Princesses de science/3/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 159-186).

TROISIÈME PARTIE

I

En juin, l’événement dont parla tout le monde médical fut l’élection de Boussard à l’Académie des sciences. Il avait à peine quarante-six ans. Ses livres de thérapeutique, et surtout son dernier ouvrage, la Thérapeutique des Maladies du Rein, lui avaient ouvert l’Institut. On ne savait au juste pourquoi il était le dieu des jeunes. L’Association des Étudiants lui vota un bronze d’art. À l’École de Médecine, l’après-midi, quand les jeunes gens, sortant de la dissection, se formaient en groupes dans la petite cour intérieure, son nom volait sur toutes les bouches, et l’on entendait ces exclamations admiratives, propres à l’adolescence :

— Un type épatant, mon cher !

— Sacré Boussard !

Ils n’en disaient généralement pas davantage, mais ils étaient béants d’enthousiasme, et l’admiration se propageait.

Boussard trouvait chez ses grands collègues une sympathie plus raisonnée. Tous lui firent fête, et les Herlinge donnèrent en son honneur un dîner de dix-huit couverts, dans leur appartement de l’avenue Victor-Hugo.

Thérèse et son mari, ce soir-là, furent en retard. La robe que la jeune femme s’était commandée pour la circonstance n’arrivait pas. En rentrant de l’hôpital, à cinq heures, après la contre-visite, Thérèse dut envoyer sa femme de chambre chez la couturière. Celle-ci s’affairait à finir les manches ; elle s’excusa : « Madame Guéméné, aussi, n’était pas une cliente ordinaire ; elle avait manqué trois essayages : il avait fallu s’en tirer tant bien que mal !… » Un fiacre attendait à la porte. On y fit monter deux ouvrières avec la robe inachevée qu’elles faufilèrent sur Thérèse, posant des épingles de droite et de gauche pour assujettir les plis. C’était une simple tunique de soie vert bronze, à reflets. Le beau corps de Thérèse s’y moulait superbement. La jeune femme riait, disant qu’elle travaillait dix heures par jour et qu’essayer des robes n’était point son fait. Et le mari, en habit, tout ganté, la regardant, riait aussi, amoureusement.

Quand ils entrèrent dans le salon des Herlinge aux trois fenêtres ouvrant sur l’avenue, quatorze personnes déjà présentes y mettaient un bourdonnement indistinct et une chaleur parfumée de bal. Aussitôt il y eut un arrêt dans les conversations. On se levait, les mains se tendaient ; Thérèse était dévisagée, pour la singularité de son cas d’interne mariée, pour sa jeune gloire, car sa réputation de travailleuse était établie. Tant de figures bougeant, papillotant devant elle, lui causèrent tout d’abord un éblouissement ; mais la fine et sombre silhouette de madame Lancelevée, qui se remarquait toujours dans n’importe quelle assemblée, attira son attention. Puis ce fut Artout, dont la forte carrure, les soixante ans dominateurs et le verbe haut affirmaient tout de suite aussi la personnalité. Il lui frappa doucement sur l’épaule, comme à un jeune camarade, disant d’une voix qui retentit dans tout le salon :

— Eh bien ! pas encore de bébé ?

Et, en vieil accoucheur, il lui scrutait la taille d’un air grave. Au même moment, le visage mat et la belle barbe assyrienne du docteur Gilbertus se profilèrent derrière lui. Le vulgarisateur de la science moderne, à force d’intrigues, réussissait à se faire inviter maintenant aux dîners des Herlinge. Il prenait des poses solennelles d’acteur. Son habit n’avait pas pli. Tout le laborieux effort médical de l’époque semblait enfermé sous son front blême. Thérèse s’amusa de voir ce génial charlatan faire si bonne figure dans ce milieu scientifique. Comme il la saluait en silence, pour plus de dignité, une toilette rouge se dressa près d’elle : élégante et bien coiffée, Dina Pautel était là, qui riait de n’avoir pas été reconnue tout de suite. Et, comme Thérèse se disait troublée par la multiplicité de ces figures, la jeune mariée protesta :

— Non, non, vous ne m’aviez pas reconnue ; j’ai quelque chose de changé : c’est ma robe.

Elle prononçait : « quelqué chose » ; elle était délicieuse et exotique dans cette soie rouge, avec le flamboiement de ses yeux tendres sous ses touffes de cheveux crêpés. L’étudiante russe était loin maintenant. Avec le feutre dépourvu de garnitures et la jupe de pilou, s’en était allé son mystère de jeune « cérébrale ». Mais, dans l’amoureux marché qu’avait été son mariage, elle oubliait son sacrifice pour évaluer seulement l’apport de son mari.

— Il est là-bas, à l’autre bout du salon, dit-elle à Thérèse ; le voyez-vous, avec monsieur Guéméné et Janivot, à gauche de la cheminée ?

La jeune femme aperçut en effet la tête blonde et le lorgnon de Pautel dans un groupe de médecins où s’agitait le docteur Herlinge, très animé par une discussion avec Janivot, l’aliéniste. Artout se tenait à l’écart ; il avait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre le jeune Bernard de Bunod, grand garçon pâle, aux membres maigres, aux yeux fous ; et, pour détourner son attention de la doctoresse Lancelevée, que son regard ne quittait pas, il cherchait l’un après l’autre tous les potins médicaux à lui conter : « Ce Janivot n’était qu’un bluffeur. Sa maison de santé de Passy ne se maintenait que grâce à des prix fabuleux : soixante francs par jour, sans compter les suppléments. L’audace de cet homme avait fait sa célébrité. Au demeurant, ce n’était qu’un médicastre… »

Madame Herlinge, à ce moment, s’écriait :

— Huit heures un quart ! et Boussard n’arrive pas !

Elle s’inquiétait d’un certain risotto, enrichi d’écrevisses et de truffes, qu’elle avait elle-même surveillé et qui serait manqué si l’on ne dînait pas à l’heure. C’était une grande femme de cinquante ans, froide et distinguée, à qui ses bandeaux d’un blond fané donnaient un âge ambigu. Elle avait les yeux ternes, parlait généralement à voix basse, avec de subtils coups d’œil sur tout son salon pour s’assurer du bien-être de ses moindres invités. Elle occupait une bergère auprès de la belle madame de Bunod, femme altière, aux cheveux blancs, à la rigueur protestante. Une jeune femme en toilette sombre était assise un peu plus loin et se tenait silencieuse auprès de son mari, un cachectique d’une effrayante pâleur. Personne ne leur avait adressé la parole. Leur qualité de « clients » les isolait dans cette réunion médicale qui ne comptait que des initiés. Madame Herlinge s’aperçut de leur délaissement et fit un signe à sa fille, dont s’étaient emparées Dina et madame Lancelevée.

— Viens donc, Thérèse, que je te présente à madame Jourdeaux.

Et elle eut un intraduisible accent d’orgueil maternel pour prononcer :

— Ma fille, madame Guéméné, interne à l’Hôtel-Dieu.

Les deux jeunes femmes se pénétrèrent d’un regard. Elles étaient également belles, de même âge, de même taille ; mais l’une s’épanouissait dans le bonheur ; l’autre, physionomie douce et résignée, traînait jusqu’ici son malheureux mari que dévorait, vivant, la plus horrible des infections internes : le cancer.

On entendit madame Lancelevée qui prononçait près du piano :

— Boussard ? Je le connais à peine. Je ne l’ai vu que rarement.

Dans l’embrasure de la fenêtre, Artout avait saisi par le poignet le jeune Bernard de Bunod et s’entêtait à l’occuper de ses bavardages :

— Ce Morner que vous apercevez là-bas, droit comme un terme, à côté de Guéméné senior, avait une autre étoffe que Janivot. Ses vices l’ont gêné. Il exploite petitement les plaques électriques dans je ne sais quel quartier populeux des faubourgs, tandis que Janivot pressure les riches neurasthéniques dans son établissement morticole de Passy. Mais Morner, sans l’alcool et sans la flemme, serait devenu quelqu’un. Il a été mon élève. Il promettait.

Très absent, à mi-chemin toujours entre la réalité qui l’entourait et la vie du souvenir où il retrouvait sa compagne, l’oncle Guéméné, à l’extrémité du salon, voyait impassiblement se nouer et se dénouer les groupes. Il était venu par tendresse pour Thérèse qui l’en avait prié, espérant le distraire. Rien de commun n’existait plus entre lui et le monde. Ses traits las, ses épaules affaissées, exprimaient un souverain détachement. Mais, lorsque son regard se fut posé sur le malade, il alla vers lui, comme attiré par une passion de pitié. Alors le silencieux Jourdeaux devint loquace : il savait son interlocuteur médecin, et se hâta d’accuser un cancer du foie ; se flattant d’intéresser un professionnel, il s’offrit comme un « cas », raconta ses misères avec prolixité et, tout en parlant, le malheureux, de sa main blême et décharnée, se caressait l’hypocondre machinalement.

Les yeux du veuf, indifférents et froids, prirent une douceur extraordinaire, et, tandis qu’ils se fixaient sur ceux du malade :

— Un cancer, monsieur ?… Et qui vous l’a dit ?… Quel médecin peut diagnostiquer sûrement un cancer du foie ?

— J’ai lu des livres de médecine, j’ai fait des rapprochements faciles ! soupira le pauvre homme.

— Et si dans un an vous étiez guéri ? demanda gravement l’oncle Guéméné, avec des réticences et une autorité où il y avait un infini de compassion.

Un éblouissement, quelque chose d’indicible passa sur le visage cadavérique de Jourdeaux. Debout devant lui, Eugène Guéméné le dominait. Avec ce fol espoir de vie, il avait répandu un fluide étrange de bonheur chez ce condamné ; il lui paraissait grand et puissant comme un dieu. Il dit encore :

— J’ai rencontré un cas semblable au vôtre, monsieur ; en dépit de tous les pronostics, le malade est aujourd’hui guéri. Les médecins…

Guéméné n’acheva pas. Tout le monde s’était tu ; il y eut par tout le salon comme une solennité soudaine. Le veuf, se retournant, vit entrer un homme chauve, grand et frêle, qui vint lentement saluer la maîtresse de maison. C’était Boussard.

Herlinge, Artout, Janivot, s’avancèrent pour lui serrer la main : ce fut une débandade générale. Avec une déférence très marquée, les jeunes, Pautel et Guéméné, le saluèrent. Puis il y eut des présentations. Madame Lancelevée, devant qui le grand homme s’était incliné, rejeta de côté sa traîne molle de velours noir, et se recula au fond du salon pour rejoindre la timide Dina qui était demeurée dans l’ombre ; elles reprirent leur causerie interrompue :

— Et vous ne regrettez rien, chère madame, vous êtes heureuse ?

— Oh ! oui, bien heureuse… Il me remercie chaque jour, et je lui dis que cela n’en vaut pas la peine.

Boussard ajusta son monocle, enveloppa la doctoresse d’un rapide coup d’œil, et, se penchant vers Artout :

— N’était-elle pas en 98 externe à Beaujon, dans votre service, et n’est-ce pas elle que, pour son insensibilité, son calme léthargique, vos élèves appelaient « Morphine » ?

— Justement ! reprit Artout en réprimant un sourire. C’est une femme de valeur. Je la tiens en grande estime. Il ne faut plus blaguer les doctoresses, mon cher…

On avait annoncé le dîner ; madame Herlinge dit :

— La doctoresse Adeline n’est pas encore arrivée ; mais elle m’a priée de ne pas l’attendre.

Alors elle prit le bras d’Artout, Boussard offrit le sien a Thérèse qui, dans le trajet du salon à la salle à manger contiguë, trouva le moyen d’entamer avec l’illustre confrère une conversation médicale. Le maître de maison conduisit madame de Bunod. S’approchant de son gendre, madame Herlinge lui glissa un nom à l’oreille

— Madame Jourdeaux… là-bas…

Fernand Guéméné chercha des yeux et joignit la triste jeune femme. Elle avait à peine posé la main sur la manche de son habit qu’elle lui demandait :

— Vous êtes le gendre de madame Herlinge, vous êtes docteur, n’est-ce pas, monsieur ?

Et, sur la réponse de Guéméné, elle se sentit en confiance tout de suite. Ces malheureux Jourdeaux, avec une même âpreté de désespérés, se raccrochaient à tout ce qui portait un titre médical. Les Herlinge les avaient connus, l’an dernier, à Vichy, où madame Herlinge s’était vite intéressée à la sympathique jeune femme, qui eût fait des platitudes pour gagner son amitié. Madame Jourdeaux semblait absorbée par un sentiment unique : la pitié pour son mari. Le ruissellement des lumières dans la salle à manger, l’éclat des fleurs rares, la blancheur de cette longue table neigeuse, la fine dorure des porcelaines, l’argenterie, les cristaux, les fruits monstrueux, toute cette gaieté de fête répandue dans l’atmosphère de la salle ne parut pas l’atteindre. Dans le tournoiement des convives en quête de leurs places, elle chercha son malade et le découvrit à l’extrémité opposée, entre Janivot et madame Lancelevée. Aussitôt, avant même qu’on fût assis, dans le bruissement des robes que les femmes foulaient entre les chaises, elle le désigna d’un geste à Guéméné :

— Voilà mon pauvre mari, là-bas, docteur.

Madame Herlinge s’était assise ; elle avait Artout à sa gauche et Boussard à sa droite ; le maître de maison se trouvait entre madame de Bunod et la doctoresse Lancelevée. Les hommes étant plus nombreux que les femmes, un bloc de quatre médecins occupait un des bouts de la table. C’étaient Janivot, Pautel, Gilbertus et Morner, — qu’on invitait de temps en temps, ses parents, de vieux amis de province, l’ayant jadis recommandé aux Herlinge.

On servit le potage. Peu à peu, couvrant le choc amorti des cuillers, le bruit des propos s’enfla. On entendait la grosse voix d’Artout qui, ayant perçu quelques mots scientifiques échangés entre madame Jourdeaux et Fernand Guéméné, s’écria :

— Ces gens du monde sont étonnants ! Avec tout ce qu’ils apprennent maintenant, nous sommes fichus. Ma parole, ils nous collent sans cesse ; ils connaissent avant nous leurs maladies, ils se permettent de les discuter et nous donnent au besoin des consultations sur leur état. On devrait interdire aux revues la publication de ces articles de physiologie ou de thérapeutique où se délecte la clientèle… Alors, quoi ? qu’est-ce qui nous reste, si nos malades en savent autant que nous ?

Un peu effrayée, la douce madame Jourdeaux leva sur lui ses sombres yeux de brune ; mais le brave homme riait, malgré son air terrible : aussitôt, rassurée, elle reprit avec Guéméné l’histoire du mal dont souffrait son mari. Fernand se penchait vers elle, l’écoutait complaisamment, la questionnait même. Herlinge et madame de Bunod, répondant à la sortie d’Artout, défendaient au contraire l’utilité de la clairvoyance et du savoir chez le malade.

— En étiez-vous plus avancés, docteur, demanda la froide femme aux cheveux blancs, quand le client, interrogé par vous, déclarait que « ses nerfs se nouaient sur son estomac » ou bien « qu’il sentait là une barre de fer » ?

Sous ses bandeaux blancs, les diamants de ses oreilles étincelaient. Sa manche courte laissait voir au coude, dans un flot de valenciennes, la rondeur de son bras nu, encore beau. Des opales, un gros rubis serti de brillants, une émeraude à facettes, des gemmes de toutes couleurs scintillaient à ses doigts déformés de rhumatisante. Et elle surveillait sans cesse, à la dérobée, son fils, le pâle jeune homme qui, un peu plus loin, rêvait silencieusement.

Boussard, le héros du jour, parlait peu. Thérèse avait en vain tenté d’entamer avec lui, sur les altérations du cœur, un entretien précieux pour elle. Il ne s’y prêtait guère. Elle alla même jusqu’à lui confier le secret de sa thèse. Il dit seulement :

— Ah ! ah ! très curieux… Je vous félicite, madame.

Et il se renferma dans sa méditation. Il venait d’être frappé cruellement dans sa vie conjugale. Son divorce était pendant. On le disait très affecté. Il possédait d’ailleurs une de ces intelligences sans éclat, mais insondable, comparable à l’un de ces puits dont la surface est étroite, terne, obscure, mais l’eau pure et la profondeur ignorée.

Entre lui et madame Lancelevée assise en face, un étroit vase de verre portait de minces tiges d’héliotrope. Il étendit la main et le déplaça. Une seconde, librement, ils se contemplèrent. La doctoresse était très belle, ce soir. Sous l’arc magnifique de ses sourcils, elle avait les yeux bougeants, changeants, inquiets et tragiques. Janivot, s’adressant à Pautel, lui demanda :

— Quel âge peut-elle avoir ?

On passait le poisson, quand le rire de Jeanne Adeline éclata derrière la portière. Elle entra en ôtant ses gants, grasse, blonde et frisée, se moquant de toute cérémonie ; et, comme les hommes se levaient, elle agita ses mains potelées qui sentaient encore le savon antiseptique :

— Non ! non ! tout le monde assis ou je m’en vais !

Elle prit la place que lui avait ménagée à côté d’Artout madame Herlinge, qui ne redoutait point, pour l’aimable bonhomme, les gauloiseries de la dame. Le valet de chambre lui apporta son potage. Elle conta ses douze visites de l’après-midi, sa course rue de Buci, chez elle, pour « se nettoyer ».

— Et me voilà ! finit-elle. Encore ai-je pris un sapin pour être moins en retard.

Et tout le monde eut la même idée : celle des trente-cinq sous de son fiacre annulant une visite parmi les douze de l’après-midi.

Alors la conversation, devenant générale, tomba sur les femmes-médecins. Certes le métier dépassait presque les forces d’une femme ; ces guérisseuses nouvelles faisaient preuve d’une énergie, d’une volonté totalement inconnues des générations précédentes. Le bout de la table, où cinq hommes se trouvaient côte à côte, fit grand tapage. Gilbertus, galant, déclarait que nulle autre mission ne convenait mieux à la femme ; la doctoresse était pour lui l’incarnation moderne de la sœur de charité. Le pauvre Jourdeaux, placé près de madame Lancelevée, fit effort pour dire « combien ce devait être encourageant d’être soigné par les dames ». Mais Janivot, au contraire, impudemment, devant ces jeunes femmes, ses « confrères », criait à l’abomination. À cause de leur lobe frontal moins volumineux, les femmes ne pouvaient rivaliser avec l’homme dans les carrières scientifiques. Ces êtres nerveux, frémissants et vibrants, feraient tort à la science, la compromettraient. Puis la femme, dogmatique par nature, capable d’enregistrer en son cerveau un enseignement, s’y enferme étroitement, incapable de l’élargir, de l’adapter à un cas nouveau, rationnellement, par déductions logiques.

— Elles s’assimilent des livres, clamait-il dans la rumeur de toute la table, en dépit des protestations indignées de Thérèse, elles n’inventent jamais rien. Or le vrai médecin doit être un inventeur inlassable, toujours en éveil.

— Il a raison ! cria comiquement la doctoresse Adeline, en applaudissant de ses deux mains grasses levées au-dessus de son assiette ; il a raison : regardez-moi un peu, vous tous qui protestez, et dites-moi donc quelle figure je fais près de monsieur Artout !

— Des sœurs de charité ! Gilbertus, vous me la baillez belle ! continua Janivot, excité par l’animation de tous les convives. Mais demandez donc à ces dames si la curiosité, chez elles, n’a pas toujours été plus forte que la sensibilité. Demandez-leur si elles s’émeuvent, demandez-leur si elles pleurent, demandez-leur surtout pourquoi elles soignent et si la seule pitié humaine les a conduites là où elles sont.

— Bravo ! fit très haut madame de Bunod qui haïssait la doctoresse Lancelevée pour la passion qu’elle avait inspirée à son fils.

Artout riait à pleine gorge, en donnant des coups de poing sur la table. Cette hardie mercuriale, jetée sans vergogne à la face des doctoresses présentes, lui semblait très crâne, très amusante, l’enchantait. Et il ne réfutait rien, laissait la verve de Janivot s’écouler, jouissait de l’ébahissement général. Le maître Herlinge paraissait beaucoup moins satisfait. Son œil bleu s’allumait d’un reflet dur dans son visage parcheminé. Il était fier de sa fille, et ces propos, loin de l’égayer, l’irritaient secrètement.

— À la Présidence, on ne partage pas votre opinion, mon cher ! dit-il enfin : on y accorde la plus absolue confiance à madame Lancelevée.

Des parfums de viandes grillées, de gibier épicé, aromatisé aux baumes violents, s’épandaient dans l’air. La chaleur des lumières développait l’odeur capiteuse des corolles épanouies ; les gâteaux et les crèmes fleuraient la vanille sucrée. Et, pendant que le brouhaha des voix s’élevait plus confusément, le valet de chambre des Herlinge, important et gourmé, tournait autour de la table, promenant deux bouteilles poussiéreuses dont il glissait les goulots, discrètement, entre les convives, en laissant tomber ces mots à intervalles réguliers :

— Château-Laffite… Pomard…

Alors Artout, avançant la tête pour rencontrer le regard de Janivot, s’écria sur un ton qui dérida tout le monde :

— Pour ce qui est du lobe frontal, mon bon, je mets celui de ces dames diablement au-dessus de certains lobes masculins, vous savez…

Et Boussard, qui n’avait rien dit encore, ajouta de sa voix lente et sympathique aux femmes :

— Près de l’enfant elles sont parfaites, avant la naissance, pendant et après… Nous découvrons parfois en elles d’admirables auxiliaires. Moi, je leur rends hommage.

Et, comme s’il eût été intimidé, l’homme célèbre, ayant parlé, but une gorgée d’eau.

— Oh ! reprit l’aliéniste, craignant d’avoir été trop loin, à toute règle il est des exceptions ; témoin ces dames, ici présentes : ce n’est pas seulement par leur beauté qu’elles m’intéressent.

Boussard redressa son crâne nu, ses tempes chauves qui semblaient polies dans la substance des divines statues ; ses yeux gris, penseurs et doux, firent le tour des convives. On sentait qu’il allait parler ; un silence presque religieux s’était fait, que ponctuait l’appel monotone :

— Château-Laffite… Pomard…

— Il y a ici, dit-il enfin, une jeune femme dont je sais l’histoire. C’était une confrère, travailleuse et vaillante, qui touchait à l’internat, une étrangère, si je m’en souviens… On me l’avait signalée. Elle n’est plus étudiante. Elle a épousé l’un des nôtres et lui a donné cette marque d’amour de renoncer à toute ambition, à toute vanité. Cette jeune femme a été très grande ; ce qu’elle a fait devait être très difficile.

Madame Herlinge, se penchant vers Boussard, lui désigna là-bas, entre Bernard de Bunod et l’oncle Guéméné, Dina qui souriait, rouge de plaisir. Ses yeux tendres d’antilope se fixèrent sur Pautel, et elle répétait comme le premier jour :

— Eh ! c’était bien le moins ; oui, c’était bien le moins…

Alors chacun renchérit sur Boussard, et toute l’attention se porta sur Pautel qui eut véritablement là une minute de triomphe. Énigmatique, avec son regard de myope sous le chatoiement du lorgnon, il était celui à qui tout un glorieux avenir de femme avait été sacrifié. Sa clinique de la rue Saint-Séverin, où il soignait les cardiaques, avait déjà fait quelque peu parler de lui ; mais combien plus cette amoureuse histoire, cette poétique et sensationnelle conquête de la femme savante redescendue pour lui des sommets de la science dans la vie obscure des bonnes épouses ! Il avait comme hérité toute sa gloire. En s’éteignant, la petite étoile qui se levait dans ce monde de science avait laissé à l’astre ami une splendeur.

Il dit, avec cet aplomb joyeux que donne le grand bonheur :

— J’espère aimer assez ma femme pour qu’elle ne regrette rien.

Alors Boussard, se tournant vers Thérèse, lui dit, presque à voix basse :

— Ne voyez pas un blâme, chère madame, dans mon admiration pour le sacrifice de cette jeune étudiante. Vous y viendrez.

— Y venir, moi ! jamais, docteur ! s’écria Thérèse avec un entêtement passionné, jamais !

Fernand souffrait. L’apothéose dont Pautel, en plein dîner d’apparat, venait d’être le héros lui suggérait un retour sur lui-même. Son bonheur conjugal lui semblait diminué de tout celui de son camarade. Il n’avait rien obtenu, lui, pas une concession, pas le moindre renoncement. Et la gêne qu’il éprouvait soudain d’être présent à cette ovation, prouvait bien le défaut initial de son union. Maintenant il percevait, par lambeaux de phrases, ce que Thérèse disait à Boussard sur la condition de la doctoresse mariée, sur les droits de l’épouse et les droits professionnels de la femme. Il sentait son ardeur à défendre ses théories, sa révolte à l’idée qu’on pût la croire capable, elle aussi, d’accepter le joug sous lequel se nivellent toutes les amantes. Une colère étreignait le mari. Ce fut à ce moment qu’il apprécia mieux sa douloureuse voisine. Il ne l’avait pas trouvée fort intelligente jusqu’ici. Il jugeait même de mauvais goût cette consultation indiscrète que, depuis le commencement du repas, elle lui arrachait bribe à bribe, comme s’il avait pu, avec des mots, lui guérir son mari. Mais la douce jeune femme, devinant peut-être, par une délicate intuition, ce qu’il endurait, commença :

— Le docteur Boussard ne dit pas tout. Une femme doit se trouver bien heureuse d’être assez aimée pour qu’on l’épouse malgré tous ses devoirs professionnels, qui font si peur aux maris, d’ordinaire !

Puis elle conta que, deux ans auparavant, elle avait aperçu à Vichy mademoiselle Herlinge. Combien elle l’avait admirée ! Ah ! un homme devait être fier d’une telle épouse. Quelle belle association conjugale !… Elle aurait tant aimé être médecin, elle, pour soigner son pauvre mari !… Et ses yeux cherchaient, à l’autre bout de la table, Jourdeaux qui, de tout le dîner, n’avait pris que quelques gouttes de lait.

Madame Herlinge ne se mêlait guère aux conversations ; elle écoutait d’une oreille distraite, mangeait à peine. Ses yeux gris, furtivement, surveillaient ses dix-sept convives ; elle scrutait leur assiette, leur verre, leur pain, jusqu’à leur physionomie ; et l’expression de sensualité qu’ils laissaient voir, quand passait un met plus exquis, flattait secrètement son orgueil. Le valet et la femme de chambre avaient à leur tour les yeux fixés sur les siens ; de ses prunelles, secrètement, elle leur donnait des ordres : c’était entre la maîtresse et les domestiques une télégraphie mystérieuse. Un bien-être s’ensuivait pour les invités. Le service se faisait comme par enchantement. Herlinge était ravi. Il tirait vanité de ses dîners autant que de ses diagnostics célèbres. On en causait en ville ; c’était sa supériorité sur Boussard qui, le surpassant en talent, en hardiesse, en initiatives scientifiques, n’aurait pu, dans son intérieur disloqué d’homme sans foyer, tenir une table comparable à celle-ci. Lorsqu’on s’exclama sur la succulence du risotto, il rayonna. Ce fut le dédommagement des soucis, des peines, des courses, des préoccupations et des fatigues que, depuis huit jours au moins, madame Herlinge s’était infligés.

On s’excitait : la table devenait bruyante. Il y eut un désaccord entre Artout, Herlinge et Janivot d’une part, Boussard, de l’autre, sur la sérothérapie de la tuberculose. Les trois premiers niaient la valeur du vaccin de singe appliqué à l’homme ; Boussard, au contraire, citait des faits probants. Audacieusement, Thérèse se mit de son côté. Jeune et ardente, elle poussait la foi dans les sérums à un plus haut degré que ses aînés. Elle éleva la voix ; on se tut pour l’écouter ; les yeux allumés, belle de foi, de sincérité, d’enthousiasme, elle tint tête à Janivot, à son père, au vieil Artout lui-même. D’ailleurs, elle pouvait bien le dire : du sérum de singe, elle s’en était procuré, grâce à un camarade de l’Hôtel-Dieu, préparateur à la Faculté ; elle en avait injecté à un joli lapin blanc ; elle s’en serait injecté à elle-même et, après cela, elle aurait pris la maladie, par inoculation, comme on se fait une piqûre d’éther, sans sourciller…

Boussard l’appuyait ; il émettait des arguments moins tapageurs, plus logiques, fondés sur les analyses sanguines ; il affirmait, avec certaines réserves, l’identité du terrain chez l’homme et le chimpanzé… Ses dires étayaient ceux de la jeune femme, donnaient à ce plaidoyer féminin des apparences de force. C’était le rêve de toute son adolescence que Thérèse réalisait : discuter avec les savants, les égaler dans le raisonnement, leur faire reconnaître et accepter sa personnalité.

Alors, encouragée, elle parla de sa thèse. Elle y avait sacrifié une jeune chatte dont elle se servait pour ses expériences de laboratoire. C’était, croyait-elle, un fait unique. Elle montra sa main griffée en plus d’un endroit ; elle avait de ces vanités de charmeuse de panthères ; on la félicita de sa bravoure. Et, comme elle voyait tous ces médecins captivés, elle raconta ses inoculations de scarlatine à des cobayes, à des rats, à des lapins : tous mouraient à intervalles différents, selon l’espèce ; la chatte avait survécu. Par un traumatisme habile, elle avait provoqué chez cette bête une lésion du cœur, une endocardite consécutive à la scarlatine. Depuis, elle essayait une thérapeutique nouvelle. Cela, c’était son secret.

Victorieusement, elle regardait Janivot. Oserait-il maintenant affirmer l’insuffisance de son lobe frontal ? Madame Lancelevée restait silencieuse. Il y avait en elle quelque chose d’étrange, ce soir. Certains la pensèrent jalouse du succès qu’on faisait à Thérèse. Artout, en effet, clamait à pleine voix que « cette petite Guéméné l’épatait carrément ». Gilbertus, hyperbolique, ne se gênait pas pour déclarer que « ce cerveau de femme détenait peut-être les grands mystères scientifiques de demain ». Morner trouvait amusant qu’une femme travaillât à ce point. Madame de Bunod complimenta le père. L’excellente Jeanne Adeline, très animée, disait à Fernand Guéméné, son voisin de gauche :

— Ah ! c’est beau ! c’est beau ! votre femme est une gaillarde, mon cher !

Et Boussard la complimenta :

— Vous donnez un bel exemple aux jeunes hommes, madame.

La doctoresse Lancelevée possédait aussi son laboratoire. Elle pratiquait la bactériologie. Le public ne la connaissait guère que d’après ce portrait où on la voyait en blouse blanche, devant une table chargée de fioles, et tenant dans ses mains un cobaye apeuré. Elle aurait eu fort à dire en l’occurrence. Elle se tut. On la crut vexée. Seul Bernard de Bunod, blême et les dents serrées, qui n’avait pas cessé de considérer Boussard, devina pourquoi, ce soir, l’impénétrable femme semblait étrange.

Le dessert venait de s’achever ; on passait au salon pour le café. Le cas de Thérèse occupait toujours les convives. Les femmes secouaient avec des bruits de soie leurs jupes froissées. Les hommes s’empressaient, déplaçaient les sièges, offraient leur bras. Madame Jourdeaux abandonna celui de Guéméné pour courir à son malheureux mari, prendre de ses nouvelles. Fernand, demeuré seul, observait sa femme : elle discutait avec Boussard, rayonnante de fierté, satisfaite, épanouie. Artout, penché près de madame Herlinge, lui parlait évidemment de sa fille ; et il avait ce geste de se tapoter le front, qui disait tout ce que Thérèse avait « là ». Sous sa froideur, la mère exultait. Guéméné la vit sonner la femme de chambre, lui donner un ordre. La domestique revint apportant une élégante cassette. Alors madame Herlinge, l’ouvrant, exhiba des cahiers de Thérèse, enfant. Son orgueil maternel l’entraînant, elle alla jusqu’à lire à haute voix, pour un petit cercle qui comprenait Artout, madame de Bunod, les Jourdeaux, Pautel et l’oncle Guéméné, un devoir de style qu’avait écrit Thérèse, à huit ans, sur cette maxime : « Tout ce qui brille n’est pas or. » On s’émerveilla.

Après le café, les hommes s’en allèrent fumer dans le cabinet d’Herlinge. La question de la sérothérapie fut de nouveau agitée. L’éternel écueil, dans cette science, était l’impossibilité de tâtonner, d’expérimenter sur le véritable terrain : l’homme. La nécessité de recourir à des vaccinations d’à côté retardait indéfiniment le succès. On cita des médecins qui s’étaient inoculé à eux-mêmes les toxines. Pautel émit l’idée que les criminels pourraient être condamnés à servir de champ d’expérience, ce qui fut chaudement controversé. Les uns trouvaient à cette conception une horreur « moyen-âgeuse », les autres auraient aimé que ces rebuts de la société fussent, en périssant, utiles au bien commun. Puis de nouveaux points de casuistique médicale furent passés en revue. La fumée des cigares obscurcissait la pièce. Les livres de la bibliothèque, les dos de chagrin rouge, la toile bise des brochures scientifiques, le vert bronze des infolio, n’apparaissaient plus qu’à travers une gaze bleuâtre. Le bruit des voitures, sur l’avenue, entrait par la fenêtre ouverte. Dans un pan de l’espace on apercevait, dessiné par quatre points d’or scintillants, le gigantesque alpha qu’inscrit au ciel Cassiopée. Boussard, d’une mentalité subtile, parlait des piqûres de morphine qui précipitent le dénouement des agonies douloureuses. Avait-on le droit d’y consentir ? Lui connaissait, à ce sujet, de grands troubles. Quand la morale et l’humanité entrent en conflit, que peut décider l’incertaine conscience ?

— … Et je cède à l’humanité, continuait-il de sa voix sourde d’homme modeste. Délibérément je donne la mort, offensant l’impitoyable morale, mais choisissant de commettre l’acte dont je souffre seul, plutôt que de tolérer les douleurs du moribond.

Janivot jugeait la question beaucoup plus simple :

— Il suffit de n’être pas une brute, disait-il ; lorsqu’on peut abréger des souffrances, on n’y va pas par quatre chemins.

À son tour, Artout parla des avortements. En sa qualité d’accoucheur, il professait ce qu’on pourrait appeler la religion de l’enfantement. Pour lui, l’enfant représentait une puissance inviolable, l’humanité de demain. Ce vieux célibataire, à l’austérité proverbiale, apparaissait comme un créateur de vies, comme le prêtre de la fécondité, avec son geste coutumier de présenter, d’offrir à l’existence les nouveau-nés. Il voulait la pullulation de la race, l’humanité toujours plus grouillante, submergeant la terre. Et quand on lui demandait pourquoi, il répondait superbement :

— Il y a des lois secrètes qui dépassent notre raison.

Mais Pautel prétendait qu’à la mère il ne faut pas hésiter, le cas échéant, à sacrifier l’enfant, car la mère est aussi l’épouse, la créature accomplie, parachevée… Et il finit par discuter avec passion, ayant inconsciemment devant les yeux sa chère Dina qu’il savait enceinte.

Ensuite les médecins se racontèrent leurs souvenirs de jeunesse. L’oncle Guéméné, qui avait fait ses études à la Pitié, rappela des anecdotes. Alors chacun apporta la sienne. L’un après l’autre, les hôpitaux de Paris furent évoqués : Lariboisière, qui ressemble à une usine suburbaine ; Beaujon, triste et resserré dans le faubourg Saint-Honoré ; Saint-Antoine, mi-moderne et mi-antique, avec son air de couvent restauré ; la Salpêtrière aux allées somptueuses, palais royal de l’hystérie ; puis Tenon, l’hôpital nouveau, avec ses cloîtres où l’on voit cheminer, pareils à des moines blancs, les escouades d’étudiants suivant leur chef. Et ce furent encore Laënnec, pittoresque et archaïque, avec le clocher léger de sa chapelle ; la Charité, célèbre par les fresques de sa salle de garde gothique ; l’Hôtel-Dieu, solennel et imposant, avec les galeries superposées qui enclosent sa cour intérieure… Morner lui-même devint loquace. Gilbertus, fourrageant sa barbe noire, daigna s’égayer.

Dans cette animation d’hommes qu’excitait le tabac, Fernand Guéméné se taisait. Comme s’il eût étouffé dans la pièce, il était allé s’asseoir sur le rebord d’une fenêtre. L’esprit loin des causeurs, il mâchonnait un cigare, préoccupé d’une idée qui lui était venue tout à l’heure, tandis que sa femme discourait. Une rougeur lui montait au front ; une émotion lui serrait la gorge. Il ne percevait rien des propos qui s’échangeaient autour de lui ; mais toujours il entendait Thérèse, hardie et assurée, prouver sa valeur, raconter ses recherches, étaler ses succès, se placer, malgré ses vingt-cinq ans, parmi les illustres. Et il se disait : « Que peut-elle bien penser de moi ? en quelle estime me tient-elle ?… »

En effet, qu’était-il, lui ? Un modeste et insignifiant médecin de quartier, pas davantage. Comme elle figurait bien, tout à l’heure, près de Boussard, ce prince de science que les journalistes allemands venaient interviewer des plus lointaines villes de la Pologne prussienne ! Elle avait osé contredire Artout. Elle avait réduit au silence Janivot, l’aliéniste opulent. Mais lui, quel pauvre personnage jouait-il ici ?

Son sang affluant au cerveau lui martelait les tempes. Il se sentait la tête pesante. Il prenait soudain conscience de son intellectualité saine, active, mais que nulle ambition n’avait jusqu’alors exaltée. Le coup de fouet de l’humiliation avait provoqué au fond de son être un sursaut d’orgueil offensé. Serait-il donc toujours un petit garçon près de Boussard, et, pour Herlinge, pour tous, « le mari de la doctoresse » ?…

Et il aspirait longuement l’air plus frais qui venait de l’avenue.

Il pensait ne jouir ici que d’une médiocre considération, ce dont il ne s’était jamais soucié avant ce soir, dans sa belle imprévoyance de modeste. Un désir ardent de notoriété s’éveillait en lui. Il contempla Boussard, qui fumait sous le lustre, et l’envia. Il envia jusqu’aux soixante ans majestueux d’Artout, contre lesquels il eut troqué sa jeunesse pour s’imposer à Thérèse, en maître. Mais que faire ?… Il s’imaginait que, le jour où il serait célèbre, elle s’inclinerait ! L’aimait-elle seulement ? Savait-on !… Et il eut des larmes qu’il cacha en regardant au dehors.

Lorsqu’on rentra au salon, les Jourdeaux se retiraient. La belle et malheureuse jeune femme se précipita vers Guéméné. Il lui avait décidément inspiré une confiance extraordinaire. Elle le supplia :

— Oh ! docteur, je vous en prie, faites-moi l’honneur de soigner mon mari, venez l’examiner demain. Vous m’avez dit ce soir des choses qui m’ont frappée. Je suis convaincue que vous verrez dans son cas ce que d’autres n’y ont pas vu.

Guéméné sourit, hésitant. Le mari, à son tour, s’approcha :

— Je sais bien que mon compte est réglé, dit-il avec un essoufflement ; cependant, si l’on essayait un nouveau traitement… Oh ! ce que vous voudrez, docteur, je m’en remets à vous.

Guéméné le regarda ; un éclair luit dans ses yeux. Puis il dit, en notant sur son carnet l’adresse des Jourdeaux, boulevard Saint-Martin :

— Je suis très flatté, monsieur, croyez-le…

Dans le coupé qui les ramenait, sa femme et lui, il dit à Thérèse :

— Tu ne sais pas ? Les Jourdeaux m’ont demandé. Ils ont la certitude que je vais guérir ce malheureux. Que penserais-tu de moi si je réussissais pareille cure ?

Thérèse, se rejetant au fond de la voiture, éclata de rire :

— Guérir un cancéreux, mon pauvre chéri ! es-tu fou ?