Princesses de science/4/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 277-299).

II

Le petit André Jourdeaux fit une de ces fièvres lentes, insidieuses, inquiétantes, propres à l’enfance. On craignit une méningite. Le docteur venait matin et soir. Quand tout danger fut écarté, l’enfant demeura languissant. Guéméné continuait ses visites. C’était la seule distraction de madame Jourdeaux. Elle passait les longues heures de l’après-midi dans sa chambre, à broder auprès d’une fenêtre qui dominait une cour intérieure. Le sage petit homme, installé dans le grand lit de sa mère, découpait des images. Madame Jourdeaux tirait son aiguille ; vers cinq heures, le docteur arrivait. André rougissait de plaisir ; le beau visage placide et blanc de la jeune femme avait un sourire. On s’approchait du lit : on causait de l’enfant, de sa température, de son alimentation. Il y avait, près du fauteuil de la brodeuse, une chaise dont Guéméné avait pris l’habitude. C’était le mois de juillet ; la chaleur était accablante : le médecin s’asseyait, exténué.

— Comme vous semblez las ! lui dit un jour la douce femme, en le considérant avec pitié.

— Je suis un peu fatigué, dit Fernand.

Elle disparut, revint au bout d’une minute, suivie de sa femme de chambre qui portait un plateau garni d’une collation : bouillon froid, vin sucré, petits fours. Avec timidité elle lui proposa de se rafraîchir. Mais il accepta presque vivement, avoua qu’il souffrait précisément de la faim, ayant, ce jour-là, fort mal déjeuné en l’absence de sa femme. Complaisamment elle le regardait manger ; puis, comme il achevait ce goûter, elle lui dit en baissant la voix d’un air secret :

— Madame Guéméné doit être fort occupée, n’est-ce pas ?

— Oui, fort occupée…

Il n’en dit pas davantage, et ce fut très poignant par la tristesse qui était en lui et que la subtile femme devina. Il détourna les yeux : elle l’observait en le plaignant. Elle se l’imaginait manquant de soins, d’attentions, de prévenances, de tendresse, près de la doctoresse imposante qu’elle n’aimait pas. Elle se souvenait aussi du dévouement qu’il avait montré près de Jourdeaux, près du petit André, et, par reconnaissance, elle aurait voulu le voir très heureux, inondé de joies, adoré.

Une fois réconforté, Guéméné s’attarda. Ils tinrent tous deux des propos coupés, indifférents, interrompus par des silences. Le petit garçon jouait sans bruit dans ses oreillers. Le soleil couchant frappait la vitre. Des bruits divers annonçant les apprêts du dîner venaient ici des appartements voisins, dont les cuisines ouvraient sur la même cour intérieure ; des odeurs de potages et de sauces se répandaient dans l’air. La chambre de madame Jourdeaux était ornée de tentures orange, dont les reflets avaient pour les yeux une singulière douceur. Une pendulette dorée, de style Empire, battait son tic tac d’insecte sur la commode. Des tiges de lis garnissaient un vase blanc. Il régnait dans la pièce une paix voluptueuse.

Lorsque Guéméné revint, le lendemain, le goûter tout servi l’attendait près de sa place familière. Il sourit, s’excusa, déclara ne pas vouloir de telles habitudes. Il s’attabla cependant, saisi d’un bien-être soudain, savourant ces friandises sensuellement, avec son bel appétit d’homme jeune, aux côtés de cette femme si sympathique qui demeurait debout en surveillant son petit repas.

Cette collation, préparée maintenant chaque après-midi pour le docteur, prit bientôt dans l’esprit inoccupé de madame Jourdeaux une importance extraordinaire. D’abord elle voulut varier les vins, les gâteaux, remplacer le bouillon par du thé, puis par du chocolat, inaugurer des crèmes froides, des gelées, des confitures. Tous ses besoins de dévouement, développés, nourris, excités si longtemps par la misère de son mari, inassouvis désormais et sans objet, se portèrent vers cette jouissance légère qu’elle offrait, comme un minimum de prévenance, à celui qu’elle aurait voulu combler. Souvent elle sortait le matin, flânait dans les grandes épiceries, cherchait des fruits de choix, éprouvait une satisfaction à les payer très cher. Parfois elle confectionnait elle-même des pâtisseries dont elle trouvait les recettes dans son journal de modes. La nuit, quand elle se réveillait, elle se demandait souvent : « Que servirai-je demain au docteur ? »

Lui cependant ne soupçonnait guère les attentions, les soucis délicats, les rêves mêmes, flottant autour de ce guéridon léger qui lui apparaissait chaque jour, tout dressé, tel que si la charmante femme n’avait eu pour le créer qu’à donner un coup de la baguette des fées. Peu accoutumé chez lui à de telles gâteries, il mangeait en gourmand, sans trop songer même, le plus souvent, à complimenter madame Jourdeaux qui attendait un mot flatteur et devait se contenter du plaisir qu’elle lui voyait. Mais, au bout d’une dizaine de jours, le petit André fut rétabli, se leva, sortit, reprit sa bonne mine.

— Je n’ai plus besoin de revenir, dit Guéméné, voilà l’enfant tiré d’affaire.

— Alors, demanda-t-elle un peu troublée, où goûterez-vous désormais ?

Il ne put s’empêcher de sourire, touché de cette sollicitude naïve qui lui causait un secret contentement ; et il serra la jolie main douce de la veuve en disant :

— Vous êtes une amie exquise ; vous m’avez choyé depuis quelque temps avec des raffinements qui m’ont rappelé mon enfance, ma maison, les douceurs maternelles, mes lointaines vacances. Mais c’est fini maintenant ; il me faut être brave, oublier les gâteaux fins, les fruits confits, les choses délicieuses que vous m’offriez, et courir la clientèle.

Il riait, mais elle demeurait triste.

— Ah ! dit-elle, j’aurais voulu…

Elle n’acheva pas, mais elle le regardait avec une compassion tendre. Elle pensait qu’il n’était pas heureux, que Thérèse ne le gâtait pas comme elle l’aurait dû… Elle ajouta seulement :

— Vous reviendrez nous voir quelquefois ?

Le petit André s’approcha :

— Oui, oui, tu reviendras, n’est-ce pas ?

Alors Guéméné s’attendrit. Son cœur se gonflait aux moindres mots de cet enfant. Positivement, il lui semblait qu’un jour son petit eût ressemblé à celui-ci, qui était si sage et si bon ! Et il l’enleva dans ses bras, le serra passionnément, et, brusquement, l’ayant posé à terre, partit, les yeux pleins de larmes.

Madame Jourdeaux reprit sa place de brodeuse, près de la fenêtre. Désormais les journées lui furent longues ; chaque après-midi, elle sortait deux heures, pour promener son fils, mais les fins de jour lui paraissaient insipides. Elle aurait aimé travailler pour le docteur, ouvrer de ses mains quelque objet qui lui servît, mais que faire ? Elle ne connaissait même pas la maison de l’île Saint-Louis, elle ignorait ce qui pouvait y être utile.

Thérèse ne poursuivit pas ses études chez Boussard, à la Charité, ni chez Artout, à Beaujon. Ainsi pouvait-elle achever ses visites dans la matinée, et demeurer souvent à la maison après sa consultation. Ce sacrifice lui parut énorme. Elle le fit sentir à son mari plus d’une fois. Mais, comme des accouchements la réclamaient toujours, à n’importe quelle heure, et qu’elle continuait, malgré sa bonne volonté, d’être absente, tantôt le matin, tantôt le soir, tantôt la nuit, il ne s’estimait pas plus heureux. Elle en conçut une certaine amertume.

— À quoi bon me priver de tout ? disait-elle aigrement.

— Je ne sais pas de quoi tu te prives, ripostait Fernand. Mais je ne jouis guère de toi.

La vérité, c’est qu’il aurait fallu restreindre sa clientèle et qu’elle ne s’y pouvait résoudre. Rien ne lui était plus agréable que de s’implanter dans une famille, au lieu et place d’un confrère masculin. Alors elle triomphait. Son charme, sa beauté, sa grande application séduisaient les malades. Appelée près de Bébé, ou près de Madame, elle soignait bientôt Monsieur lui-même, et l’on ne voulait plus qu’elle, au détriment de l’ancien docteur. C’est ainsi que, rue de Grenelle, on lui confia le grand frère de sa jeune cliente, atteint de scarlatine à son tour ; boulevard Saint-Germain, elle soignait un tuberculeux de vingt-cinq ans ; dans un des hôtels de l’île, où elle avait pénétré comme accoucheuse simplement, on l’appela bientôt pour le jeune mari, un cardiaque, tant son mérite inspirait de confiance. Son air d’autorité était une des causes de son succès. Elle possédait l’inexplicable ascendant qui donne aux médecins leur puissance. Son sexe ne comptait plus. Les hommes eux-mêmes subissaient son prestige moral et croyaient en elle.

Mais Guéméné souffrait de voir se transformer ainsi la clientèle de Thérèse. Il ne l’eût voulu savoir occupée que de femmes et d’enfants. La foi en elle des malades masculins la flattait, au contraire : elle se vantait à son mari de chaque client nouveau. Sourdement et malgré lui, il frémissait alors d’un sentiment trouble. Quand elle lui revenait, le soir, un peu lasse, câline, réclamant les douceurs de la tendresse après celles de la domination, il pensait malgré lui à ces lits d’hommes sur lesquels, au hasard des visites, elle s’était penchée ; il voyait les auscultations, les percussions, les examens. C’était une sensation indéfinissable, mais il lui semblait que sa femme rapportait en elle un souvenir de ces intimités médicales, dans ses yeux, une vision persistante des nudités entrevues. Il avait l’obsession de ces contacts scientifiques et en était torturé. Il l’avoua un jour à Thérèse, découragé de se plaindre toujours sans résultat et ne pouvant cependant taire ce qu’il endurait. Ces scrupules de mari égayèrent la jeune femme :

— Allons, mon pauvre chéri, il ne te manquait plus que cela ! Est-ce que je te fais des scènes de jalousie à propos de tes clientes ? Tu me verrais sans ombrage, si j’étais mondaine, passer des soirées et des nuits de bal aux bras d’une vingtaine d’hommes qui m’enlaceraient tour à tour, et tu t’alarmes à l’idée que je peux m’arrêter au chevet d’un malade ? Mais là je ne suis plus une femme, et il n’y a devant moi qu’une maladie !

Ce qu’elle arguait était irréfutable : il n’objecta rien. Mais il la caressait maintenant avec moins de délices à cause des souvenirs qui s’interposaient entre eux. Elle n’avait plus à ses yeux le même mystère ; elle lui fut moins sacrée, comme si elle eût cessé d’être, pour lui, cette figure sainte que certains hommes voient dans l’épouse.

Cet été-là, ils voyagèrent en Suisse. Madame Jourdeaux, à qui Guéméné avait recommandé l’air des montagnes pour le petit André, les y rejoignit ; ils se trouvèrent au même hôtel, qu’elle avait choisi sur les indications du docteur. Mais la doctoresse intimidait la veuve, qui ne se livra point. Thérèse la trouva simple d’esprit, et le déclara net à son mari. Il la défendit chaleureusement :

— Non, non, tu te trompes : ce n’est pas une femme brillante, mais elle possède une intelligence droite, clairvoyante, un grand bon sens.

Silencieuse, triste malgré son admirable sérénité de visage, madame Jourdeaux, dans son costume de voyageuse, s’était débarrassée de son voile de crêpe ; elle portait, pour les excursions, un pare-poussière semblable à celui de Thérèse ; elle était de même grandeur, avec la taille à peine un peu plus forte que madame Guéméné ; Fernand la prenait parfois de loin pour sa femme, et, quand il s’apercevait de sa méprise, éprouvait, plutôt qu’une gêne, un agrément, comme si ces deux jeunes créatures semblablement belles, dont l’une lui était tout et l’autre rien, avaient été intimement parentes, presque sœurs.

On remarquait beaucoup madame Jourdeaux. Quand elle s’asseyait sur la terrasse de l’hôtel, les hommes s’arrêtaient un peu à l’écart pour la regarder. Avec la suavité de sa physionomie, elle possédait l’attrait des femmes qui ont souffert ; puis, par-dessus tout, cette candeur conventuelle qui en faisait un type si particulier. Cet intérêt qu’elle éveillait n’échappa point à Guéméné : il en fut flatté, sachant quelle charmante et fidèle amie il avait en elle. Pour lui faire plaisir, il conduisit le petit garçon sur les routes de la montagne. L’enfant était joli, curieux, babillait sans cesse, et, quand ils cheminaient côte à côte, on entendait sa petite voix flûtée à un kilomètre de distance dans l’air pur et calme ; Guéméné, patiemment, répondait à ses questions. Les passants prenaient le petit pour le fils du docteur, et le pauvre homme se redressait inconsciemment, dans l’illusion de cette paternité d’emprunt.

Thérèse trouva là un groupe de riches étudiantes russes qu’elle ne quittait guère, aimant son métier jusqu’en cette villégiature, le recherchant, le poursuivant lorsqu’il lui échappait, le ressaisissant en ses moindres représentants. Et ces dames faisaient bande à part, causaient de science, dévoraient la presse médicale, discutaient Boussard, admiraient Artout, dissertaient sur les cas de leurs hôpitaux, imaginaient des thèses. La doctoresse Guéméné, leur devancière à toutes, trônait parmi elles, donnait son avis, se faisait écouter, exultait dans la société de ses jeunes confrères. Pendant ce temps, Fernand promenait le petit Jourdeaux, errait au bord des lacs, lisait le journal sur la terrasse. Et madame Jourdeaux, qui brodait sans trêve sur un banc isolé, rejetant en l’air, d’un mouvement incessant, son aiguille avec son petit doigt levé, l’observait pourtant, attendrie et mélancolique ; elle le trouvait bien délaissé : quelquefois un soupir la redressait au-dessus de son ouvrage.

Un matin, les Guéméné reconnurent Boussard à la table d’hôte. Derrière une corbeille fleurie apparaissaient son buste maigre, sa tête marmoréenne aux méplats polis, au regard profond et rêveur.

— Tiens ! lança Thérèse dans son langage d’étudiante, le patron !

Légèrement myope, il ne les reconnut pas tout d’abord. Mais quand, à la fin du déjeuner, Thérèse et son mari vinrent en riant le surprendre, il demeura froid et comme ennuyé de cette rencontre. Avec cette déférence que, dans le monde savant, les plus modestes ou les plus jeunes conçoivent toujours pour les anciens et pour les maîtres, le médical ménage resta dans les limites d’une civilité discrète. Après avoir pris congé, Thérèse, s’approchant de ses jeunes amies les étudiantes russes, leur désigna le grand homme :

— Tenez, c’est lui, Boussard !

Avidement, elles le dévisagèrent, comme un dieu qui leur eût été dévoilé soudain. Et Thérèse s’en fut chercher dans sa malle le dernier tome de thérapeutique qu’il venait de publier. Penchées les unes sur les autres, dans le salon de lecture, elles passèrent l’après-midi à feuilleter le volume que Thérèse commentait doctement.

Le soir, au dîner, des places se trouvèrent libres près de Boussard. Les Guéméné en auraient volontiers profité ; mais, ne s’y sentant pas invités par le désir du maître, ils s’attablèrent à l’écart. C’était déjà l’automne, la nuit venait hâtivement : on dînait à la lueur des lustres. L’or des lambris se reflétait dans les glaces. Les fruits de septembre cantaloups, concombres, tomates, parfumaient et égayaient les tables. Une allée et venue de touristes animait le repas ; les uns partaient, d’autres arrivaient. À quelque distance de ses amis, madame Jourdeaux lissait rêveusement sa serviette. Il se faisait tard, et la salle était presque vide, quand une voyageuse entra, gracile et lente, en longue redingote noire, le visage à demi caché sous une épaisse voilette de chemin de fer. Thérèse tressaillit, reconnaissant bien cette sibylline apparence, et, se penchant vers son mari, prononça tout bas :

— Madame Lancelevée !

Depuis quelques mois, une légende incertaine régnait dans le milieu médical à propos de Boussard et de la célèbre doctoresse. Les uns les croyaient fiancés ; d’autres voyaient entre eux une sévère amitié amoureuse ; le plus grand nombre les disait amants. Cette bravoure de la jeune femme à se montrer partout où il professait, son engouement visible pour l’enseignement du maître, autorisaient mille commentaires. Cependant nul ne pouvait se vanter de les avoir surpris ensemble. À l’amphithéâtre, on ne les avait jamais vus échanger un mot après la leçon. Thérèse avait toujours défendu sa grande camarade :

— Ce qu’on dit est absurde. Jamais madame Lancelevée ne commettra ce qu’on appelle une faute. Il n’est pas de femme plus fière ni possédant plus de dignité, de force morale. Elle ignorera toujours les entraînements. Je répondrais d’elle plus que de moi !… Quant à son mariage, il ne peut être de bruit plus faux.

Mais, ce soir-là, interdite, saisie d’étonnement, la doctoresse Guéméné vit l’autre doctoresse traverser avec sa majesté coutumière la salle à manger de l’hôtel, et venir prendre, près de Boussard, une place demeurée vide.

L’homme glacial eut un tressaillement de joie et de surprise. Ils se serrèrent la main ; puis, à mi-voix, madame Lancelevée, retroussant sa voilette, entama, son indicateur grand ouvert, une longue explication. Sans doute elle n’était pas si tôt attendue, elle avait brusqué son voyage…

Boussard chercha des yeux les Guéméné qu’il avait tout à l’heure salués de loin. Mais, discrètement, — témoins involontaires d’une rencontre que les intéressés avaient peut-être voulue secrète, — ils s’étaient esquivés. Une fois dehors, Fernand dit :

— Ce qu’on raconte était donc vrai !

— Jamais ! répondit Thérèse, en généreuse amie ; madame Lancelevée est la plus honnête des femmes. Il y a là un simple hasard. Ils se sont trouvés ici, et voilà tout.

Mais, sans qu’elle l’avouât, le rayonnement de bonheur qui avait éclairé le froid visage de Boussard à la vue de la voyageuse lui en apprenait plus que tout le reste sur ce que ces deux êtres mystérieux étaient venus dérober jusqu’en ce pays. Elle avait beau dire : « Que nous importe ! ces choses ne nous regardent pas », — l’idée d’une faiblesse possible chez sa célèbre confrère l’atterrait et la tourmentait. Elle s’efforçait en vain d’imaginer les plus extraordinaires hypothèses pour interpréter ce qu’elle ne voulait pas admettre.

Le lendemain matin, comme elle lisait son courrier à la balustrade de la terrasse, le couple apparut derrière une des portes vitrées qui commandait un escalier menant aux chambres. Boussard sembla hésiter en apercevant Thérèse ; mais madame Lancelevée, avec son sourire victorieux et adouci de femme qui aime enfin, lui dit un mot et, hardiment, s’avança seule vers son amie.

Thérèse rougit. La doctoresse, que Paris n’avait jamais connue qu’en noir, portait une robe de foulard gris perle, ornée d’un flot de dentelle princière ; et ce simple changement de mise en faisait une femme nouvelle. Sous l’arc superbe de ses sourcils, ses yeux brillaient de bonheur ; elle serra la main de Thérèse, cordialement, et, avec sa franchise délibérée :

— Vous êtes étonnée de me voir ici. C’est bien réciproque. J’y suis venue retrouver le docteur Boussard, pour passer quelques jours avec lui dans les montagnes.

Et comme Thérèse demeurait incertaine, intimement choquée, et pourtant largement indulgente, plus déroutée que disposée à traiter en pécheresse cette noble princesse de science, madame Lancelevée, qui devina son trouble, sourit. Et, lui reprenant la main, affectueusement :

— Ma petite, est-ce que vous me jugez mal, dites ?

Elles se regardèrent toutes deux, loyalement.

— Je ne vous juge pas, répondit Thérèse.

— Cela me suffit, continua la doctoresse. Je vous dis ce qui est. Je ne me cache pas, ayant toujours agi sans honte. Le docteur et moi, nous nous aimons depuis deux mois. Le monde l’ignore. D’ailleurs chacun de nous garde son indépendance et pourtant n’est plus seul dans la vie. Le docteur Boussard aurait voulu m’épouser. Vous savez, ma chère, ce que je pense du mariage des femmes-médecins. Nous sommes d’impossibles épouses. Vous n’êtes qu’une délicieuse exception qui confirmez la règle. Il me fallait garder ma liberté entière, sans entraves, sans l’arrière-pensée de celui qui vous attend au foyer. Notre vraie devise, c’est : « Ni mari ni enfants », je l’ai cent fois répété. Mais lorsqu’on rencontre par hasard un amour pareil à celui de ce grand et cher amant, on ne le repousse pas. J’étais maîtresse absolue de mon cœur et de ma personne : délibérément, avec la pleine conscience de mon acte, je lui en ai fait le don. Je ne croyais plus au mariage religieux qui a été l’idéal moral de ma jeunesse, mais je crois moins encore au mariage légal, si révocable, et qui, n’étant qu’une imitation de l’autre, n’en a pas pu garder la force. Je vous déconcerte, je le sens ; mais, que voulez-vous ? je suis allée jusqu’au bout de ma logique.

Thérèse se reprenait peu à peu. Cette union libre répugnait d’autant plus à sa délicatesse qu’une personnalité plus haute la pratiquait, en donnait un troublant exemple, l’érigeait en principe, lui prêtait sa propre noblesse. Cependant contre ce raisonnement imprévu pas un argument ne lui venait.

— Si vous m’étonnez, vous savez pourtant, chère amie, que j’admets toutes les idées. La vôtre me semble un peu subversive ; mais vous êtes, vous aussi, une telle exception !

La douceur de cette jeune confrère, lui faisant si libéralement le crédit de son estime, en dépit de tout, attendrit la superbe doctoresse. Elle eut, dans sa transformation amoureuse, le premier abandon que Thérèse lui eût connu :

— Je suis heureuse ! prononça-t-elle ardemment.

Et ses yeux se mouillèrent de larmes…

Ils s’isolèrent dans l’hôtel. Boussard, illisible, enfermait dans le secret de son cœur cette passion tardive, orageuse et tendre, dont il chérissait son étrange maîtresse. Elle ne le quittait pas, noyée dans l’extase de cette révélation de l’amour. On les voyait toujours ensemble, mais tous deux, sous le même masque impénétrable, dissimulaient au public tout indice de cette fièvre intérieure qui les ravageait l’un devant l’autre. Plusieurs Parisiens, parmi les pensionnaires, les avaient reconnus et les observaient. Madame Lancelevée demeurait l’austère femme de science dont on se rappelait le portrait, pris au milieu des fioles de son laboratoire. Et le Boussard passionné qui ne rêvait plus que d’enlacer sa fière et délicate amie, paraissait toujours l’homme de marbre au physique indolent et froid.

Cette idylle, que l’âge des amants faisait grave, s’assombrissait encore, pour Boussard, d’une pensée douloureuse. Il savait que celle qu’il aimait ne lui appartenait qu’à demi. Demain son métier la reprendrait. Leurs réunions brèves dépendraient de ses devoirs professionnels. Il la visiterait comme une amante d’occasion. Elle se prêtait à lui, mais ne se donnerait jamais entièrement, avec toute la grandeur généreuse des épouses. Il resterait l’isolé, sans foyer, sans famille, privé, dans cette union précaire, de tout ce que le cœur des hommes souhaite en ses secrètes ardeurs affectives. Quand il la contemplait auprès de lui, pensive, savante, médecin comme lui, n’ignorant rien de ce que lui-même connaissait du corps humain, il souffrait dans son âme puissante, et, sous son masque de pierre, une colère bouillonnait. Il l’eût voulue timide, simple et soumise, ne sachant rien qu’aimer. Jamais, au plein du scandale de son divorce, il n’avait été si intimement triste. Ses yeux gris, sans fond, se creusaient sous l’arcade sourcilière. Parfois, quand il cheminait sur les routes de la montagne, près de cette indomptable maîtresse qui ne serait jamais sa compagne, ils croisaient Guéméné promenant l’enfant de madame Jourdeaux. Les deux hommes se regardaient et se saluaient avec mélancolie. Tous deux souffraient du même mal, celui qui sera de toute éternité l’irréductible ennemi de l’homme : l’orgueil de la femme. Puis, avec une résignation pareille d’êtres aimants, ils continuaient leur route, l’un près de cette parcimonieuse amante, l’autre tenant par la main cet enfant d’emprunt.

— Vois donc, mon chéri, dit un jour Thérèse à Fernand, comme tu étais injuste envers moi ! Je t’ai bien livré ma vie tout entière, sans réserve, sans marchandage, moi. Tu n’auras pas le sort de ce pauvre Boussard, qui n’a point l’air trop gai pour un amoureux en pleine lune de miel. La doctoresse l’a formellement déclaré : ils se verront quand ils le pourront… Oh ! c’est une maîtresse femme… Et toi qui te plaignais !

Guéméné la regarda longuement. Cette belle inconscience l’irrita. Jamais cette Thérèse ne soupçonnerait les subtiles douleurs dont elle était la cause. Avec son idéal naïf de la femme intellectuelle mariée, elle était entrée crânement dans la vie conjugale ; et, persuadée de l’excellence de ses vues, elle continuait de concilier, à travers tous les orages, ses rêves de gloire et son amour, se croyant très sage pour donner quelquefois, par habileté, plus à celui-ci qu’à ceux-là.

— Madame Lancelevée, finit-il par dire avec humeur, eut plus de loyauté que toi, voilà tout.

Thérèse, un peu suffoquée, demanda une explication : une fois de plus, il dégonfla son cœur, redit ses peines passées, montra quelle duperie avait été son rôle d’époux. Elle n’avait jamais cherché dans le mariage qu’une diversion aux fatigues d’un métier qui, seul, était son but, sa raison d’être. Et il avait beau, par réserve naturelle, par décence, retenir sa violence, ménager ses termes, il la blessa cruellement.

Alors elle prit l’offensive à son tour :

— J’ai sacrifié, pour une maternité que tu désirais, une thèse qui m’eût classée au même rang que madame Lancelevée. J’ai renoncé, pour être plus souvent chez nous, à suivre les cliniques de Boussard, les opérations d’Artout. J’aurais désiré faire de la médecine aliéniste dans l’établissement de Janicot : je ne t’en ai pas même parlé, car Passy, c’était trop loin et tu m’aurais blâmée. Est-ce que je n’aurais pas dû, cependant, m’adonner aussi à la bactériologie ? À défaut d’un laboratoire chez moi, — que j’aurais eu cependant, sans mon mariage, — n’aurais-je pu travailler à l’École, devenir quelqu’un, faire quelque chose ?… Si je suis demeurée une doctoresse modeste et ignorée, réduite à me contenter de la clientèle, ce fut la rançon de mon amour pour toi, car seule, sans ma maison à tenir, sans le souci de ton bien-être, sans cette grossesse, sans tes exigences enfin, je compterais un peu aujourd’hui dans le monde médical.

— Je suis de trop dans ta vie, Thérèse ; notre mariage pèse à tes épaules ; je fus l’obstacle à ta gloire : veux-tu redevenir libre ?

Elle eut un sourire amer.

— C’est trop tard. Nous sommes mariés pour toujours.

Ils se défièrent, une minute, sans amour, sans plus rien de commun entre eux qu’une âpre rancune ; et, comme le tête-à-tête devenait intolérable, il la laissa dans cette chambre d’hôtel et s’en fut errer dans un verger qui s’étendait en pente derrière les cuisines. C’est là que le petit André Jourdeaux s’amusait. Il élevait des monticules de gravier, y plantait un brin de buis arraché aux bordures : et cela était un jardin. Ou bien il se promenait, déjà rêveur, le long des allées, sans jamais regarder plus haut que les poiriers en espalier qui plaquaient, contre la muraille décrépie, leur dessin régulier d’arbres généalogiques.

Quand Guéméné parut, le gamin se promenait ainsi à petits pas, sans secousse, comme les somnambules ou ceux qui font des songes tout éveillés.

— À quoi penses-tu donc ? interrogea le docteur adoucissant sa voix et s’efforçant de sourire.

L’enfant, intimidé, mordit le bout de son ongle et avoua :

— J’étais, semblant, un explorateur ; j’arrivais chez les sauvages, dans le désert, et peut-être qu’ils allaient me tuer.

Guéméné, dont les nerfs étaient immodérément tendus, le voyait homme déjà, impérieux, avide, aimant les chimères et le danger, soucieux de la suprême forme que revête aujourd’hui l’héroïsme, et redoutant en même temps la douleur et la mort.

— Cours plutôt, lui dit-il avec un peu de pitié, fais le cheval ; tu penseras plus tard aux choses qui font peur.

Par une singulière transposition sentimentale, il lui semblait chérir ce petit garçon comme il avait aimé le sien.

— Ça te fait-il plaisir que je coure ? demanda l’enfant de sa voix flûtée et perçante. Alors, tiens !

Et, prenant son élan, il se rua par les allées, ses petits coudes en l’air, buttant aux bordures, aux cailloux, se jetant au hasard dans le labyrinthe géométrique que dessinaient les plates-bandes chargées de fruits. Puis il revint, rouge, à bout de souffle, son bon visage levé sur son grand ami qu’il pensait avoir ainsi satisfait. Et Guéméné se sentit touché d’une émotion intense, pour avoir compris tout ce qu’il y avait eu, dans ce mouvement, de charmante servilité enfantine.

— Tu es un bon petit, un bon petit ! répétait-il. Le sens de sa tragique situation conjugale, le souvenir des mots affreux que Thérèse avait proférés, le regret de son enfant mort et sa tendresse pour ce fils d’une amie, se mêlaient, se réduisaient en une seule impression poignante ; il avait des sanglots plein la poitrine. Cependant la délicieuse et chantante voix murmura :

— Alors tu es content, dis, que j’aie couru ?

Un soupir rauque, qu’il ne put retenir, l’ébranla. L’enfant surpris leva les yeux, le vit pleurer, et une sorte de frayeur s’empara de lui. Il reprit sa course, mais cette fois vers l’hôtel, gagna la chambre de sa mère et lui conta que son grand ami avait du chagrin et restait tout seul à pleurer dans le verger.

Les vacances des Guéméné touchaient à leur terme ; le jour suivant, ils quittaient la station pour regagner Paris. Inconsciente de ce qui se passait en elle, mais troublée, palpitante, madame Jourdeaux cherchait le docteur. Elle devinait un drame dans l’âme de Guéméné, voulait le trouver seul avant son départ, brûlait de lui offrir son amitié consolatrice.

Elle ne le vit même pas à la table d’hôte, le ménage ayant pris à la chambre son dernier repas. Et elle questionnait son fils : « Qu’avait dit monsieur Guéméné ? L’avait-il embrassé ? Pourquoi ses larmes avaient-elles coulé ? » Mais l’enfant répétait :

— Oh ! je ne sais pas… J’étais très sage ; il m’a dit de courir : j’ai couru pour lui faire plaisir… Alors il a pleuré…

Boussard et madame Lancelevée partaient pour une excursion dans la montagne quand Thérèse et son mari montèrent dans l’omnibus de la gare. Les Guéméné virent les amants disparaître et reparaître plusieurs fois, de plus en plus lointains, au caprice des lacets de la route. Ce couple d’exception, qu’une passion souveraine avait été impuissante à unir absolument, les hanta. Enfin le train partit, et ils se retrouvèrent face à face, seuls dans le compartiment.

Thérèse, harcelée de remords, souffrait humblement, en silence. Ce qu’elle avait osé dire dans une minute d’emportement lui causait aujourd’hui un regret atroce. Elle se serait avec délice jetée aux genoux de Fernand ; des mots de supplication, de contrition passionnée, les appels les plus tendres lui venaient aux lèvres, mais elle sentait trop en son mari un engourdissement, un sommeil de cet amour qu’elle avait commis le crime de maudire.

« Il me repousserait, pensa-t-elle. J’attendrai. »

Et ce fut dans cette hostilité sourde qu’ils reprirent leur amoureux logis, niché dans la verdure, à la pointe de l’île archaïque.