Princesses de science/3/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 222-240).

IV

Thérèse, qui avait passé son doctorat au début de l’année, s’ennuyait de sa longue oisiveté, brûlait de réaliser enfin la vie rêvée, de s’établir. Sa belle et robuste constitution regimba plusieurs jours contre les artifices médicaux et s’obstinait à produire ce lait maternel dont on ne voulait pas. Sa santé en souffrit. Cependant Fernand avait choisi une nourrice. Quand il l’eut amenée, qu’il présenta cette mamelle épaisse de plébéienne à la petite bouche du bébé, Thérèse, qui l’observait de son lit, le vit blêmir. Elle aussi en avait bien quelque chagrin.

— Que veux-tu, mon pauvre chéri ! murmura-t-elle, il le fallait.

Il la regarda, les yeux si mornes, si froids, qu’elle se tut ; et elle retomba dans le creux de l’oreiller avec une peur légère d’être moins aimée pour n’avoir pas cédé, cette fois, enfin.

Pendant longtemps cette nourrice, en tiers entre elle et lui, fut une cause de crispations douloureuses. Lui ne pouvait voir téter son fils sans souffrir. Thérèse évitait son regard. Puis l’habitude consolatrice vint peu à peu, pacifia tout. D’ailleurs le bébé prospérait. Chaque jour, le papa le pesait, fier de ses reins potelés qui s’élargissaient, de sa poitrine rose, saillante. Riant de bonheur, il l’asseyait tout nu sur sa paume ; une béatitude semblait envahir le petit être : Guéméné s’épanouissait, s’imaginant donner à son fils, déjà, un grand plaisir. Thérèse, pour serrer l’enfant contre sa poitrine, avait des transports muets de tendresse. Elle le baisait des minutes entières, sans se lasser. Il y avait de la pitié dans son amour ; elle le jugeait malheureux d’être si petit, si faible, si impuissant. Elle imaginait des souffrances qu’il n’endurait pas, pour la joie de les apaiser. Quand elle se leva, qu’elle descendit à son cabinet, elle l’y promenait sans cesse dans ses bras, craignant toujours qu’il ne s’ennuyât. S’il arrêtait sur elle ces prunelles de nouveau-né où il y a tant de mystère, elle devenait haletante, croyant deviner une entente intraduisible dans leurs deux regards croisés. À peine Fernand revenu de courses, aux repas, pendant toutes les soirées, les conversations roulaient sur lui :

— Quand bébé sera grand…

Elle aurait voulu qu’il eût un an, qu’il prononçât quelques mots. Guéméné jouissait déjà de ses vagues lueurs d’intelligence. Il ne désirait pas brusquer les choses ; ce lent éveil de son fils à la vie l’intéressait, le passionnait, le satisfaisait ; il l’aimait dans le présent plus encore que dans l’avenir.

En août, Thérèse étant complètement rétablie, les Guéméné reprirent le chemin de Morgat, où ils avaient laissé de si délicieux souvenirs l’an passé. Ils les y retrouvèrent. Fernand revivait toutes les phases de son roman. Deux années déjà s’étaient écoulées depuis leurs fiançailles, et au bout de ce temps la persistance de leur tendresse avait quelque chose de glorieux, de vainqueur. La beauté de sa femme l’émouvait toujours autant ; il avait toujours la même soif de ses caresses. Certes son amour avait subi une crise : Thérèse lui avait paru indomptable, presque dure, en refusant de nourrir l’enfant. Il ne le lui aurait pas avoué, il se le cachait à lui-même, mais, à ce moment-là, de grandes ténèbres avaient envahi son cœur : une tristesse glacée, ce qui doit enfin succéder à un immense bonheur évanoui. Puis sa passion, vigoureusement, l’avait repris. Il ne penserait plus à ce lait tari de force, à son désir inutile, à son principe de l’allaitement par la mère prêché partout, méconnu dans sa propre maison. Thérèse était ainsi, volontaire, exceptionnelle, — si supérieure ! — et il savait bien qu’il pourrait subir d’elle les pires chagrins et l’aimer encore. D’ailleurs, il était heureux. Quand il la voyait bercer l’enfant, leur substance à tous deux, il se sentait communier avec elle : c’était la cohésion définitive de leurs chairs, le contentement absolu de tous ses besoins, la paix dans l’ordre familial.

Souvent, sur la grève, il renvoyait la nourrice ; et tous trois demeuraient devant la mer. Thérèse avait son petit sur les genoux. Guéméné ne disait rien ; un bien-être le remplissait ; le sentiment d’une propriété plus complète le leurrait quand il contemplait sa femme. C’était elle qui l’arrachait par un mot à son engourdissement béat :

— Dès mon retour à Paris, j’irai voir Boussard…

Ou bien :

— J’écrirai demain pour commander une table de gynécologie à mettre dans mon cabinet…

Ce retour à Paris devait clore la période de cette paix provisoire. Ils n’y étaient pas revenus depuis huit jours qu’une jeune femme, envoyée par Artout, vint consulter madame Guéméné. Elle souffrait d’un mal interne. De cinq ans plus âgée que la doctoresse, mère de trois enfants, élégante, riche, instruite, elle fut, devant Thérèse, confiante, soumise, déférente. En l’examinant, celle-ci tremblait un peu, perdit visiblement de son assurance, fut prise de doutes, de scrupules, pensa la renvoyer chez Artout sans avoir rien découvert. Puis elle se ressaisit, recommença l’examen, jugea le mal bénin.

— Eh bien, docteur ? demanda la malade, angoissée.

Une griserie saisit Thérèse. Ce titre de « docteur », qu’on lui donnait pour la première fois, lui causait un vertige. Voilà donc qu’elle tenait enfin ce prestige convoité depuis dix ans, le pouvoir de dire les mots qui navrent ou qui vivifient, l’autorité devant laquelle les plus fiers s’inclinent !

Les premières paroles qui marquèrent ses débuts furent un verdict apaisant qui tranquillisa la jeune femme. C’était d’un excellent augure. Elle était bonne, il lui fut doux de dissiper toute inquiétude chez sa cliente, de pouvoir dire :

— Ce n’est rien.

Mais il fallait commencer dès maintenant un traitement : elle écrivit une ordonnance. Elle se sentait l’égale d’Artout, de Boussard. Ayant recommandé le lit, elle promit d’aller voir sa nouvelle cliente tous les huit jours.

De ce moment, s’ouvrit sa brillante carrière de doctoresse. Une dame du voisinage lui amenait, deux jours plus tard, son enfant malade. Elle fut demandée dans les hôtels du quai d’Anjou. Boussard, qui était surmené, commença de lui passer quelques accouchements. Au bout de six semaines, sa première cliente, absolument rétablie, vint en compagnie de son mari la remercier ; les deux jeunes gens paraissaient pleins de joie. Thérèse jouissait de leur enthousiasme, de leur admiration pour sa science. On ne voulait plus qu’elle pour soigner les trois enfants.

Elle choisit trois jours par semaine pour sa consultation, les lundi, mercredi et vendredi. Elle éprouvait une anxiété légère quand en approchait l’heure, craignait qu’il ne vînt personne, tremblait de ne pas réussir. L’affluence de malades qu’elle constatait chez son mari lui causait de l’envie. Quand les clients arrivaient, le valet de chambre posait la question :

— Le docteur ou la doctoresse ?

Quelquefois les malades, des femmes, venues pour Guéméné, se déterminaient soudain à la consulter, et passaient dans le cabinet de gauche au lieu d’entrer dans celui de droite.

Thérèse, radieuse alors, pensait :

« Une fatigue de moins pour mon pauvre Fernand !… »

Au fond, le fait d’enlever un cas à son mari la rendait glorieuse. D’ailleurs on se prit vite pour elle d’un certain engouement. Les femmes du monde trouvent assez « à la mode » d’avoir pour médecin une doctoresse. Celle-ci demeurera longtemps encore un être d’exception, un objet de curiosité. La réputation de madame Guéméné gagna la rive gauche ; elle eut des clientes rue de Varennes, rue de Bourgogne, et c’était un anachronisme vivant que cette jeune et moderne Princesse de Science franchissant le porche des vieux hôtels du faubourg, traversant la cour d’honneur des pompeuses maisons historiques de l’île Saint-Louis, pénétrant dans ces hautes chambres à trumeaux, là où vécurent, aimèrent et moururent jadis tant de princesses ignares et indolentes, ses sœurs aînées.

On l’entourait d’égards, d’attentions, de respect. On lui montrait une sympathie extraordinaire ; on la pressait d’invitations de toutes sortes.

— Et mon bébé ! disait-elle toujours pour motiver ses refus.

Il avait maintenant cinq mois, de grands yeux noirs pareils à ceux de Thérèse, savait accomplir, sur la prière de sa nourrice, quatre ou cinq mignardises avec ses mains déjà fortes et fermes de beau petit gars vigoureux. Il reconnaissait bien sa mère, quoique la voyant fort peu — il dormait chaque soir quand elle rentrait ; — mais il préférait son père et donnait à la seule vue de sa barbe des marques d’une joie excessive.

Madame Herlinge, la grand-mère, le déclarait fort avancé pour son âge. À la vérité, il dénotait déjà un excellent caractère, vif et gai ; le moindre objet brillant provoquait dans ses bons yeux de tout petit, des admirations, des extases.

Guéméné, quelquefois, suffoquait de bonheur en le regardant ; mais, bientôt après, un déchirement le martyrisait lorsque, Thérèse partie, il devait s’en aller aussi et laisser l’enfant à la garde de la nourrice. Durant les premiers mois, le bébé avait au moins dormi dans leur chambre ; il advenait maintenant qu’un coup de téléphone dérangeât Thérèse au milieu de la nuit, quand le docteur lui-même était dehors. On dut alors remettre, chaque soir, l’enfant à la « remplaçante ». La jeune doctoresse, passionnée pour son œuvre, s’y absorbait tout entière : son mari lui en voulait de ne concevoir aucune inquiétude. Verrait-il se réaliser ses craintes d’autrefois : sa femme, que le métier prenait de plus en plus, allait-elle en faire l’exclusive préoccupation de sa vie ? Il la blâmait silencieusement. Il aurait souffert davantage si, à cette époque, la profession elle-même ne lui avait offert tout à coup un puissant dérivatif.

D’un tempérament modeste, un peu taciturne, il poursuivait dans le secret ses études au laboratoire de thérapeutique expérimentale, à l’École de Médecine. Nul ne savait, dans son entourage, qu’il cherchait le sérum du cancer. Pendant des mois de patience, il l’avait cependant cultivé sur du bouillon de mamelle de vache, ce micrococcus mystérieux que son génie scientifique avait depuis longtemps pressenti. Puis, ç’avait été le travail d’inoculation : les cancers, les tumeurs de types variés reproduites chez des cobayes, des lapins, des rats blancs. Simultanément, il poursuivait le traitement palliatif chez le malheureux Jourdeaux, combattant la cachexie, s’acharnant à le conserver vivant pour le jour où triompherait sa thérapeutique de laboratoire… Et ce jour était venu. En atténuant la virulence des toxines, par un dosage lentement tâtonné de sels chimiques, il avait constitué un sérum. Sur sept lapins inoculés, quatre avaient pris le cancer ; chez trois d’entre eux, l’injection du sérum avait déterminé la résorption de la masse cancéreuse ; le quatrième seul avait péri. Sur treize cobayes cancéreux, il avait obtenu trois cicatrisations complètes, cinq disparitions de l’intoxication générale ; cinq avaient succombé.

Ce fut alors qu’il inaugura sur Jourdeaux la méthode des piqûres.

Un soir, il revint triomphant ; il s’était attardé boulevard Saint-Martin, où il allait tous les jours, et, à peine arrivé, saisissant Thérèse aux épaules :

— Tu sais, je guéris Jourdeaux !

La jeune femme le regarda, puis sourit :

— Mon pauvre ami, quelle plaisanterie !

— Je ne plaisante pas ; j’ai trouvé le sérum anti-néoplasique.

Elle pâlit un peu, interloquée par l’énormité de cette déclaration qui l’atteignait brutalement, elle médecin, sceptique et avertie, défiante des victoires trop tôt proclamées. Alors Guéméné, froidement, en homme qui se possède, énuméra les changements survenus chez son malade depuis les trois semaines du traitement sérothérapique. La cachexie semblait disparaître ; il y avait augmentation de poids ; la digestion se faisait ou commençait de se faire et les douleurs hépatiques diminuaient, ce qui attestait l’arrêt du processus cancéreux. La jeune femme connaissait trop la sincérité de son mari pour douter de semblables affirmations.

— Mais dit elle, chagrine, tu ne m’avais jamais parlé sérieusement de ces travaux !

— Nous pouvons si rarement causer ! reprit le jeune mari, exhalant, cette fois, tout un arrière-fond de rancune ; tu as déjà tant de soucis personnels !… Puis je n’étais pas sûr de réussir. La chance donne de l’importance à mes études ; un insuccès les eût rendues risibles. Moi-même, je ne savais pas leur vraie valeur. Tu les aurais critiquées sévèrement. Tu ne peux pas être une petite compagne naïve, s’extasiant devant les moindres idées de son mari… Tu as d’ailleurs ta vie en dehors de moi, et je ne pouvais te faire subir mes états d’âme, mes découragements, mes transes, mes obsessions, tout ce qui m’a secoué depuis quinze mois sans que je te le dise.

Elle se mit à pleurer :

— On dirait vraiment que je ne t’aime pas ! Qu’as-tu à me reprocher ? Tu m’as dissimulé ton œuvre, et me donnes tort, maintenant ?

Mais il la quitta et demanda son fils. Les pères savent qu’un jour leurs enfants les jugent. Guéméné songeait déjà au temps où son fils, devenu jeune homme, l’admirerait. Et il l’embrassait follement, heureux de lui avoir préparé, en l’appelant à la vie, cette atmosphère de grandeur, de gloire, où l’enfant cheminerait désormais dans son sillage.

Thérèse éprouva des sentiments singuliers. Son mari fit un rapport sur le cas de Jourdeaux. Artout, Boussard, Herlinge, les grands chirurgiens, discutèrent chaudement sa découverte. On parla de lui dans toutes les académies européennes. Ce n’était pas encore l’éclatant succès, établi par la multiplicité des expériences concluantes, mais comme une étincelle de célébrité jaillie dans l’obscurité du jeune médecin. Et Thérèse eut des tristesses, des abattements. Sa carrière lui semblait petite. Et elle pensait au retentissement qu’aurait pu avoir aussi sa thèse, si son bébé n’était pas venu interrompre les études qu’elle commençait si brillamment. Tout s’était réduit à une humble contribution aux recherches sur l’État du cœur dans les maladies infectieuses, sujet banal auquel tant d’autres s’étaient attaqués avant elle. L’importance soudaine de Fernand l’amoindrissait. À peine se différenciait-elle, dans la pratique médicale, d’une madame Adeline : pénétrant seulement dans des intérieurs plus luxueux, elle soignait comme elle, comme une sage-femme diplômée et intelligente, les organes féminins. Parfois elle songeait au laboratoire de la doctoresse Lancelevée…

Elle interrogea son mari sur les Jourdeaux : alors il devint loquace. Ce ménage où il passait, chaque jour, au moins quelques minutes, lui était devenu familier ; il ne trouvait pas de mots pour peindre le dévouement de l’incomparable jeune femme. Elle avait été pour lui le plus puissant auxiliaire. C’était elle qui l’avait soutenu dans ses longues expériences. Un jour, las, découragé, il souhaitait de tout abandonner ; elle l’avait supplié de lutter encore, de chercher toujours.

— Tu l’avais donc mise au courant de tes travaux ? demanda Thérèse.

Il le fallait bien. Détestant le charlatanisme, il n’avait pas cru devoir cacher ses tâtonnements. Et quand il avait vu madame Jourdeaux se cloîtrer définitivement pour ne plus quitter le pauvre malade, renoncer à tout plaisir, à toute distraction, à toute sortie, cette immolation d’épouse, cette lutte suprême contre la mort l’avaient stimulé comme ne l’eussent fait aucun désir de gloire, aucun intérêt scientifique. Véritablement, c’était pour le cas personnel de Jourdeaux qu’il avait accompli jusqu’au bout son laborieux effort.

En janvier, l’enfant tomba malade. La nourrice déclara :

— Ce sont les dents.

Il ne cessait de crier faiblement, sur un ton angoissant, pénétrant et si plaintif qu’on avait envie de s’enfuir à l’entendre. Et le père et la mère passèrent la soirée, la nuit jusqu’à l’aube, penchés sur lui, blêmes, crispés, échangeant d’une voix sourde des mots techniques, nommant l’une après l’autre les affections infantiles. Les domestiques coururent chez le pharmacien. On fit vomir l’enfant, on le baigna. La nourrice dit :

— Oh ! voici cinq ou six jours qu’il ne tétait plus beaucoup.

— Malheureuse ! s’écria Thérèse, vous ne m’aviez pas prévenue !

— Déranger Madame pour si peu, je n’ai pas osé… surtout que Madame n’a pas grand temps à elle !

Il était raidi, allongé sur les genoux de sa mère qui soutenait la petite tête dans le creux de sa main. Il avait les paupières béantes ; ses yeux roulaient doucement comme des globes de nacre ; il se plaignait toujours. Thérèse, toute contractée, défigurée par la douleur, le regardait. Guéméné debout, haletait ; des larmes coulaient le long de ses joues, se perdaient dans sa barbe. À cinq heures du matin, il murmura :

— Je ne sais plus rien ; je ne suis plus capable d’avoir une idée.

Sa femme conseilla :

— Téléphone à madame Lancelevée : elle fait de la médecine d’enfants.

Une heure après, la doctoresse arrivait sans bruit, sans paroles, discrète comme une ombre. Elle se dévêtit d’une pelisse de fourrure qui l’enveloppait, prit le bébé qu’elle mit tout nu et dont elle examina la peau sous la lampe.

Thérèse avait les yeux rivés à son masque impassible ; elle espérait lire dans ces traits calmes un diagnostic rassurant. Peut-être une clairvoyance dont la mère n’était plus capable avait-elle démêlé un simple malaise dans la crise de l’enfant.

Mais la doctoresse sortit avec la nourrice, qu’elle alla interroger dans la chambre voisine. Guéméné, après quelques minutes, les rejoignit ; quand il entra, la nourrice, en corset, se tenait debout près de madame Lancelevée qui l’auscultait.

— Que trouvez-vous ? interrogea-t-il.

— Rien, dit impérieusement la doctoresse.

Elle revint près de l’enfant. Alors Guéméné et Thérèse essayèrent de discuter scientifiquement avec elle. Mais elle coupa court à ces propos, comme une femme qui ne veut point parler. Puis elle décida qu’il fallait demander Boussard au téléphone. Tout à coup un sanglot affreux ébranla Thérèse : sans retenue, sans décence, elle s’abandonnait à son désespoir, couvrait son fils de baisers, pleurant, criant qu’on devait l’empêcher de mourir, et elle l’appelait d’une façon si déchirante : « Mon Nono ! mon Nono !… » que des larmes vinrent aux yeux de la doctoresse.

— C’est la nourrice qui l’a tué : elle l’a empoisonné, n’est-ce pas, elle l’a empoisonné ?

— Non, déclara fermement madame Lancelevée, ne dites pas cela, madame.

À sept heures, la porte s’ouvrit. Boussard apparut : il était accouru dans le minimum de temps nécessaire. Avec cette allure nonchalante, presque ondulante, que lui donnait sa haute taille, il traversa la chambre, voyant à peine madame Lancelevée, et vint à Thérèse. Il s’agenouilla, examina l’enfant, et il penchait sur lui ses tempes aux méplats de marbre, aux rares cheveux grisonnants.

— Je voudrais vous parler en particulier, vint lui dire tout bas madame Lancelevée.

Et, comme Guéméné se préparait à les suivre, elle le repoussa doucement.

Alors, dans la pièce contiguë où le jour commençait à blanchir les guipures des rideaux, ils se trouvèrent en tête à tête. Ils se considérèrent un instant, les paupières palpitantes, et cette minute de silence fut si étrange, si tragique, qu’ils eurent conscience aussitôt de se troubler mutuellement, de s’attirer l’un l’autre, et de résister encore, comme si l’heure n’était pas venue… Et il en allait toujours ainsi. Ils s’étaient vus à la clinique de la Charité, — où elle venait parfois, sans fausse pudeur, chercher sa présence ; — à son cours, — où avec l’orgueil de sa franchise, elle se plaçait au premier rang de l’amphithéâtre. — Ils s’étaient rencontrés dans la clientèle, où elle l’avait appelé en consultation. Jamais un mot, une attitude n’avait démenti leur froideur. Mais, à chaque fois, en dépit de tout, l’emprise réciproque se renforçait. Il l’éblouissait par son génie ; elle le dominait par son mystère. Rigides l’un devant l’autre, pareils à des statues, ils se regardaient en face, se défiant presque.

— Mon cher maître, dit-elle, il y a dans ce ménage un point délicat dont je voulais vous avertir. Mon confrère madame Guéméné, pour se livrer plus aisément à sa profession, a pris une nourrice ; j’ai su, par des indiscrétions, que ce fut contre le gré de son mari… Or il se pourrait aujourd’hui que cette nourrice ne fût pas tout à fait étrangère à la maladie de l’enfant. Je l’ai confessée. Elle m’a avoué qu’étant très fatiguée, certains jours, elle calmait l’appétit vigoureux du bébé par du lait coupé d’eau. J’ai demandé si cette eau était bouillie : « Presque toujours », m’a-t-elle répondu. Ce « presque » en dit long… D’autre part, elle a nourri en province, il y a trois ans, un enfant qui est mort à treize mois d’une méningite tuberculeuse.

— Ah ! fit Boussard, comme plus attentif encore.

— Je le sais, mon cher maître, vous avez noté de ces cas inexpliqués d’infection due au lait de femme. Bref, le pauvre bébé — vous le pensez comme moi — ne peut guérir ; les malheureux parents ont perdu pour le moment toute faculté de diagnostic, ils ignoreront peut-être la vérité ; je crois un devoir d’humanité de la leur taire. Songez, en effet, au sujet de désaccord que deviendrait entre eux la mort de leur enfant, s’ils pouvaient l’imputer à cette nourrice ! Quel remords pour ma jeune confrère, quel reproche dans la douleur de son mari !… Évitons, voulez-vous ? qu’ils soupçonnent cette femme.

— Ils ne la soupçonneront pas, madame, et je vous remercie de la précaution que vous avez prise en m’en avertissant.

Et ce fut tout. Cérémonieux et impénétrables, ils retournèrent près de l’enfant malade. Le père et la mère souffraient en silence. Le bébé ne se plaignait plus. De temps à autre, un sanglot de Thérèse éclatait. Guéméné restait morne, les bras noués. Le docteur Boussard et madame Lancelevée, témoins de cette convulsion soudaine de douleur qui agitait ce ménage amoureux, songeaient tous deux au secret qui les unissait, et chacun d’eux savait qu’ils y songeaient ensemble. La théorie du célibat des doctoresses triomphait. Celle-ci avait imprudemment voulu allier sa maternité et sa profession masculine : le pauvre bébé mourait victime de cette présomption. Madame Lancelevée avait dit : « Entre son enfant et son métier il lui faudra choisir. » Aujourd’hui, elle regardait Boussard avec ce calme d’une femme qui déjà, en pensée, appartient à un homme ; et voici que devant eux se plaçait, comme un avertissement, comme une menace, le douloureux tableau de ces époux désespérés, qui justifiait d’avance son principe de l’amour sans contrat, sans famille…

Bientôt Herlinge, le grand-père, accourut. L’oncle Guéméné vint aussi. Et ils étaient là six médecins renommés, chercheurs, penseurs et savants, qui entouraient, impuissants, l’agonie du petit être.

Elle dura jusqu’au soir. Après quelques légers spasmes, il expira sur les genoux de sa mère, très doucement, comme une flamme qu’on souffle. La grand-mère, pour les soins funèbres, prit le petit cadavre. Fernand étouffa un gémissement. Thérèse, éperdue, lui tendit ses bras vides : il hésita une seconde avant de s’y jeter. La femme et le mari restèrent longtemps enlacés, sans une caresse, sans une parole, sans une larme…

Il ne proféra jamais un reproche ; jamais il ne rappela l’allaitement mercenaire de leur enfant ni son tragique échec ; ils ne s’expliquèrent jamais sur ce sujet, mais un doute pénible continua de planer entre eux. Elle et lui regrettaient ensemble ce lait maternel qu’on avait tari, ces soins qu’elle avait refusés au pauvre bébé. Ces pensées se glissaient dans toutes leurs paroles, dans tous leurs regards. Guéméné ne cessait de dire, à propos de tout :

— Si notre pauvre Nono était là !…

Lui qui se confinait dans le présent, quand il possédait encore son bébé, lui qui faisait fi des rêves d’avenir, jouissant de cette âme nébuleuse du troisième, du cinquième mois, imaginait aujourd’hui son enfant à sept ans, à dix, à quinze, à dix-huit… Et il le pleurait comme si, d’un coup, il avait perdu des fils de tous ces âges. Il l’avouait maintenant, c’était pour cet enfant surtout qu’une ambition l’avait mordu. Et il refusait de retourner au laboratoire :

— Ah ! si mon pauvre Nono était encore là !…

Sa rancune contre Thérèse croissait. Par dignité, par pitié aussi, il lui cachait ses méditations continuelles. Comme il l’avait suppliée pourtant de nourrir leur enfant ! Le jour où, devant ses seins gonflés, il avait présenté le pauvre petit avec une dernière prière, elle avait eu un geste si cruel ! « Je t’en prie, mon ami, n’insiste pas… » Il la trouvait très coupable.

Peu à peu, ils évitèrent de causer de leur chagrin. Ils n’avaient plus ni effusion ni échanges. Thérèse souffrait atrocement de cette froideur : il le constata et s’en réjouit. Il aurait voulu se détacher d’elle complètement. Mais quand il rentrait, le soir, harassé, las d’avoir tout le jour ruminé son amertume, et qu’il retrouvait cette belle et triste épouse que la douleur faisait plus vibrante, plus sensible, ses griefs s’évanouissaient, et il sentait sa passion l’enchaîner encore à elle, comme autrefois.

Cependant l’amélioration dans l’état de Jourdeaux n’avait pas continué. Fernand retournait, chaque jour, boulevard Saint-Martin. La bonne et tendre jeune femme comprenait sa peine. Il lui parlait de son bébé mort. Parfois elle pleurait en l’écoutant.