui est fou de vous, absolument fou, ma chérie, et c’est pour vous faire subir une demande en mariage que nous vous avons invitée… Dites-moi, Dina, voulez-vous vous marier ?

Sur la nappe, les deux mains de Dina étaient retombées un peu tremblantes, mais elle demeurait impassible. Thérèse eût voulu la deviner : elle était impénétrable. La jeune femme alors se rappela une comparaison de son mari : « les beaux yeux d’antilope de mademoiselle Skaroff ». Souvent, petite fille, au Jardin d’Acclimatation, elle avait caressé les jolies bêtes familières, qui, hautaines et mélancoliques, lui prenaient délicatement, au bout des doigts, de menues bouchées de pain. Les antilopes avaient, pour la regarder, des yeux mystérieux et doux où l’enfant ne savait trop que lire : — l’amitié, le dédain ou l’indifférence ? — L’âme des étrangères est parfois aussi énigmatique pour nous que celle de nos frères inférieurs.

— Comment s’appelle votre ami ? demanda tout d’abord la jeune fille.

— C’est Pautel, ma chère… vous savez bien, Pautel qui venait si souvent à la clinique…

— Ah ! fit Dina.

Et ce fut tout. On vit un sourire sur ses lèvres, ses paupières s’abaissèrent, un peu de pâleur marqua ses joues. Elle ne répondait pas. Évidemment, elle avait reçu là un grand coup, et toute son âme en était remuée. Elle regrettait, sans doute, à ce moment, la solitude de sa mansarde où elle eût pu savourer sans contrainte le mal délicieux de son émotion. Ici, elle se faisait illisible.

— Il vous aime bien, dit Guéméné.

Elle reprit :

— Alors il veut que je sois sa femme ?

— Il mérite vraiment que vous lui donniez un peu de bonheur, mademoiselle Skaroff. J’estime beaucoup Pautel ; c’est l’homme le plus dévoué que je connaisse ; il est bon, très bon.

Le buste de Dina se souleva lentement ; malgré son effort pour les maîtriser, deux larmes perlèrent à ses cils, et un éclair de tendresse héroïque, presque sauvage, jaillit de ses prunelles profondes.

— Oui, il est bon !… murmura-t-elle ardemment.

L’amour, si longtemps repousse, entrait en elle victorieusement, l’envahissait, la transfigurait en une minute. La faible antilope traquée, qui redoutait le chasseur, reconnaissait enfin le pasteur bienfaisant ; elle trouvait le gîte sûr, la protection et les caresses.

— Oh ! je suis heureuse ! fit-elle, sans plus de phrases. J’étais si lasse d’être seule !

Elle ne gouvernait plus son émotion et s’en excusa près de ses hôtes. Fernand et Thérèse, attendris, gardaient le silence. La simplicité de cette pauvre fille les touchait religieusement ; c’était une joie de lui voir ce naïf bonheur d’être aimée, succédant à la détresse cachée de toute sa jeunesse.

Thérèse se pencha vers elle :

— Nous vous aimons bien, ma petite amie, votre bonheur nous rend heureux. (Et elle lui prit la main.) Vous serez donc la femme de Pautel… Mais cet excellent camarade, qui a des idées toutes particulières sur le mariage, vous demande un sacrifice que vous ne ferez certainement pas.

— Ma religion, peut-être ? demanda Dina.

Car elle était orthodoxe pratiquante, et il y avait là une singularité que plusieurs de ses camarades avaient remarquée.

— Non, déclara Thérèse, votre médecine.

— Ah ! fit encore Dina, sans plus manifester son sentiment.

Tous les trois se turent. Dina méditait. L’action de l’amour opérait en cette âme, encore enfantine en dépit d’une certaine maturité. Thérèse observait son amie ; mais Guéméné surtout, se rappelant ses propres angoisses, attendait avec inquiétude la réponse de la jeune fille. Le valet de chambre, revenu, passait un plat ; sa présence mettait une gêne entre les convives. Dina coupait un blanc de poulet dans son assiette. Le domestique parti, elle se redressa. Guéméné tressaillit. Qu’allait-elle dire ? La passion professionnelle l’emporterait-elle sur son féminin désir de complaire à celui qui l’avait choisie ?

— Sa demande ne m’étonne pas, dit-elle enfin.

— Mais, Dina, repartit vivement la jeune femme, je pense que vous allez réfléchir…

— C’est tout réfléchi. S’il n’avait pas demandé cela, c’est moi qui le lui aurais proposé.

— Comment ! s’écria Thérèse indignée, votre science, votre art, tout ce que vous avez acquis, la femme que vous êtes enfin, tout s’évanouit, tout s’efface devant le vœu égoïste d’un homme !…

— C’est bien le moins, commença la jeune fille, oui, c’est bien le moins. Je suis pauvre et je ne suis pas belle, j’ai des robes de mendiante, je passe dans les rues sans que nul se retourne, personne ne m’a jamais remarquée. Pautel est riche, il est apprécié, et l’on dit qu’il a un brillant avenir ; il est libre, heureux, dans son pays ; il pouvait faire un beau mariage, et c’est moi qu’il prend. Il ne sera plus libre, il sera moins riche, parce qu’il aura une femme ; le brillant avenir lui deviendra difficile, car je ne lui apporterai pas les hautes relations qui le facilitent. Et quand il me demande d’être toute à lui, je refuserais… Non, non, c’est trop naturel, ce qu’il veut là.

— Naturel ? reprit Thérèse qui s’exaltait, dites injuste plutôt ! Une femme, dans le mariage, n’a-t-elle pas le droit d’exister encore individuellement, de parachever son développement, de suivre ses goûts, d’affirmer sa personnalité, enfin ? Doit-elle renoncer, mariée, à la vie que, jeune fille, elle avait conçue ?

— Cela fait bien des droits, répliqua la douce Dina, mais n’a-t-elle pas aussi des devoirs, la femme ? Moi, je lui en vois beaucoup, et, en me mariant, je les accepte tous et je les aime. Je crois que nous ne sommes point pareilles à l’homme ; nous ne sommes près de lui que des « assistantes », comme on dit en Russie ; toute notre raison d’être est là : l’aider à vivre, à être heureux…

— Des esclaves, alors ? fit Thérèse, boudeuse.

— Oh ! je n’emploie pas de si grands mots : je dis « épouse », tout simplement ; cela signifie que la femme qui porte ce titre s’est vouée à un homme. Dit-on : « vouée » ou « dévouée », en français, dans ce cas-là ?

Le docteur était fort agité :

— Mais, mademoiselle Skaroff, une femme-médecin peut être toute dévouée à son mari ! Je suis heureux pour Pautel de votre générosité ; il vous saura gré d’avoir déféré à son désir ; mais laissez-moi croire cependant que l’exercice de la médecine n’est pas pour empêcher la femme de remplir avec dévouement ses devoirs d’épouse.

Il n’avait pas achevé de parler que la porte se rouvrait pour le service ; mais ce ne fut point Léon qui entra. Rose, la vieille cuisinière, le bonnet en arrière découvrant ses bandeaux gris, grande, épaisse sous son caraco flottant que serrait le tablier bleu, apportait elle-même la langouste. Son embonpoint lui faisait tenir le plat en avant, presque à bras tendus ; elle le déposa sur la table, d’un air digne et offensé, en déclarant :

— J’ai voulu venir m’excuser près de Monsieur. Il paraîtrait que j’ai fait un déjeuner contraire aux goûts de Monsieur : Monsieur peut croire que j’en ai bien du regret, d’autant que Madame, dans sa contrariété, a été dure pour moi. Je ne puis pourtant pas deviner les goûts de Monsieur. Selon Madame, on m’aurait dit autrefois de ne jamais faire de langouste ni de poulet chaud, mais un ordre vous est vite parti de la tête. Monsieur Herlinge, lui, pourrait le dire : quand je servais chez les parents de Madame, jamais monsieur Herlinge n’a eu un mot à me dire sur la cuisine, si ce n’est pour un petit compliment, un jour ou l’autre. Mais aussi, là, c’était bien différent : madame Herlinge donnait tous les ordres, elle était toujours là, on savait ce qu’on avait à faire…

Guéméné l’arrêta net :

— C’est bien, Rose, la cause est entendue, n’y revenons plus.

Mais Thérèse avait rougi, comme si son honneur même eût été attaqué.

— Ces vieux domestiques sont intolérables ! dit-elle en haussant les épaules. Celle-ci, pour avoir servi dix ans chez ma mère, se croit tout permis. Il me sera impossible de la conserver.

Puis, voyant l’assiette vide de son mari :

— Ah ! mon pauvre chéri ! mon pauvre chéri ! comme je suis ennuyée de te voir si mal déjeuner !

Et, comme un silence pénible pesait dans la salle à manger, Dina, qui suivait le cours de ses pensées, crut faire une diversion heureuse en racontant :

— Nous avons rencontré tout à l’heure ce bon monsieur Adeline qui promenait ses enfants. Savez-vous dans quel endroit il les avait conduits ? À la Morgue, docteur, à la Morgue !

Elle riait encore en songeant à l’air embarrassé de « ce bon monsieur Adeline » traînant avec lui sa bande indisciplinée. Il avait pris sur son déjeuner le temps de cette excursion macabre, faite à la diable, entre deux expéditions à l’économat de la Pitié. Affolé par les espiègleries des quatre écoliers en vacances, il ressemblait à ces veufs maladroits et pitoyables qu’on voit parfois chargés d’enfants. Contraints, misérables, ignorants des gestes de la mère, ils s’efforcent de la remplacer, mais sans atteindre à sa subtile adresse féminine ; ils y perdent même le rôle de leur paternité normale et deviennent un parent neutre, tour à tour violent et faible, dépourvu d’autorité.

— Oui, reprit mademoiselle Skaroff, on dirait un veuf. Sa femme est là pourtant, et si excellente, la pauvre doctoresse ! Mais voilà, son métier la surmène. Appelée au dehors à toute heure, le jour, la nuit, comment pourrait-elle encore s’occuper régulièrement du bien-être des siens.

— Une femme-médecin n’a pas quatre enfants, aussi ! s’écria Thérèse, que ce tour de la conversation irritait sourdement.

Une crispation passa sur le visage de Guéméné, qui tordit silencieusement sa moustache. Il avait pâli. L’éventualité d’une maternité pour Thérèse — souhaitée par le mari, redoutée par la femme — était une question épineuse dans le jeune ménage. D’un commun accord ils évitaient d’en parler, et les circonstances faisaient jusqu’ici que l’enfant, cette cause latente de désaccord, demeurait pour la jeune femme un péril menaçant mais lointain ; elle s’habituait à le moins craindre à mesure que le temps s’écoulait sans lui donner ce qu’on nomme « des espérances ».

— Moi, déclara Dina, j’adore les enfants.

— Nous sommes des êtres de famille, dit Guéméné rêveusement. C’est un instinct puissant que notre désir d’une descendance. On veut se continuer dans la vie, malgré la mort, créer des sujets d’affections nouvelles. Le cœur a, comme la chair, ses besoins inéluctables.

— Avec quatre diables comme ceux des Adeline, fit en riant la jeune Russe, une femme doit avoir ses désirs de tendresse largement comblés, et cette bonne doctoresse, j’en suis sûre, se passerait volontiers d’exercer la médecine.

— C’est extraordinaire, Dina, comme vous en parlez légèrement de cette médecine pour laquelle je vous croyais tant de ferveur ! dit Thérèse. Je vous ai vue, ce matin, en pleine passion de travail ; une heure passe, et vous en voici détachée.

Dina réfléchissait tout haut :

— J’aimais mon métier ; c’était bien juste : je ne pouvais avoir foi qu’en lui. Il était ma sauvegarde. Il devait me nourrir. Je m’étais donnée à lui. C’était mon mari, à moi : comprenez-vous ? Mais, quand je trouve ce qu’une femme désire toujours le plus, l’amour, ah ! je serais folle de me montrer récalcitrante. Ne trouvez-vous pas ?…

On sonna en bas, à la porte d’entrée. Guéméné regarda sa montre.

— Une heure, dit-il ; la consultation ! Tant pis, les clients attendront. Aujourd’hui, je déjeune au dessert.

Mais, au bout d’un instant, Léon entra :

— C’est monsieur le docteur Pautel qui voudrait parler à Monsieur.

Thérèse et son mari sourirent. Le docteur dit :

— Pautel vient me demander une consultation ; il est très malade… Si vous montiez la lui donner, mademoiselle Skaroff ?… Pour le cas dont il s’agit, vous serez la plus habile.

— Ma première consultation, alors ! fit Dina en se levant de table.

Elle était pâle et radieuse ; sous les deux touffes de ses cheveux crêpés, ses beaux yeux passionnés et doux s’allumèrent superbement lorsqu’elle reprit :

— Et la dernière…

C’était l’ivresse de son sacrifice amoureux qui, de cette fille pauvre, dans sa robe misérable et usée, faisait à ce moment une incomparable femme. Tranquille et sereine, elle secoua, de son geste ordinaire, les miettes de sa jupe, et s’en fut vers la porte, de son allure dansante. Avant de disparaître, elle sourit à ses amis qui expliquèrent :

— Au second étage, la porte à droite… vous le trouverez là… Nous vous laissons aller seule.

— Dans cinq minutes, vous viendrez me rejoindre, fit-elle.

Le docteur et sa femme achevèrent le repas en silence. Un trouble les avait saisis. Tous deux songeaient au mystère de ces belles fiançailles qui s’accomplissaient en ce moment sous leur toit. Elles étaient joyeuses, calmes et sans nuage ; et ils pensaient aux leurs qui avaient été mélancoliques. Cette étrange Dina s’en était allée à l’oblation de sa gloire, de sa science, de sa personnalité, de tout son « moi », enfin, avec une simplicité de petite fille. Des comparaisons pénibles s’imposaient à l’esprit de Thérèse et de Fernand.

— Montons-nous ? demanda le mari.

— Laissons-les encore un peu, dit Thérèse.

Une demi-heure plus tard, ils ouvrirent la porte du cabinet de Fernand. Pautel avait les yeux rougis sous le cristal du lorgnon. Dina portait encore sur ses joues délicates la flamme et l’orgueil du premier baiser, et tous deux se tenaient par la main, naïvement, comme les fiancés du peuple. Guéméné et sa femme se répandirent en félicitations. Le tableau était singulièrement banal de ce garçon flegmatique et de cette fiancée en robe de pilou, qui s’étaient joint les mains comme dans une photographie campagnarde. Dina Skaroff n’était plus qu’une insignifiante jeune fille destinée à vivre dans le sillage de son compagnon. La petite Princesse de Science qui, tant de mois, avait promené par les hôpitaux parisiens l’austérité de sa blanche livrée d’externe, les promesses de son talent, s’effaçait dans l’ombre d’un homme. Les médecins ne la verraient plus ; elle glisserait lentement dans un abîme d’oubli. Thérèse trouvait cela triste comme un enterrement, mais elle s’efforça à des propos d’élémentaire courtoisie.

— Vous avez de la chance, Pautel ; oui, vous avez de la chance !… Et vous, Dina, vous ne tirez pas non plus le mauvais numéro… Allons, vous ferez un gentil ménage… n’est-ce pas, Fernand ?

Elle se retourna pour chercher des yeux son mari : Guéméné avait disparu. Elle allongea la tête vers la pièce contiguë, son cabinet de travail ; il était vide.

— Où donc est Fernand ? répéta-t-elle.

Puis, prenant ce prétexte pour offrir aux amoureux un nouveau tête-à-tête, elle redescendit à la salle à manger en appelant son mari. Les domestiques desservaient la table : ils croyaient Monsieur là-haut. Sans savoir pourquoi, Thérèse eut au cœur une légère angoisse. Elle remonta deux étages si vite qu’elle s’essouffla un peu.

Fernand était dans leur chambre, debout devant la fenêtre. Il haletait, les poings fermés, tout frémissant.

— Qu’as-tu ? mon Dieu ! qu’as-tu ? s’écria-t-elle, effrayée.

Il ne répondit pas. Elle vit ses traits convulsés. Il la prit dans son bras, la faisant ployer sous son étreinte et, les yeux terriblement tristes, il dit, étouffant presque :

— Moi aussi, je t’aurais voulue toute !