Princesses de science/4/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 300-322).

III

Fernand aurait voulu pardonner, il ne le put pas ; il aurait voulu oublier, il n’y parvint pas. Et Thérèse fut absoute avec des baisers si froids qu’ils la meurtrirent.

Elle gémissait devant lui, en se tordant les mains :

— Je n’ai jamais regretté notre amour, je le bénis, je l’aime : des paroles involontaires m’ont échappé, et c’est tout…

Mais lui la revoyait toujours dans la chambre de l’hôtel, debout, magnifique et insolente, disant que leur amour avait gâté sa vie. La colère, il est vrai, avait seule déterminé l’expression d’une telle pensée, mais la colère, brutalement véridique, n’avait fait que déchirer un voile et mettre à nu l’idée dissimulée, entretenue peut-être depuis longtemps. Combien de fois, en secret, Thérèse avait-elle déploré la perte de sa liberté, l’arrêt de son essor, les entraves mises à ses ambitions ! Et il ne pouvait se défaire de ce soupçon, que souvent, sous ses caresses, elle avait maudit cette passion gênante et ce mariage dont elle était la prisonnière.

Alors il redevint aussi morne que pendant les mois de célibat où il vivait seul, dans cette maison de leur amour. Octobre vint. Ce fut, dans le carrefour fluide de la rivière, l’animation du marché aux pommes : les trains qui les amenaient d’Auvergne, de Normandie, de Bretagne, les déversaient à Charenton ; la Seine les prenait là pour les charrier jusqu’à Paris.

Chaque matin, sous les fenêtres de l’île, des convois de bateaux passaient, conduits par un remorqueur sifflant et alerte dont la cheminée noire, automatiquement, saluait les ponts, un à un. Les pommes d’api joufflues et luisantes, les reinettes ridées et terreuses, les pâles canada, au teint de citron, s’entassaient au fond des chalands creux qui glissaient au ras de l’eau, pareils à de longues courges évidées. Puis, sous le quai de l’Hôtel-de-Ville, ils allaient s’aligner pour l’hiver. Il en montait, avec les buées de la saison pluvieuse, une odeur de pulpe mouillée, de paille et de pressoir qui parfumait ce coin pittoresque.

C’était la quatrième fois que Guéméné voyait reparaître ces choses immuables et menues des vieilles traditions parisiennes. Mais, chaque année, des émotions changeantes l’occupaient, tandis que, de sa fenêtre, il contemplait le passage des pommes. D’abord, ç’avait été en pleine poésie de fiançailles que, surpris et curieux, il avait noté la vieille coutume. L’année suivante, il savait son enfant vivant en Thérèse, mais son bonheur s’attristait déjà des reproches de la jeune femme. Puis, avec un automne nouveau, les chalands parfumés de fruits étaient revenus, et ç’avait été une époque radieuse : dans sa profession, ses succès de laboratoire, le sérum antinéoplasique entrevu, possédé ; à la maison, les sourires de ce petit être avec lequel il se croyait déjà de muettes, de délicates ententes. Et, depuis, les pommes encore une fois avaient mûri aux branches des arbres lointains ; elles voyageaient maintenant le long du fleuve, arrivaient ponctuellement avec le retour de la saison, pour s’offrir au trafic annuel. Mais l’enfant n’était plus dans la maison refroidie. L’expérience lente et cruelle avait dépouillé l’épouse imprudente de son pouvoir. Guéméné sentait sa compagne lui devenir étrangère. Les choses, pour lui, n’eurent plus de poésie.

Alors il se retourna vers les laboratoires de l’École. Une frénésie de travail s’empara de lui. Il passa des heures penché sur les tables de chimie qui s’allongeaient dans les salles, devant les immenses baies vitrées que salissaient les pluies de l’hiver. Boussard lui communiqua des pièces anatomiques ; il isola de nouveau le microbe du cancer.

Et, dans sa blouse blanche, l’œil rivé au microscope, il avait des sursauts, des tressaillements d’impuissance, devant l’algue entrevue, l’invincible ennemi.

Puis il préparait des réactions, combinait des sels, produisait, dans des éprouvettes, des effervescences, procédait au hasard, par tâtonnements. Parfois Boussard qui passait s’arrêtait un moment, le regardait faire ; sous le monocle, son œil gris avait un éclair ; il allait parler… Puis il continuait sa route, travaillant lui-même dans la salle voisine.

Un après-midi que Thérèse descendait à pied le boulevard Saint-Germain, assez préoccupée d’un enfant diphtérique dont elle venait de juger le cas fort alarmant, au coin de la rue de l’Ancienne-Comédie, madame Adeline qui sortait de chez elle, pressée, haletante, la reconnut et l’interpella :

— Que devenez-vous, grand Dieu, ma chère amie ! On ne vous voit plus nulle part.

— Je travaille, fit Thérèse, qui lui sembla grave et comme mûrie, dépourvue de cette juvénilité patricienne qu’elle avait, après le mariage, conservée si longtemps.

Madame Adeline ajouta, toujours brutale :

— Dites-moi, est-ce vrai, le bruit qui court, que vous nous lâchez ?

— Qui est-ce que je lâche ? interrogea Thérèse avec une reprise de sa fierté nerveuse.

— Mais nous, le corps médical, la médecine enfin !… Ça se dit partout. Si c’était vrai, ma chère, je vous en ferais un fameux compliment. Vous en avez les moyens, n’est-ce pas ? Votre mari est coté, le papa vous a mis dans la main une dot qui vous préserve de la visite à quarante sous, qui vous permet de rester tranquille chez vous, à regarder flamber vos bûches. Ah ! ma petite, j’ai quinze ans de plus que vous et le droit de parler : eh bien, si j’avais un conseil à vous donner, ça serait de le justifier, ce potin !

— Je n’ai aucune intention d’abandonner la médecine, dit Thérèse, un peu froide.

— Alors, c’est tant pis… Ah ! je voudrais être dans votre peau, ma chère. Par moments, ma pauvre tête éclate. C’est trop, c’est trop !… Je suis à bout de forces !…

Sur son large visage, une telle expression de lassitude apparut que Thérèse s’en émut :

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle affectueusement.

— Ah ! des embêtements chez moi… Je me tue… l’argent ne rentre pas… et puis, c’est le coulage… et des tracas qu’on ne peut pas dire. Ma fille Lucie, qui a quinze ans, a lu toute ma bibliothèque médicale. Les garçons font les paresseux : l’aîné a échoué au concours des bourses ; que vais-je en faire ? Est-ce que je peux m’en occuper ?

— Mais monsieur Adeline ? hasarda Thérèse.

La pauvre femme eut un grand geste de découragement, avec un ricanement cruel :

— Ah ! monsieur Adeline !… oui, monsieur Adeline !…

Elle eut une réticence douloureuse ; elle ne voulait pas en dire davantage et baissa la tête en retenant ses larmes. Puis, relevant les yeux sur la jeune femme, avec un effort visible pour se ressaisir :

— Allons, assez causé de moi !… Soyez toujours gentille pour votre mari, ma petite, gâtez-le… Pautel m’a dit qu’il changeait depuis la mort de votre enfant. J’espère bien que vous allez vous en faire faire un autre, hein ?

Thérèse, habituée à ses grosses indiscrétions maladroites, sourit sans répondre : la doctoresse continua :

— Il faut des trucs pour retenir les hommes chez eux. Ils réclament un intérieur gai. Ils ont besoin que nous soyons là… Votre mari est pareil aux autres, allez ! Il serait diablement fier si vous faisiez ce qu’on a dit de vous. C’est Artout qui ne vous voyant plus le matin à Beaujon a lancé la nouvelle de votre retraite. Ah ! ma chère ! j’en étais contente pour Guéméné… et pour vous aussi.

Puis, lui serrant la main et lui désignant une haute maison de la vieille rue :

— J’ai un client qui m’attend là, un pauvre alcoolique qui ne me paiera jamais.

Et elle s’en alla, énergique et consciencieuse, faisant son métier sous le double aiguillon du besoin matériel et du devoir professionnel qui la stimulaient également, ponctuelle dans ses visites, en vrai médecin, distribuant, à qui le demandait, son routinier savoir, sans jamais se soucier des honoraires.

Le lendemain matin, Thérèse était à Beaujon. Le faux bruit de sa retraite l’offensait ; son honneur lui en semblait touché. Elle voulait se faire voir dans le service d’Artout, très fréquenté des jeunes médecins : la légende serait ainsi détruite à sa source. Elle rencontra le chef à l’entrée de la salle, la toque noire sur sa tête énorme et noble qu’eût si bien coiffée la mitre, le tablier blanc noué à ses reins puissants, les manches de la blouse relevées sur ses bras velus, et la main droite gantée de caoutchouc.

— Ah ! voilà donc enfin la doctoresse Guéméné ! s’écria-t-il, le visage épanoui soudain.

Et tout le monde se retourna vers l’élégante et mince jeune femme qui entrait en jaquette de fourrure, embrassant de son regard, longuement posé sur chaque lit, toute la salle. Il y avait là trois jeunes chirurgiens, une dizaine d’élèves, dont trois étudiantes étrangères, plus deux petites « bénévoles » françaises, accomplissant leur première année de médecine : — des enfants sorties du lycée depuis quatorze mois, et qui ressemblaient à deux grandes pensionnaires en sarraus blancs.

Alors Artout, que son gros bon sens de vieux garçon sans clairvoyance bien aguisée illusionnait parfois, présenta originalement à ces jeunes hommes et à ces futures doctoresses la femme-médecin idéale qu’il voyait en Thérèse :

— Madame Guéméné est un de mes jeunes confrères de talent, et je serais heureux qu’elle vînt reprendre de temps en temps sa place dans mon service. Elle serait d’un bel exemple pour ces jeunes filles qui seront des médecins demain… ou après-demain… car elle représente un type de femme qui commence. C’est toujours difficile de créer un rôle dans notre société ; madame Guéméné a trouvé la bonne formule, car elle tient le sien avec une mesure que je vous propose à toutes, mesdemoiselles, si vous voulez exercer votre profession d’homme sans cesser d’être de vraies femmes. Voici une doctoresse qui pourra vous apprendre comment on peut devenir un excellent médecin, tout en faisant à son mari le foyer le plus charmant, en le rendant l’homme le plus heureux du monde.

Thérèse, dans son contentement, souriait à son vieux maître qui la comprenait si bien. Pourquoi Fernand ne pouvait-il entendre Artout la justifier de la sorte ! Et son cœur se gonfla de rancune contre celui qui la meurtrissait en l’aimant d’une façon trop exclusive.

— Madame, reprit Artout qui enfilait le second gant pour l’examen des malades, je vous convie à une opération très intéressante qui aura lieu ici demain même. Il s’agit de la femme que vous voyez là bas, au lit 15. Mais venez donc l’examiner : il y a un beau diagnostic à faire.

Insidieusement, l’hôpital reprenait Thérèse par toutes les séductions ensorcelantes qu’ont les milieux d’études pour certains cerveaux avides. Comme une âme religieuse qui aurait quitté l’église et y reviendrait, — sensuellement attirée par les griseries de l’encens, des cierges, de la mystique atmosphère, — l’iodoforme, la sérénité des murs blancs, l’inconnu de la maladie couchée dans tous ces lits, lui rappelaient ses ardeurs d’interne, ses plaisirs d’autrefois. D’ailleurs Artout la tentait : il lui reprochait sa longue absence ; on devait, à son avis, se défier de la routine où vous entraîne le courant journalier de la clientèle, travailler sans cesse, se tenir toujours en éveil, et pour cela pratiquer les cliniques. Il lui montra une tumeur étrange. Thérèse avait reconnu une maladie semblable chez une de ses clientes. La similitude des deux cas en confirmait le diagnostic. Ils formaient un sujet précieux. Artout déclara :

— Vous devriez faire un rapport.

Le brave homme voulait que tout son monde travaillât ferme.

Thérèse était reprise. Un élan nouveau l’emportait vers les pures joies de l’esprit qui ne déçoivent pas. Elle retourna à Beaujon le lendemain, elle y multiplia ses visites…

Un soir, Guéméné revint dîner plus tard que de coutume ; elle était à table déjà, ayant à travailler dans la soirée et n’ayant pu attendre, dit-elle pour s’excuser. Son mari ne l’entendit guère.

— J’ai vu Boussard aujourd’hui, à son laboratoire, s’écria-t-il à peine entré, je lui ai montré trois cobayes vaccinés, il y a un mois, avec ce liquide antinéoplasique que j’appelle « toxiline degré 3 ». Huit jours après la vaccination, j’avais inoculé le cancer à ces animaux, au plein d’une plaie des mamelles. Cet après-midi, Boussard a examiné la plaie cicatrisée chez tous les trois, il a constaté que leur poids, leur circulation, leur état général ne présentaient aucune des altérations prémonitoires de la tumeur maligne ; il m’a dit : « Mon cher, je crois que c’est le succès ».

— Mon pauvre ami, répondit la doctoresse incrédule, le cancer n’est justiciable que du bistouri. Tout cela est prématuré. Ton micro-organisme est un trop nouveau venu. Sa spécificité n’est nullement prouvée. Prends garde que tes procédés n’égarent les médecins tout simplement, et que les malades ne perdent, à des tentatives vaines, le temps où le salut serait encore possible par l’ablation précoce.

Et elle pensait à son principe, infiniment plus captivant par la sécurité qu’il offrait : elle parla des tumeurs utérines qu’elle soignait, du bistouri d’Artout, qu’elle mandait toujours au bon moment, et qui, tranchant savamment, faisait dans des entrailles palpitantes la « part du mal ».

Mais Guéméné se tut. Son bel enthousiasme de chercheur s’était éteint à l’accueil glacial de cette épouse que d’autres préoccupations hantaient. Véritablement, ce soir-là, il avait eu, en revenant à Thérèse avec cet instinct si fort qui presse l’homme de tout confier à sa compagne, un regain de confiance affectueuse. D’un mot elle l’avait rendu muet, gâtant tout le charme de son espoir. Il en aurait pleuré. Peut-être, au fond, avait-elle raison, et il se souvint de son premier échec : du malheureux Jourdeaux. Et pourtant Boussard croyait en lui. À cette idée, il se sentait dans l’âme une gloire mystérieuse et naissante : n’aurait-il donc personne à qui la confier ?

Alors il se rappela la discrète et douce amie qui devait être maintenant de retour, et l’allégement qu’il éprouva, en pensant que demain il la reverrait, mesura l’empire bienfaisant que la charmante femme avait pris sur lui, peu à peu.

Ce fut brodant à sa fenêtre, avec le petit garçon à ses pieds et pour le moins cent cuirassiers et fantassins de plomb répandus sur le tapis, autour de ses jupes, qu’il la trouva le lendemain, à l’heure où l’on n’allume pas encore la lampe. Il arrivait joyeusement, ayant toujours dans l’âme un écho de cette voix décisive qui avait dit : « Je crois que c’est le succès ! » Mais, à son aspect, les beaux traits placides de la jeune femme s’altérèrent ; elle pâlit, ses paupières battirent, et, de ses lèvres devenues blanches, elle murmura :

— Eh bien… eh bien… comment allez-vous ?

Et elle le regardait douloureusement, ne l’ayant pas revu depuis ce jour où là-bas, en Suisse, le petit André l’avait laissé pleurant dans le verger de l’hôtel. Pendant ces six dernières semaines, sa tendre pitié s’était alimentée, s’était repue de ce souvenir triste qui avait tenu sa sensibilité dans une émotion constante. Son imagination oisive s’occupait avec une compassion délicieuse de ce chagrin secret, le commentait, le devinait, l’amplifiait, lui inventait des causes. Elle en portait en elle comme un deuil mystique, se refusant aux pensées gaies, à des réminiscences de musique, à toute distraction futile, par sympathie pour ce que souffrait l’ami lointain qu’il ne lui était pas donné de consoler ; mais, aujourd’hui qu’enfin il revenait, elle ne pouvait plus que presser doucement sa main, sans rien lui dire.

Alors, comme si leur intimité eût grandi tout à coup depuis le séjour commun à l’hôtel, inconsciemment à l’aise près de cette amie, Guéméné commença :

— J’ose à peine le dire… j’ai faim… je suis venu chercher un des goûters exquis de cet été…

Il savait la combler de joie en parlant ainsi. Il l’avait comprise, par une intuition d’homme qui a pâti dans sa sensibilité. Il lui connaissait les tendres besoins du dévouement féminin, cette soif de répandre du bien-être autour d’elles qu’ont certaines femmes. Elle se dépensait avec l’affectueuse activité de la Marthe évangélique. Et, en effet, elle se leva vivement, s’affaira, perdit d’abord un peu la tête, fourragea les compotiers, les boîtes à biscuits, envoya une servante à la cave, dressa les gâteaux dans les assiettes, salit ses mains dans l’office à palper elle-même les poires qui mûrissaient sur l’étagère, pensa n’en jamais finir, et revint, au bout de cinq minutes, avec le guéridon qui fleurait les fruits ambrés et la vanille.

Il se délecta. Elle le regardait, attendrie. Un monde de pensées roulait en elle. À la fin, elle soupira, les yeux mouillés :

— Pauvre ami !

Et lui aussi s’amollissait dans le bien-être. L’amitié de cette douce femme faisait comme un manteau enveloppant et chaud autour de son âme que le foyer trop froid avait lentement glacée. Il ne disait rien, se laissait bercer, béatement, songeait aux peines multiples que Thérèse lui avait fait subir, qu’il n’avait jamais confiées à personne, et qui lui paraissaient plus cruelles aujourd’hui sans qu’il sût pourquoi.

Madame Jourdeaux voulut absolument qu’après le vin, il fumât. Il s’y refusait en riant, disant que c’était ici une chambre, qu’il n’avait nul besoin de sa cigarette, que jamais il ne consentirait… Mais elle insista, se fit si pressante, si suppliante même, qu’il obéit. Elle était de ces femmes qui se complaisent dans les satisfactions qu’elles donnent, qui s’ingénient à les créer, à les inventer, et dont la compagnie devient une volupté à force de douceurs.

Il fuma donc, et ce fut dans le nuage de sa cigarette, un peu alangui et grisé, qu’il dit :

— Vous avez toujours cru en moi, vous. Toujours vous m’avez poussé au travail… Aujourd’hui, je suis peut-être à la veille d’un succès. J’ai convaincu le grand Boussard.

— Ah ! fit-elle, non sans tristesse devant la découverte qui venait trop tard, enfin ! enfin !

Elle ne put trouver rien d’autre. Il continua :

— Le vaccin que je cherchais depuis plus de deux ans, je crois l’avoir trouvé… Hélas ! je dis « Je crois. » Est-on sûr jamais ? Peut-être Boussard se trompe-t-il en m’encourageant. Devrait-on même parler de ces choses avant que la confirmation soit formelle, irrécusable ? Ah ! si pourtant cette fois c’était définitif !…

La timide et ignorante femme alors trouva les mots éloquents qui persuadent :

— C’est définitif, cette fois ; je vous le dis. Je ne sais rien, pas même l’a b c de votre science ; mais j’ai quelquefois d’étranges intuitions, et votre succès, entendez-vous, je le sens, je le vois, comme si déjà tout le monde de la science vous avait offert la grande apothéose de son admiration… Et puis quand même… On n’est jamais sûr, dites-vous ? Tant mieux ! c’est pour travailler toujours, c’est pour lutter toujours, c’est pour creuser toujours dans la mine noire des choses ignorées. Rien ne se perd ; aucun effort n’est stérile. À chacune de vos expériences, un peu de lumière jaillit dans ce qui était ténébreux ; à chacune de vos déceptions, le champ des erreurs se rétrécit, une voie fausse se ferme, la vraie route se dégage un peu plus, et tel résultat, même négatif, prend une portée immense… C’est beau, cette œuvre !

Il l’écoutait avec un étonnement délicieux glorifier ce grand labeur accompli depuis des mois, sans joie pour lui, sans réconfort, sans la parole amie dont tout créateur a soif. Elle lui versait en une seule fois tout ce dont il avait manqué depuis les débuts de ses travaux. Et, pour tout ce qu’il avait enduré dans sa solitude intellectuelle, voulant maintenant un dédommagement, il provoquait sa charité en exhibant, comme un mendiant qui montre ses plaies, tout l’arriéré de ses doutes, de ses transes, de ses découragements.

— Non, non ! Trouver, c’est le fait d’un hasard. Il y en a une légion qui cherchent, et un seul qui trouve : pourquoi serais-je celui-là ? J’ai perdu des heures et des heures encore à ce laboratoire de l’École. J’ai inventé des réactions chimiques qui n’ont servi à rien, et déterminé chez tout un peuple de pauvres petites bêtes des souffrances inutiles. Parce qu’aujourd’hui, grâce à trois cobayes, une démonstration semble se faire, à quoi suis-je avancé ? Ce n’est pas trois animaux qui peuvent servir à démontrer irréfutablement ma formule ; il m’en faut cent, il m’en faut mille ; il me faut dix ans, il me faut ma vie, — une vie de tâtonnements, de pénibles efforts, après laquelle on dira peut-être de moi : « Ce fut un fou ! »

Elle répliqua, s’exaltant davantage :

— Les grands hommes ne sont pas des fous ; le hasard ne fait pas les grands hommes ; ils sont fils des œuvres qu’ils ont accomplies et qui les consacrent. Oh ! ne vous découragez pas, ne vous découragez pas, je vous en supplie. C’est vous, et pas un autre, qui trouverez. Vous touchez au succès ; demain vous triompherez ; ce n’est pas monsieur Boussard qui le dit, c’est moi, c’est moi.

Sa douceur se changeait en force. Elle ne savait rien ; c’était une femme simple qui se contentait de mots, sans curiosité, sans réflexions précises. Cependant ces propos, que lui suggérait sa bonté, remontèrent Guéméné plus que ne l’avaient fait la phrase et l’autorité du grand Boussard. Il buvait ses paroles, il en fut ivre. Et, la regardant soudain de ses yeux fiévreux qui plongeaient en elle, avec un soupir profond sorti de tout le douloureux passé qui dormait en lui :

— Oh ! que vous me faites du bien !

Et il ajouta :

— Quand j’aurais de nouvelles déceptions, quand je serai sur le point de tout abandonner, comme cela m’arrive si souvent, je reviendrai alimenter mon courage près de l’incomparable amie que vous êtes.

Alors elle comprit que l’altière doctoresse qu’il avait épousée ne savait pas lui verser la douceur réconfortante des vraies amantes, qu’il souffrait dans son ménage, comme elle s’en doutait depuis longtemps. Et, quand il la quitta, elle lui dit en lui étreignant les mains :

— Vous méritiez d’être si heureux !

Dès lors Guéméné fit de tous les actes de Thérèse, à son insu, presque sans y penser, l’impitoyable critique. Il avait contre elle une irritation nerveuse. Il l’étudiait, l’épiait, comme s’il eût été bien aise de la trouver en faute. Elle rédigea un rapport sur la tumeur insidieuse dont elle avait fait, à Beaujon, l’examen histologique, et elle envoya cette étude au journal le Progrès médical qui l’inséra. Fernand crut voir dans ce geste un instinct de rivalité chez sa femme, comme si Thérèse avait tenu à lutter avec lui de notoriété. Elle s’exténuait à mener de front sa clientèle et ses cliniques : au lieu d’admirer cette superbe énergie, il y chercha d’égoïstes efforts de gloriole. Jamais il n’avait à ce point senti le vide et l’inconfortable de sa maison sans direction. Il gagnait largement sa vie ; les honoraires de Thérèse affluaient. Leurs revenus, ceux de la jeune femme notamment, leur eussent déjà donné l’aisance. Mais un si effroyable coulage régnait dans cet intérieur, que tout s’anéantissait dans le gouffre. Quand vint la fin de l’année et que les relevés des fournisseurs arrivèrent, les Guéméné s’aperçurent qu’ils ne possédaient pas les sommes nécessaires au paiement. Et ils durent, tels des médecins besogneux, réviser ensemble les comptes de leur double clientèle, en notant les mauvais payeurs. Alors, ironique et triomphant, Guéméné fit sentir à Thérèse l’inutilité de ses gains, de son apport personnel, dans l’effréné désordre du foyer. Elle-même, dans son bel équilibre ami de la règle et des organisations fermes, s’effraya de cette constatation. Elle reçut avec soumission les remontrances de Fernand, ne répondit rien, et, quand elle fut seule à sa table de travail, pleura en silence.

Lui ne se résignait plus comme autrefois aux repas de hasard, tantôt soignés et tantôt détestables, qu’il trouvait à la maison, et qu’il prenait presque toujours seul. Thérèse, aiguillonnée par les craintes pécuniaires, n’osait plus refuser les accouchements ainsi qu’elle l’avait fait quelques mois. Comme la plupart des femmes élevées richement, elle avait de l’économie une idée sinistre et erronée. Elle entreprit des visites à pied pour décharger son budget de sa voiture au mois, et conçut en même temps le dérisoire projet d’en faire davantage en une seule journée. Ce surmenage l’épuisait. Incapable de travailler le soir, elle tombait harassée sur son lit. Quand Fernand venait l’y rejoindre, il la regardait, froidement et sans émoi, endormie sur l’oreiller. La lumière électrique, au-dessus du chevet, éclairait crûment ce beau visage où la fatigue commençait à creuser des maigreurs. Elle avait trente ans à peine : il la sentait vieillir ; et, dans ce masque ensommeillé, il lui semblait que quelque chose de viril, de sans charme, naissait.

Alors il imaginait sa vie écoulée auprès d’une épouse pareille à madame Jourdeaux. Que de calme ! que de douceur ! quelle béatitude ! Il plaignait aussi la pauvre jeune femme, sa solitude, le grand vide de son cœur. L’amitié qui était entre eux suppléerait peut-être au bonheur que ni l’un ni l’autre n’aurait jamais. Chacun d’eux avait manqué sa vie. Cette idée le rapprochait encore d’elle ; et il l’allait voir plus souvent.

D’ailleurs il ne pouvait plus se passer de cette confidente dans la fièvre de son labeur. Il avait à tout moment des inquiétudes qui auraient été puériles si, dans le combat épique livré par ce cerveau d’homme à l’horrible mal, le moindre détail n’était devenu respectable. Les trois cobayes en observation continuaient de se bien porter. Chaque jour, on les pesait : pour quelques grammes de moins dans le poids de l’un d’eux, Guéméné perdait courage, doutait de son œuvre, courait boulevard Saint-Martin, comme si l’ignorante et douce femme qu’il y trouvait eût connu les formules savantes qui dirigent les chercheurs. Elle possédait, dans sa simplicité, un génie bienfaisant qui apaisait et vivifiait l’âme du jeune homme.

Ces trois petites bêtes, qu’elle n’avait jamais vues, occupaient aussi sans cesse l’esprit de madame Jourdeaux. D’autres cobayes avaient bien été inoculés après une vaccination ; mais les trois premiers étaient les sujets de l’expérience la plus ancienne et sur laquelle posaient toutes les espérances. Madame Jourdeaux s’attendrissait à leur souvenir, les caressait en pensée de ses beaux doigts fuselés de brodeuse, parlait d’eux longuement avec Guéméné.

Il lui dit un jour :

— Ah ! comme vous savez donner du bonheur, vous !

— Du bonheur ! répéta-t-elle machinalement dans son trouble, du bonheur !

— Sans votre amitié, reprit-il que serais-je devenu !

La pureté de ce mot d’« amitié », qui légitimait leur intimité, donna des hardiesses à la jeune femme.

— Vous êtes triste, dit-elle, et je vous offre ma sympathie en reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour mon pauvre mari. Je ne sais pas quelle est votre douleur ; je la respecte, je la devine un peu…

Il se prit la tête dans les mains et se tut.

Elle continua très bas :

— C’est madame Guéméné qui vous fait mal.

De ce jour, ils parlèrent plus librement de cette absente à laquelle ils ne cessaient l’un et l’autre de penser. Guéméné disait à madame Jourdeaux les vertus qu’il aurait aimées en sa compagne, et qui étaient précisément toutes celles de la douce femme. Elle défendait Thérèse, l’excusait. Il n’en était que plus à l’aise pour se plaindre :

— Vous encouragez mon œuvre, vous, lui disait-il ; ma femme, au contraire, semble prendre à tâche de ruiner toute mon énergie.

— Elle-même travaille trop, expliquait madame Jourdeaux. Il est naturel à ceux qui ont de graves soucis de se désintéresser des idées chères aux autres.

— Eh ! c’est bien ce que je lui reproche ! disait en soupirant le pauvre homme.

Il s’était fait à la main droite une piqûre anatomique et s’en alarma pendant quelques jours. Un soir, il pria madame Jourdeaux de renouveler le pansement. Elle pâlit, trembla un peu, se raidit pour entourer le doigt blessé d’une longue bandelette. Elle était lente, mais adroite : elle parut prolonger l’opération à force de soins, de délicatesse. Quand ce fut fini, elle leva sur son cher docteur ses beaux yeux ardents et doux. Ils sentaient leur amitié se faire plus étroite, plus suave.

Parfois Guéméné s’abandonnait à des excès de tristesse. Il parlait de son grand amour que Thérèse avait méconnu. Alors madame Jourdeaux lui prenait la main, le plaignait tendrement. Puis elle cherchait à l’électriser par l’appât de la gloire prochaine. Il lui semblait, disait-elle, abandonner un peu son œuvre, travailler moins, négliger le laboratoire. Il lui expliquait que ces expériences sur de petits animaux ne concluaient à rien, qu’il lui faudrait guérir un cancéreux pour pouvoir proclamer sa méthode à la face du monde. Elle demeurait songeuse.

Presque tous les jours, il venait maintenant, entre deux visites, chercher la collation qu’elle tenait prête. Le mois de mars arriva. Déjà l’on pouvait goûter sans lumière. La demi-obscurité venue de la cour intérieure suffisait à leur causerie, et leur intimité s’y complaisait. Guéméné, depuis peu, était retombé dans l’abattement. Il se montrait morose, irritable, déclarait ne plus croire lui-même à son vaccin, — cette « toxiline » que Boussard avait patronnée.

— Écoutez, lui dit un jour la douce femme, avec un timbre de voix extraordinaire, faites ce que je vous demande. J’y crois, moi, à votre vaccin anticancéreux, j’y crois de toute mon âme, de toutes mes forces, j’y crois comme à la lumière que je vois, comme à votre loyauté que je sens. Vous m’avez dit que le terrain des animaux ne suffit pas à vos expériences : prenez-moi, servez-vous de moi ; immunisez-moi par votre toxiline, puis, après cela, inoculez-moi le cancer ; je n’ai pas peur. Je vous donnerai ainsi la preuve de ma confiance… et aussi de mon amitié.

— Ma pauvre amie ! ma pauvre amie ! que dites-vous ?

Et il la regardait, troublé, mais elle poursuivait avec une exaltation sourde, qui la rendait toute nouvelle :

— Je vous en supplie, ne me refusez pas cela ; sans ce moyen, vous ne parviendrez jamais au succès, car il vous faut un terrain humain. Le voilà, ce terrain humain, tentez-y la grande expérience : oh ! je serais si heureuse, si heureuse !… Je vous assure que je ne tremblerai pas, le jour où vous me communiquerez le terrible mal… que je connais pourtant !… J’ai si grande confiance !

Ce jour-là, il sortit de chez elle éperdu, ravagé, et lucide : elle l’aimait ! La pitié, la douceur, la tendresse, le dévouement, elle lui avait tout donné depuis des semaines. Et voici qu’aujourd’hui, tourmentée par le désir de l’oblation absolue, elle lui offrait son corps, non point dans une vulgaire obéissance passionnelle à la loi du plaisir, mais pour un sacrifice très pur au génie qu’elle croyait voir en lui. Et cette folie dans le don de soi, cette intrépidité dans l’immolation, la hauteur où pouvait atteindre cette abnégation d’une femme aimante, l’éblouissaient. Il frémissait maintenant au seul souvenir de son visage. Au premier baiser que lui donna Thérèse, il comprit où était désormais son amour.