Princesses de science/5/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 375-417).

III

Il y eut cependant chez Thérèse un grand désarroi moral. L’énergie dont elle était si riche et que son acte inutilisait soudain ne pouvait tarir tout d’un coup. Ce jour-là, le lendemain et le jour suivant, elle fit encore quelques visites indispensables dans sa clientèle. Certaines malades ne pouvaient être quittées inopinément ; certains traitements ne pouvaient être interrompus. À d’autres clientes elle écrivit sa détermination. Ses domestiques eurent l’ordre de renvoyer les personnes venues pour la consultation. Elle allégua pour prétexte l’état de sa santé. Seul Fernand ne sut rien, ne s’aperçut de rien. Elle guettait un moment favorable pour lui apprendre ce qu’elle accomplissait par amour. Mais Fernand lui semblait distrait, étrange, lointain ; il vivait dans une sorte de songe. Elle l’observait sans cesse ; tous ses efforts se concentraient pour le deviner. À qui pensait-il dans ces interminables silences ? Quel nom était derrière ce front illisible, quelle image au fond de ces yeux qui la fuyaient ?… D’où revenait-il, quand il rentrait le soir, rêveur et triste, très absent, l’embrassant avec une sorte de commisération offensante ?… Et elle se taisait toujours, occupait ses journées un peu désœuvrées à préparer les adresses de ses circulaires.

Quand elles lui arrivèrent de l’imprimerie, sentant l’encre fraîche, et qu’elle vit par centaines ces petites feuilles volantes, leur rédaction concise qui rendait publique et irrévocable sa décision, Thérèse eut un sursaut qui la réveilla douloureusement, comme d’un long sommeil :

Le Docteur Thérèse Guéméné a l’honneur d’informer M… que, pour des raisons de santé, elle cesse d’exercer la médecine.

Elle prie M… d’agréer, avec ses regrets, etc…

— Comment ai-je pu ? murmura-t-elle. Est-ce bien vrai ?

Puis l’idée que Fernand s’attendrirait, comprendrait enfin son amour, pleurerait la trahison dont il était coupable, lui reviendrait dans un grand élan de passion, lui donna du courage.

Le même jour, Thérèse alla voir sa dernière malade. C’était une jeune femme atteinte d’une salpingite, et si affaiblie que peu d’espoir restait de la sauver. Elle s’était prise pour celle qui la soignait d’une affection capricieuse, ardente, exclusive. Elle lui confiait ses tristesses intimes, la passion brutale d’un mari qui ne croyait pas à son mal ; elle lui confessait tout, sentant chez la femme-médecin moins une amitié qu’un ministère sacré fait pour autoriser tous les aveux. Quand elle apprit la défection de Thérèse, une scène déchirante se passa au chevet de ce lit. La malade se tordait les mains, pleurait, s’agitait en dépit de toute prudence, s’écriait :

— Mais vous ne pouvez pas m’abandonner, j’ai besoin de vous ! Je ne veux pas d’un homme pour me soigner. Vous étiez la seule à qui je pusse tout dire.

Thérèse promit de revenir quelquefois, en amie. Mais elle sortit bouleversée de cette maison. Insidieusement, et comme par une ruse suprême pour la retenir, son métier revêtait maintenant le caractère d’une mission. Elle eut des remords de s’y dérober. N’était-elle pas infidèle à un grand devoir ? La femme-médecin, près de la femme malade, peut tenir un rôle spécial et précieux. Elle se rappela toutes les confidences d’épouses qu’elle avait reçues, tous les conseils qu’elle avait donnés. Avait-elle le droit de déserter ?…

Puis quand, le soir, elle retrouva Fernand plus sombre, plus froid, plus détaché d’elle que jamais, son désespoir fut si vif qu’elle ne tergiversa plus sur la mission, les devoirs, le rôle spécial d’une femme qui se sent perdre son mari.

Cependant une timidité l’empêchait toujours de révéler son projet à Fernand. D’ailleurs elle le voyait peu. Son laboratoire, disait-il, l’absorbait de plus en plus. Dès le repas, il partait. Leurs nuits se continuaient solitaires. Thérèse laissa traîner sur sa table la liasse des circulaires qui n’étaient pas encore envoyées. Fernand jamais plus n’entrait dans le cabinet de sa femme et ne les vit pas. Thérèse se dit enfin :

« Demain je ferai l’expédition. »

Auparavant elle voulut prévenir son père. Et comme elle redoutait, avenue Victor-Hugo, l’explication en famille, avec les questions, les commentaires, les déductions, les suppositions qu’un tel aveu comportait, elle décida de se rendre, le lendemain matin, à l’Hôtel-Dieu, pour rencontrer le docteur Herlinge dans son service.

Alors, comme au temps déjà lointain de son internat, elle s’achemina dès huit heures et demie vers l’hôpital, par la rue du Cloître, tout le long de laquelle chacun des contreforts multiples de Notre-Dame élève vers le ciel une petite cathédrale en miniature, aérienne et fuselée. Quand elle aperçut le Parvis et, derrière les arbres du trottoir, le portique de l’Hôtel-Dieu, elle frissonna comme le patient au moment d’une opération chirurgicale effrayante. C’était un grand coup de sa belle hardiesse de revoir une dernière fois cet hôpital où elle avait caressé tant de rêves, remporté ses premiers succès, et d’en faire le théâtre de son abdication. Mais elle se sentait forte, de la force morne que donne le chagrin.

L’Hôtel-Dieu était immuable. Dans le corridor d’accès, les étudiants au pas lourd arrivaient en bandes ; des infirmiers vêtus de bleu s’affairaient ; le portier vérifiait les entrées. Thérèse passa, aperçut les deux cours intérieures superposées en terrasses, avec leurs galeries, leurs arcades. Aux malades anciens avaient succédé d’autres malades couchés dans les mêmes lits, avec des maladies pareilles, des plaintes pareilles, comme identiques éternellement. Et rien n’excitait chez Thérèse l’appétit violent de son métier comme ce musée de la pathologie qu’est l’hôpital. Elle aurait voulu s’arrêter à chaque salle, à chaque cas, s’instruire encore, pénétrer tant de mystères qui déroutent toujours la science. Quand elle arriva dans le service de son père, à la salle des femmes, au second étage, l’interne, un grand garçon blond, lui demanda ce qu’elle désirait.

Mais elle, songeuse, sans répondre, regardait derrière lui, par la porte entr’ouverte, le petit laboratoire où, tant de mois, elle avait préparé sa thèse. Elle reconnaissait la forme des flacons, des bocaux, le microscope, jusqu’à un porte-plume bizarre laissé là par un interne maniaque, et dont elle se servait toujours. Elle finit par dire :

— Le docteur Herlinge n’est-il pas arrivé ?

— Ah ! mademoiselle, fit le jeune homme, je ne sais pas à quelle heure le patron montera chez nous aujourd’hui. Il doit y avoir ce matin, dans un service du premier étage, un concours pour l’admission d’un chef. Herlinge est examinateur avec Artout, Durand-Blondet et Boussard… Trois concurrents sont en présence, dont une dame qui va sans doute passer. Ce sera la première femme-médecin chef de service. Ça va être rigolo !

Thérèse vivait si retirée dans son douloureux secret que la candidature de cette femme, qui faisait quelque bruit à ce moment dans le monde médical, lui était demeurée inconnue.

— Ah ! qui est cette personne ? demanda-t-elle, prise d’un intérêt soudain !

— Oh ! dit le jeune homme, riant très irrévérencieusement, un vieux sabot de la médecine : madame Marie Boisselière, une méridionale.

— Madame Boisselière ! fit Thérèse, j’ai entendu parler d’elle, en effet.

Et, comme elle redescendait en remerciant l’interne, celui-ci ajouta :

— Vous ne pourrez pas voir monsieur Herlinge aujourd’hui, mademoiselle ; il est trop affairé par ce concours.

Cependant des voix venaient d’en bas, et Thérèse crut distinguer l’organe sonore et imposant d’Artout. En effet, un groupe très animé montait l’étage inférieur, et, sur le vaste palier au plancher noîrâtre du premier, elle se trouva face à face avec son père, qui gesticulait nerveusement près de Boussard. Artout le suivait avec Durand-Blondet et un autre chirurgien de l’hôpital ; cinq ou six jeunes médecins, venus pour assister à la visite d’Herlinge, se tenaient silencieux auprès de leurs grands confrères ; puis c’étaient, dans leurs blouses blanches, les externes du service, parmi lesquels Thérèse retrouva les deux petites « bénévoles » aperçues à Beaujon, l’automne dernier, et qui venaient de passer à l’Hôtel-Dieu.

Tout ce monde s’inquiétait de la nomination d’une femme à la fonction de médecin d’hôpital, fait sans précédent. Les uns récriminaient fort. Artout était d’avis de chercher à la « coller » par tous les moyens possibles. Boussard demeurait flegmatique : personne ne pouvait deviner sa pensée. Herlinge soutenait qu’on devait se conformer à l’usage, et examiner cette femme en toute impartialité, comme on eût fait pour un homme. C’était ce qu’il affirmait quand, ses yeux rencontrant sa fille, son visage s’éclaira et il sourit.

— Te voilà ici, mignonne ! tu as voulu assister à l’examen de madame Boisselière… Ah ! si elle tient jusqu’au bout, comme on y compte, ce sera un beau succès pour votre cause.

— Je ne suis pas venue pour cela, père ; j’ai à vous dire un mot : le temps m’a manqué pour aller avenue Victor-Hugo, j’ai pensé qu’ici…

— C’est bon, c’est bon. Je suis à toi. Une minute…

Frêle, vif, nerveux plus que jamais, il cherchait maintenant l’interne de ce service pour une visite sommaire des cas à étudier avec les candidats. Il pénétra dans la salle. Par la porte vitrée on vit sa petite et maigre silhouette blanche, coiffée de la toque noire, suivre l’alignement des lits. Sur le palier où étaient demeurés tous les autres, la discussion reprit, et soudain s’arrêta net, interrompue par l’arrivée de deux femmes vêtues de noir qui gravissaient l’escalier. C’était la doctoresse Lancelevée accompagnant son amie mademoiselle Boisselière.

Celle-ci, une grande femme d’au moins quarante-cinq ans, portait sur ses cheveux coupés court un chapeau de voyage rappelant les modes masculines. Un faux col blanc l’étranglait. Une cravate d’homme, dite régate, tombait sur sa large poitrine. C’était une vieille fille plus déterminée qu’on ne l’eût aimé, avec de forts traits virils et une lèvre ombrée qui complétait merveilleusement sa physionomie.

Les « célèbres confrères » vinrent au-devant d’elle avec une courtoisie très marquée. Boussard, apercevant sa maîtresse, lui sourit de ce sourire triste et aimant que Thérèse lui avait vu en Suisse. Ils se rapprochèrent, se serrèrent la main ; elle murmura furtivement :

— Aujourd’hui je n’ai pas une minute à moi. Voulez-vous déjeuner demain ? Je n’ai pas de consultation.

Thérèse, très avertie, entendit seule cette phrase dont elle mesura toute la portée sur le malheureux amant qui l’écoutait, mélancolique. Elle aimait bien son maître, dont elle disait toujours, dans son admiration très simple d’élève : « Mon grand Boussard ». Elle fut révoltée de le voir souffrir, sans foyer, sans famille, aux ordres de cette femme qui ne répondait à sa passionnée tendresse qu’en lui distillant, capricieusement, quelques gouttes de bonheur. Alors une idée lui vint. Fière de son sacrifice dont elle sentait tout à coup l’impérieuse nécessité, elle décida de le publier ici même, en pleine réunion médicale, non pas comme une désertion qu’on avoue, mais comme une victoire dont on se glorifie. Il lui plut de proclamer le triomphe de son cœur sur son cerveau, à la face de cette Lancelevée qui, entre l’impossible vie conjugale et ce même sacrifice, avait choisi le moyen terme de l’union libre : le plaisir dans l’amour dépourvu de devoirs.

À cette minute, le docteur Herlinge sortait de la salle suivi de l’interne. Il était en blouse et en tablier. Artout portait une redingote, Boussard un veston ; Durand-Blondet, en manches de chemise, tenait sa blouse sur son bras. Les jeunes médecins, à voix basse, causaient à l’écart de Marie Boisselière, cette ancienne institutrice sans le sou, venue de Bordeaux à vingt ans, peinant à donner ses leçons, et s’avisant, un jour, de faire sa médecine pour sortir de sa médiocrité misérable. Elle portait dans son crâne, solide comme celui d’un homme, un cerveau masculin. Ses études avaient rondement marché. C’avait été l’une des premières internes des hôpitaux de Paris. Établie, elle avait vite forcé le succès. Thérèse l’observait à la dérobée. À sa structure virile, à sa franche laideur, à son évident désir de se masculiniser, on devinait que l’amour n’avait guère embarrassé sa carrière de cérébrale. Elle était de celles qui doivent vivre seules, ne compter que sur soi, sans espoir de rencontrer jamais le mari qui assure l’existence. Et Thérèse pensait, dans une douceur secrète de bonté, de solidarité, à la compensation magnifique que la carrière médicale, largement ouverte aux femmes, serait désormais pour ces sœurs isolées, délaissées et malheureuses.

Des étudiantes russes, plus pauvres que ne l’était autrefois Dina, montaient raides et pudiques à l’étage supérieur : du fond de son cœur, presque tendrement, Thérèse leur souhaita la réussite, la chance, la fortune. Mais, en reportant les yeux sur les deux petites bénévoles françaises qui ressemblaient dans leurs blouses à de grandes pensionnaires en sarraus blancs, et les voyant si blondes, si roses, si saines, si bien faites pour l’amour, la maternité, la famille, — toutes ces vieilles choses éternelles de la bourgeoisie française à laquelle visiblement ces deux jeunes filles appartenaient, — elle eut envie de les sermonner gravement :

« Petites intellectuelles, jolies et vibrantes, travaillez, occupez à vos belles études la fougue de votre adolescence ; en vue des aléas de la vie, munissez-vous de ce métier, le plus noble de tous, gagne-pain magnifique, et consolation suffisante à toutes les solitudes. Mais, si rien ne s’y oppose, au jour venu, abandonnez-vous aux lois suprêmes qui font les femmes non point pour elles, mais pour l’époux dont elles doivent être l’auxiliaire et le bonheur. Ce jour-là, renoncez-vous, arrachez de vous tout désir de gloire, offrez à celui que vous aimerez votre lumineuse intelligence qui fera pour lui du foyer le lieu le plus cher, le plus intéressant, le plus attirant. Donnez-vous toutes… »

— Tu voulais me parler, Thérèse ? lui dit Herlinge à cet instant ; veux-tu monter dans mon service ?

— Oh ! ce que j’ai à vous dire n’est pas un secret, reprit la jeune femme avec son sourire un peu mystérieux.

Elle regarda les deux petites bénévoles au sarrau de lycéennes, et madame Lancelevée si fièrement épanouie dans le succès, dans l’amour et dans l’égoïsme, et Marie Boisselière, la robuste féministe dont elle bravait les foudres, et Artout, qui allait s’indigner, et « son grand Boussard », qui lui avait dit, un jour : « Chère madame, vous y viendrez », et tous ces jeunes médecins moins chanceux qu’elle qui boudaient un peu son succès, et ces étudiants dont le nombre grossissait sur ce palier d’hôpital, et qui arrivaient en chuchotant, se nouant aux reins le tablier médical. Et comme tous avaient les yeux sur elle :

— Père, je suis venue vous dire que j’abandonne la profession.

— Tu abandonnes la médecine !…

— Oui, je ne suis plus médecin, je n’exerce plus.

Herlinge se redressait, interdit, pensant mal comprendre.

— Cher père, reprit-elle, cela vous étonne. C’est très vrai, pourtant. Mon mari le désirait depuis longtemps, et je ne m’y décidais pas. Puis j’ai fini par admettre que vraiment la maison n’était pas bien gaie pour lui. D’ailleurs, je me suis beaucoup fatiguée, ces derniers mois : je sens que le repos me fera du bien. Voilà comment j’en suis venue à l’acte de madame Pautel qui m’avait fort scandalisée dans le temps…

— Ah ! cela, ma petite, ne put retenir madame Lancelevée, c’est indigne de vous !… Je n’aurais pas cru, non, non, je n’aurais pas cru…

L’étrange femme, comme si elle eût été intéressée personnellement dans la défection de Thérèse, avait blêmi de colère. Mais Artout, le regard fixé curieusement sur son élève, très intrigué par ce qu’il venait d’entendre, un peu interloqué tout d’abord, conclut en disant :

— Si madame Guéméné en décide ainsi, c’est qu’elle a raison. J’ai trop de confiance en elle pour blâmer jamais ses déterminations !… Pénètre-t-on jamais les secrets d’un jeune ménage ? Comme médecin, je déplore la perte de ma jeune confrère ; mais, comme ami, j’applaudis au parti qu’elle a jugé le meilleur.

— Ah ! Madame est le docteur Guéméné ? dit farouchement Marie Boisselière.

Elle s’avança, le lorgnon sur ses yeux de myope et toisant Thérèse, avec son air indélébile de vieille maîtresse d’école, elle ajouta :

— Je regrette de faire connaissance avec Madame dans une telle circonstance…

Elle en aurait dit plus ; mais Boussard, qui n’avait pas encore parlé, vint à la jeune femme, lui serra la main.

— Moi, je vous félicite, dit-il seulement, de sa voix lente et sans timbre, mais avec une inflexion si pénétrante que Thérèse en fut toute remuée.

À ce moment, madame Lancelevée, tournant le dos d’une façon presque impertinente, prit à part son amie Boisselière, avec laquelle, ostensiblement, elle se mit à parler médecine.

— Je vais porter la nouvelle à ta mère, disait Herlinge un peu tristement. Elle sera très surprise, très surprise…

Lui éprouvait un gros chagrin. Il était fier de Thérèse comme certains hommes le sont de leur fils. Toutes ses ambitions personnelles satisfaites, il s’en recréait qui concernaient l’avenir de sa fille, et, s’il était si coulant pour l’admission de Marie Boisselière à l’Hôtel-Dieu, on disait tout bas que son orgueil paternel voyait là, pour la doctoresse Guéméné, un précédent de bon augure.

Les petites bénévoles ouvraient de grands yeux à ce coup de théâtre ; les médecins se prenaient de sympathie pour cette belle doctoresse métamorphosée à leurs regards en simple femme ; les étudiants murmuraient, dans leur « rosserie » amusante :

— Le médecin s’évanouit, la clientèle demeure…

Thérèse jugeait suffisant l’effet qu’elle avait voulu, par une coquetterie dernière, produire en plein hôpital : elle se retira, non sans souhaiter bonne chance à la vieille princesse de science, redevenue « candidate » une fois de plus. Tout le monde demeurait un peu troublé de la scène. On entendit le pas de la doctoresse se perdre dans le corridor d’en bas.

Thérèse avait puisé à l’Hôtel-Dieu une persuasion plus forte, plus joyeuse de son devoir. Elle eut vite fait de rentrer chez elle. Elle tremblait d’une allégresse intérieure en songeant à ce qui se passerait bientôt entre elle et Fernand, quand il saurait tout. À peine arrivée, elle s’assit à sa table de travail, pressée de donner une forme extérieure à son sacrifice en écrivant les adresses de ses circulaires. À dénombrer ainsi toute sa clientèle, le sens lui venait plus puissant de ce qu’elle immolait à son amour. Ce travail lui fut doux.

Fernand rentra vers onze heures du laboratoire et demanda sa femme. Les domestiques répondirent que Madame travaillait dans son cabinet. Il ouvrit la porte. Thérèse éprouva l’une des plus vives émotions de sa vie. Elle se retourna vers son mari. Celui-ci disait :

— Thérèse, j’ai voulu te prévenir que je ne déjeunerai pas ici. On m’appelle en consultation à Saint-Cloud. Je pars.

Il paraissait nerveux, préoccupé, agité. Thérèse défaillait presque. Elle lui fit un signe, et, d’une voix tout altérée :

— Viens, viens voir ce que je fais.

Elle eut, à ce moment, l’intuition nette qu’il était possédé par l’image de « l’autre », qu’il lui échappait définitivement, qu’elle devait tenter l’assaut suprême.

Son mot de mauvaise humeur la blessa cruellement :

— Quoi ? Je suis pressé, tu sais…

Il s’approcha cependant, se pencha sur la table de travail, vit ces centaines de papiers épars, ne comprit pas tout d’abord. Alors, prenant une circulaire, elle la lui mit sous les yeux et il lut :

Le Docteur Thérèse Guéméné a l’honneur d’informer M… que, pour des raisons de santé, elle cesse d’exercer la médecine…

Il ne dit rien, resta là immobile, debout, comme hypnotisé par la feuille volante qui tremblait légèrement dans sa main. Thérèse haletait. Elle affermit sa voix pour demander :

— Eh bien ! mon ami, es-tu content ? dis-le-moi. Ce que tu désirais est fait…

Elle le vit pâlir, et il demeurait silencieux, les traits contractés, avec cette feuille de papier entre les doigts. Il n’exprimait nulle joie, nulle satisfaction. Il était seulement atterré et se raidissait contre une crispation de tout son être.

— Mais parle-moi ! s’écria Thérèse. Tu sais maintenant à quel point je t’aime : c’est comme si j’arrachais un peu de moi-même pour te le donner ; je ne suis plus rien dans la vie, rien que ta femme, je suis à toi toute, enfin.

— Ma pauvre Thérèse ! dit-il péniblement, ma pauvre Thérèse ! je suis effrayé de ce que je t’ai fait faire… Il ne fallait pas… non, non, il ne fallait pas ! c’est un crime !… Tu aimais tant ton métier, tu y trouvais tant de plaisir ! Cette profession te donnait ta personnalité supérieure, intangible, dont on devait respecter l’intégrité. Ah ! pourquoi as-tu fait cela !

Thérèse se redressa, frémissante :

— Pourquoi ? s’écria-t-elle, tu me demandes pourquoi !… Tu ne comprends pas !

— Si, ma bonne Thérèse, je te comprends, je te remercie ; mais… vois-tu… j’ai une vraie épouvante à penser que tu brises ta vie pour moi. Il aurait mieux valu, je crois… Enfin, je crains que tu ne regrettes… je ne voudrais pas faire ton malheur…

— Ainsi, dit-elle en le regardant, pleine d’une indicible tristesse, c’est tout ce que tu trouves à me dire ! Tu ne m’aimes plus, tu donnes ton cœur à une autre femme, tu m’offenses mortellement, et moi, je ne cesse pas de te chérir, je me repens des petites peines que je t’ai causées, et, par amour, je me dépouille de ce qui m’était le plus cher, je me voue à toi exclusivement, je te jure de renoncer à tout pour n’exister plus désormais qu’en vue de ton bonheur, et, quand tu me vois toute saignante encore du sacrifice, tu dis : « Ce n’était pas la peine !… » Oh ! Fernand !

Les sanglots la prirent ; elle retomba, le visage dans ses mains, sur sa table de travail. Voilà donc quelle était sa récompense ! Que lui demeurait-il maintenant ?

Fernand se penchait sur elle, avec cette commisération affectueuse qui était une telle injure à l’amour passionné de la jeune femme. Il l’appelait doucement :

— Thérèse, ma bonne Thérèse, je suis très touché, je t’assure, très touché… console-toi…

Elle pleurait comme il n’aurait pas cru que cette fière créature fût capable de pleurer. Tout son corps secoué de sanglots disait sa détresse. Elle n’était plus qu’une figure de désespoir, de douleur. Fernand la contemplait, le cœur serré, plein de pitié et aussi de rancune pour ce sacrifice trop tard accompli qui ne servait plus à rien, sinon à lui donner un rôle méprisable. Et, pendant qu’il considérait ce lamentable spectacle de l’épouse humiliée, brisée, convulsée, l’image rayonnante de madame Jourdeaux, son sourire, son mystère, régnaient en lui, l’emplissaient de fièvre, d’une sorte d’extase triomphante. Et il avait hâte de quitter cette compagne affligeante à voir, cette pièce triste, cette maison, car tout à l’heure il avait menti ; ce n’était pas à Saint-Cloud qu’il allait, mais boulevard Saint-Martin, où la veuve avait permis qu’il vînt déjeuner.

— Thérèse, répétait-il, impatient de mettre fin à cette scène, ne me laisse pas emporter cette impression navrante. Mon confrère m’attend à la gare, j’ai rendez-vous, je dois partir ; mais, je t’en prie, que ton adieu soit un mot raisonnable. Nous reparlerons de cette carrière trop aisément quittée… Je ne veux pas que tu sois malheureuse, ma Thérèse, ma bonne Thérèse !

Il n’obtenait point de réponse et s’irritait en secret sous l’air de mansuétude auquel il s’efforçait pour ne pas être odieux. À la fin, la jeune femme, comme après une lutte, se redressa :

— Va, mon ami ; tu me retrouveras toujours ici, désormais.

Elle disait cela sans amertume. Cette douceur, où il retrouvait la suavité de madame Jourdeaux avec ce surcroît de force et de grandeur qui était en Thérèse, le bouleversa. Elle reçut, sans le repousser, le baiser qu’il lui donna. Il sortit. À cette minute, Thérèse désespéra de le reconquérir jamais.

Madame Jourdeaux attendait son ami au salon. C’était la première fois qu’elle le recevait là. Dans la pièce peu éclairée, elle parut à Fernand transformée, très belle, très ardente, malgré sa pâleur, son deuil de veuve qu’elle ne quittait pas et ses lenteurs de religieuse. Lui-même arrivait, en proie à une surexcitation effrayante. Il lui étreignit les mains en soupirant :

— Oh ! mon amie, mon amie, que j’ai soif de vous !

Une lueur rapide, phosphorescente, passa dans les yeux de la jeune femme ; puis elle demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a que je suis dans une situation atroce, je me sens perdu, je ne vois pas d’issue, je ne sais que devenir. Je voudrais ne plus être, ne plus penser, me faire un petit enfant comme André, et me mettre sous votre garde. Chose étrange, vous si douce, mon amie, vous me semblez détenir une puissance. Vous devez pouvoir me protéger.

Elle dit, en hésitant un peu :

— De toutes mes forces aimantes, en effet, je vous entoure, je vous enveloppe. Mais qu’est-ce que je puis !

— M’encourager, m’assurer que vous ne m’abandonnerez jamais.

— Oh ! vous abandonner, le pourrais-je ? C’est comme si l’on me parlait d’abandonner André. Notre destin nous a rapprochés ; je vous ai trouvé si triste, si malheureux, que moi, votre cadette, plus triste, plus seule encore que vous, je vous ai adopté dans mon cœur. Votre malheur mettait en vous comme une faiblesse. Je me suis sentie soudain l’aînée, la plus forte.

Et, riant puérilement, elle se mit à dire :

— Parfois je me figure avoir deux fils : l’un tout petit, l’autre très grand, très grand. Et ils me sont également chers… Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui ?

Il brûlait d’avouer le trouble nouveau qu’apportait dans sa vie le renoncement de sa femme ; mais la crainte que sa scrupuleuse amie ne vît désormais dans le retour de Thérèse un obstacle à leur amitié le retenait. La femme de chambre, en annonçant le déjeuner, lui épargna de plus longues incertitudes.

Il ne fit guère honneur à ce repas auquel la tendre femme avait apporté tant de soins pour lui plaire. Les propos qu’ils venaient d’échanger, la métamorphose qu’il voyait s’opérer en elle, et, par-dessus tout, l’affligeant souvenir de Thérèse en larmes, la torture qu’il avait endurée là-bas, le travaillaient sourdement. Certes madame Jourdeaux devenait plus belle. Il la regardait sans cesse. Le besoin de l’union absolue grandissait en lui, et, plus conscient qu’elle, il s’apercevait bien que la même passion, insidieusement, grandissait en son amie. D’ailleurs quelle existence menait-il entre une femme qu’il n’aimait plus et une autre qui se dérobait encore ? Et là, soudain, à table, il fit ce rêve d’être ici chez lui, et que c’était sa vraie femme qu’il contemplait amoureusement, si gracieuse, si bonne, si aimante !

Après le repas, elle lui proposa de retourner au salon.

— Je n’aime pas ce salon cérémonieux, dit-il, et, puisqu’il me reste, avant mes visites de l’après-midi, un court moment à passer avec vous, permettez que ce soit dans votre chambre, que je connais, que j’aime pour son intimité.

La gouvernante étant venue chercher le petit André pour sa leçon, ils demeurèrent seuls près de la table à ouvrage. À travers la mousseline des rideaux, on voyait les murailles de la cour intérieure régulièrement percées par les fenêtres des cuisines. Une traînée oblique de soleil en avivait la blancheur crayeuse. Sur la commode, la pendulette marquait deux heures. Son tic tac résonnait seul par la chambre. Madame Jourdeaux avait orné la pièce de roses mousse et de roses thé, devinant que son ami, sans doute, choisirait de demeurer ici. Elle voulut prendre sa broderie. Mais Guéméné dit impérieusement :

— Non, non, ne travaillez pas !

Elle trouva exquis de se soumettre, et laissa retomber son ouvrage.

— Donnez-moi votre main, dit-il encore.

Cette main était grasse et jolie ; quelques pierreries étincelaient à l’annulaire. Guéméné la baisa, la caressa longuement. Puis il l’appuya sur ses tempes, sur ses cheveux, et il disait âprement :

— Je suis tellement sevré de ces douceurs !

Elle demanda, dans sa délicieuse pitié qui lui semblait sanctifier tout :

— Pauvre ami ! votre femme est donc si indifférente pour vous ?

— Ah ! reprit-il avec cette cynique injustice que donne la passion, ma femme a séparé ma vie de la sienne. J’ai trente-cinq ans, et le cœur muré dans un tombeau…

Elle frémit, dégagea sa main et garda le silence. Elle choisit un fil de soie, chercha son aiguille. Elle tremblait. Ses yeux troublés n’y voyaient plus.

Alors il implora tout bas :

— Dites-moi : « Je vous aime ».

Elle se raidit.

— Non, non, je n’ai pas le droit.

— Quoi ! vous n’avez pas le droit ! Vous êtes seule, maîtresse de vous-même, de votre cœur, de votre personne ; je vous ai donné toute mon âme, toutes mes pensées, et je vous porte vivante en moi jour et nuit ; je suis le seul être qui vous chérisse avec cette force, cette tendresse, et vous n’auriez pas le droit de me donner cette joie : entendre vos lèvres m’offrir ces deux mots que j’attends, qu’il me faut, que je veux !

— Oh ! mon ami ! mon ami ! murmura-t-elle épouvantée, calmez-vous, je vous en supplie. Vous non plus, vous n’avez pas le droit, vous appartenez à une autre.

— Mais cette autre m’a détaché d’elle par son égoïsme, par sa dureté, par son orgueil : elle s’est retirée de moi ; elle a élevé, de son chef, une barrière entre nos âmes… Alors je suis condamné à traîner jusqu’au bout cette existence sans amour, lié à une femme que je n’aime pas ! Car c’est vous que j’aime, mon amie, et depuis si longtemps que l’aveu m’en étouffe ! Je me demande quelle timidité m’a toujours retenu de vous le dire, quand nous le savions si bien tous les deux.

— Ah ! fit-elle, les yeux clos, dans une béatitude profonde, je le savais oui, je le savais ; mais c’est si doux de l’entendre !

— Alors, continua-t-il en se rapprochant d’elle, que je sente encore votre chère main sur mon front, et vos lèvres ; que j’entende les mots de tendresse qu’on ne me donne plus…

— Fernand ! Fernand ! supplia-t-elle, je crains de faire mal…

— L’amour est beau, lui dit-il en la prenant entre ses bras, l’amour est saint. Soyez cette mère jeune et adorable qui guérit tous les chagrins, soyez l’amie absolue, sans aucune arrière-pensée, sans réticence. Voyez comme je vous aime entièrement !

Et, cédant enfin, elle lui donna les premiers baisers de passion qu’elle eût jamais connus. D’ailleurs, ce ne fut qu’une étreinte brève. Elle se ressaisit et sa conscience timorée s’alarma :

— Partez, maintenant ! Vous reviendrez demain ; je saurai mieux, je me posséderai mieux moi-même… Partez, dites, partez ! J’ai peur d’André. S’il était venu !… Vous voyez bien que je fais mal…

Alors il lui demanda de la voir le lendemain, loin d’ici, dans quelque coin tranquille : le désir lui était venu d’une partie de campagne, comme s’ils étaient deux tout jeunes gens du petit monde parisien. Elle rougit d’abord à l’idée de ce rendez-vous. Il l’enlaça, la traita de petite fille naïve, lui montra combien leur amour était noble. Et ils commencèrent à discuter l’endroit de leur rencontre. Elle ne se défendait plus que faiblement, à bout de forces, remettant au lendemain de lutter avec plus de lucidité, peut-être avec plus de courage, quand le bruit d’un pas derrière la porte les sépara, les dressa tous les deux, une légère flamme aux joues.

La domestique entrait, présentant une carte :

— Cette dame voudrait parler à Madame.

Les traits de la jeune femme se contractèrent ; mais elle se raidit, et, avec son beau sang-froid inaltérable, elle dit simplement :

— C’est bon, priez cette dame d’attendre une seconde, j’y vais.

Elle allait parler, hésita, entrouvrit deux ou trois fois les lèvres, et finit par dire à Fernand :

— Vous m’excusez, il faut que je voie cette personne. Partez, mon ami, tenez… par cette porte… Il s’agit d’une affaire urgente… Je ne puis faire attendre.

Et, un peu plus nerveuse que de coutume cependant, conservant entre ses doigts la carte roulée, elle poussait doucement Guéméné vers une porte qui s’ouvrait directement sur le vestibule d’entrée. Lui la tourmentait encore au sujet de ce rendez-vous du lendemain.

— Mais où vous retrouverai-je ?…

— Je vous écrirai, je vous le promets, avant ce soir…

— Vous promettez ?…

Enfin il disparut et, dans le creux de sa main, tremblante, le cœur si étreint qu’elle respirait à peine, elle relut :

docteur thérèse guéméné

Une animosité plus violente que jamais lui vint soudain contre la mauvaise femme qui avait dévasté la vie de Fernand. Et ce sentiment la domina jusqu’à lui faire affronter bravement, presque insolemment, cette visite. Elle se disait :

« Voici qu’elle l’espionne maintenant !… »

Ayant rajusté devant une glace les ondulations de ses cheveux, elle s’en alla au salon, intrépide, prête à tout subir pour celui qu’elle savait sien à jamais.

Thérèse l’attendait, debout, près du piano. Elle était vêtue de noir. Mais, de la hautaine image qu’avait gardée madame Jourdeaux, rien ne subsistait plus qu’une mince jeune femme aux yeux très tristes, sans arrogance, sans dédain, sans reproches, sans haine.

Un peu timidement, elles s’abordèrent, se pénétrant l’une l’autre avant d’échanger une parole. Et l’attitude de Thérèse apaisa la tendre femme.

— Vous avez voulu me voir, madame ?

— J’ai eu besoin de vous voir, rectifia Thérèse avec un accent de telle loyauté, un désir si évident de sincérité, que madame Jourdeaux pressentit dès lors le ton que prendrait l’entretien.

Mais, encore une fois, elles se regardèrent avec défiance, en femmes ennemies dont la mesure et la réserve ne tiennent qu’à la courtoisie.

Leur commune élévation de cœur, sinon de cerveau, les faisait égales, dignes l’une de l’autre. Bien plus, elles se ressemblaient : de même stature, de même taille, avec des robes que la mode de la saison faisait identiques.

Thérèse enfin parla :

— On a dû vous dire, madame, que j’étais une femme orgueilleuse et fière, une femme froide, égoïste et dure. Puisque je vous estime assez pour être venue vous trouver aujourd’hui, je veux que vous m’estimiez aussi, que vous me connaissiez et me jugiez. Je ne suis pas une femme orgueilleuse, mais une femme qui souffre. Je vous sais bonne ; et je suis venue vous demander votre aide dans un grand malheur qui me frappe.

— Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, madame, mon aide vous est acquise.

Thérèse, après une pause, reprit avec effort :

— J’ai, madame, une mère excellente à qui je ne dirais pas ce que je vais vous avouer. Je ne l’ai dit à personne, et c’est pour la première fois que ces mots, qui me coûtent beaucoup, vont sortir de mes lèvres. Je veux que vous sachiez cela, tout d’abord, pour comprendre quelle marque de confiance absolue je vous donne là. Je vous demande la vôtre en échange.

Madame Jourdeaux perdait son assurance agressive. Elle croyait sentir encore à son cou les bras de celui qui était le mari de cette femme, elle croyait entendre ses phrases passionnées, elle se rappelait ses baisers, son étreinte : elle devenait livide. Elle dit :

— Madame, vous avez toute ma confiance, encore une fois, si je puis vous rendre service, je suis à vous.

— Il y a quatre ans, continua Thérèse, j’épousais le docteur Guéméné. J’en avais vingt-cinq ; et, si ce n’est plus pour une femme la prime jeunesse, pour une étudiante qui s’est absorbée dans un travail ardu, c’est au moins encore une jeunesse sentimentale très neuve, très inexpérimentée, avec des idées fausses, quelquefois très larges, souvent très limitées. Je n’avais pas terminé mes études médicales ; le docteur me demanda d’y renoncer : je ne pus consentir. Nous nous sommes mariés et nous avons connu un grand bonheur dans l’amour le plus tendre.

Sa voix s’altérait ; elle reprit son assurance, d’un effort, et poursuivit :

— Le docteur est la nature d’homme la plus belle, la plus délicate. Dans notre ménage, il était le meilleur. Je l’aimais. J’aimais aussi ma médecine. Il faut aimer son mari uniquement. Je le savais mal ; j’aurais dû me contenter de mon grand bonheur d’épouse, j’ai voulu y joindre celui que je puisais dans mon métier… Vous voyez, madame, quelle confession je vous fais… Pendant que je me trouvais heureuse, mon mari ne l’était pas. Le partage de ma vie a été longtemps sa peine constante. La punition vint vite. J’avais un beau petit bébé que j’ai perdu, peut-être — je n’ai jamais eu le courage d’en convenir — par ma faute. Et le mari que j’aimais… je l’ai perdu aussi.

Elle ferma les yeux, un moment, se recueillit comme pour reprendre la force de continuer. Et, plus bas, péniblement :

— Voilà l’orgueilleuse et hautaine femme que vous avez devant vous, madame ; elle vous dira toute sa peine et toute son humiliation comme elle la dirait à l’amie la plus fidèle. Vous pouvez me comprendre, je le sais, et c’est pourquoi je vous ai choisie. Mon mari, qui a souffert à son foyer, qui a vu périr son rêve, m’a retiré son cœur et l’a donné à une autre femme. Cette femme, je la connais, je l’estime, mais je la juge. Elle m’a pris mon bonheur, elle le tient dans ses mains ; peut-être s’y croyait-elle autorisée par mon peu de soin à le conserver. Mais, que feriez-vous, madame, si une femme en avait usé pareillement à l’égard de votre cœur, de votre amour, du mari que vous aimeriez passionnément ?

Elles étaient aussi blanches l’une que l’autre, et baissaient la tête toutes deux.

Madame Jourdeaux dit timidement :

— Peut-être serais-je allée trouver cette autre femme en toute loyauté ; et, si elle n’était pas coupable, si elle n’avait à se reprocher qu’un sentiment très pur, sans faute, sans tache, elle m’aurait reçue comme une amie. D’aimer le même homme, nous aurions pu beaucoup souffrir ; mais, moi, je ne l’aurais pas méprisée…

— Oui, dit Thérèse rêveusement, vous auriez eu raison…

Elles se regardèrent. Des larmes jaillirent de leurs yeux.

Thérèse ajouta :

— Je ne suis plus médecin. J’ai voulu donner à celui qui me délaissait cette preuve suprême d’amour de lui sacrifier la moitié de ma vie. Mais si petite est maintenant la place que je tiens dans ses pensées qu’à peine a-t-il pris garde à mon acte. Ainsi le déchirement que j’ai subi, et que vous ne pouvez comprendre, madame, — car il m’a semblé commencer de mourir en cessant d’être ce que je fus jusqu’ici, — ce déchirement est devenu inutile : je n’ai pas reconquis ce cœur qui appartient désormais à une autre. Pourtant le bonheur n’est pas seulement pour moi au foyer, il y attend aussi ce compagnon inconstant qui vivra misérable tant qu’il errera loin de la paix, de l’ordre, de la famille. Si celle qui croit l’aimer l’aimait véritablement, elle souhaiterait qu’il revînt là.

— Madame, reprit la douce femme en essuyant ses larmes, celle qui aime votre mari ne vous vaut pas : vous êtes la plus grande, la plus généreuse, vous êtes celle à qui fatalement il reviendra, car vous détenez les liens les plus anciens, les plus réels, la souveraineté de l’épouse. Cette femme regrettera cruellement de vous avoir mal jugée. Vous verrez, vous verrez, elle disparaîtra, elle s’effacera de la mémoire même de celui que vous aimez. Vous le posséderez de nouveau tout entier…

— Est-ce possible ? demanda Thérèse.

— Soyez-en certaine, répondit madame Jourdeaux.

Quand elles se dirent adieu, les mains longuement serrées, à la porte, la veuve demanda :

— Voulez-vous m’embrasser, madame ?

Elles s’embrassèrent comme deux sœurs qui ne se reverront jamais.

Le lendemain, Guéméné, tremblant de bonheur, décachetait, à sa table de travail, la lettre de madame Jourdeaux si fiévreusement attendue depuis la veille.

Elle disait :


Mon ami,

Pardonnez-moi la peine que je vais vous faire. Je me réveille enfin d’un long et coupable sommeil. Dieu a permis que ce fut avant d’avoir sombré dans le mal.

Vous êtes uni à une noble femme dont vous avez le devoir de faire le bonheur. Si elle a eu quelques torts, ne les avez-vous pas exagérés ? Examinez-la mieux ; examinez-vous : voyez s’il ne reste pas au fond de vous-même des racines vivaces de l’amour d’autrefois.

J’ai un fils qui aura vingt ans quelque jour. Je suis son éducatrice, et dois rester pour lui l’idéal du bien. Quelle autorité trouverais-je en moi-même si je me laissais aller à une faiblesse inavouable, et que lui répondrais-je le jour où il découvrirait dans le passé de sa mère le secret qu’il faut traîner jusqu’à la fin, en le cachant avec des ruses, des mensonges, une incessante duplicité ?

Entre nous, qu’y a-t-il ? Certes un grand amour, l’amitié la plus douce, mais aussi un bonheur sans base, établi en dehors de tout ordre, de toute loi. Nos destinées, d’elles-mêmes, divergent. Vous avez votre femme et j’ai mon fils. Voilà pour chacun de nous les assises de l’existence véritable, de la vie morale, du bonheur. Nous donner l’un à l’autre, mon pauvre cher ami, aurait été renoncer à toute paix, à toute dignité. Notre amour irrégulier aurait fini dans l’amertume et dans la honte.

Il finit aujourd’hui dans des larmes très pures. Vous ne me retrouverez pas boulevard Saint-Martin, mon ami : je vais en Lorraine, mon pays. J’y rejoindrai mon père, qui habite là-bas très seul. Entre ce cher vieillard, mon petit chéri et le souvenir de notre amitié, ma vie s’écoulera dans le calme. Pour vous, retournez-vous, de toutes les forces de votre volonté, vers la compagne à qui vous avez juré, un jour, de l’aimer éternellement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Deux heures plus tard, alarmée de ne pas le voir sortir, Thérèse entra dans le cabinet de son mari.

Elle le trouva prostré devant sa table, les tempes dans les paumes, les yeux rougis, une lettre étalée sur son buvard. Elle devina tout de suite la vérité : la rupture promise hier, qu’elle n’attendait cependant pas si prompte, si radicale.

Elle s’approcha, un peu craintive. Certes, elle le comprenait, ce ne pouvait être encore l’effusion, l’élan passionné qui lui ramènerait son mari, mais un immense espoir en l’avenir lui venait. Et elle se mit à murmurer lentement, près de lui :

— Tu as un grand chagrin, Fernand, mais tu n’es pas seul. Une amie est là qui te consolera. Je suis toute à toi maintenant ; tu me trouveras toujours. La maison te sera douce, va… Que fera-t-on de mon cabinet de consultation ? Peut-être un laboratoire de sérothérapie pour t’épargner la course quotidienne à l’École. Tu as une œuvre à accomplir, Fernand ; je t’aiderai : tu triompheras. Moi, je serai ta compagne, tout simplement, ton obscur préparateur, et, comme nous l’avait dit un jour, délicieusement, Dina Skaroff, « ton assistante ».

Guéméné brisé, l’âme malade, se retourna vers Thérèse : il souffrait encore beaucoup, et s’abandonna à elle comme un blessé.

C’était la saison des nids. Dans les peupliers d’Italie, qui frissonnaient au-dessus du fleuve, un pigeon gris, à la collerette verte et soyeuse, becquetait sa femelle de son bec ciselé comme un bijou de corail rose.

FIN

ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY — 15773-10-07.