Princesses de science/5/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 355-374).

II

Thérèse connut dès lors la vie méditative, sournoise, inquiète, des épouses trahies. Sans rien savoir encore, elle devinait. D’ailleurs, un fait était certain, Fernand se cachait d’aller chez madame Jourdeaux ; plutôt que de l’avouer, il avait menti. Alors, avec l’âpreté du soupçon, elle rassemblait ses souvenirs. Depuis le jour où ils avaient connu cette jeune femme au dîner du docteur Herlinge, Fernand l’avait citée, admirée, louée même si souvent, qu’aujourd’hui le doute n’était plus possible. L’an passé, il avait ordonné à madame Jourdeaux, pour son enfant, le pays où ils se rendaient eux-mêmes. Le séjour dans le même hôtel n’avait pas été une simple coïncidence : Fernand y avait attiré la veuve, — Thérèse se le rappelait, à cette heure, — en lui fournissant toutes les références sur l’établissement. Ne l’aimait-il pas déjà ? La pensée d’être trompée depuis longtemps peut-être envahit Thérèse et l’atterra. Elle souffrit d’abord dans son estime pour Fernand. Avec la plénitude de sa confiance, elle avait cru lui voir une âme aussi limpide que la sienne ; mais il la décevait en secret. Cette duplicité chez celui qu’elle aimait lui fut la plus cruelle douleur. La jalousie proprement dite ne s’infiltra que plus lentement dans cette âme fière. Mais quand cette orgueilleuse Thérèse eut bien compris qu’on délaissait une femme comme elle pour une madame Jourdeaux, elle endura des tourments moins nobles, plus profonds, plus terribles.

Elle imagina des espionnages indignes : elle irait les surprendre, un jour ; ce serait sa vengeance que leur confusion. Ou bien elle le ferait suivre et le confondrait d’une autre manière… Et elle ne rêvait pas à ces différentes formes de revanche au cours de longues heures d’oisiveté, comme une autre femme, mais pressée, harcelée du matin au soir par sa tâche virile. Elle emportait sa torture avec elle, et sans cesse ressassait son chagrin, en fiacre, dans la rue, en franchissant les portes de ses clientes, en gravissant les étages. Il lui fallait un effort pour s’en libérer au chevet de ses malades. C’étaient, la plupart du temps, de jeunes épouses près de qui veillaient des maris anxieux, dont l’amour se révélait dans les yeux, dans les gestes. Alors l’impassible doctoresse, supérieure et illisible, de qui la malade attendait éperdument son salut, frémissait, se sentait faiblir, les enviait, souffrait, retenait ses larmes.

Elle soignait le petit Adeline avec un zèle acharné, se rendant deux fois chaque jour rue de Buci pour les pansements, les bains, la morphine. La morgue légère qu’elle montrait autrefois envers la pauvre Jeanne Adeline, si triviale avec sa vulgarité de sage-femme populaire, s’évanouissait dans un sentiment d’égalité douloureuse. Ce lui fut une compensation à tout ce qu’elle endurait que de rendre à cette mère son enfant.

Mais, de retour à la maison, elle retrouvait le compagnon déloyal dont le cœur recélait un mystère, et le chagrin de Thérèse prenait une autre forme de rancune, de colère, qui, devant son mari, l’angoissait, l’étouffait.

Pourtant sept jours s’étaient écoulés, et, dans l’obscurité du silence qui pesait entre eux, elle s’acharnait à chercher, soupçonneuse et nouvelle, des indices de la vérité. Sa délicatesse fière répugnait aux reproches, aux injures, aux scènes. L’élévation morale de ces deux êtres faisait leurs ententes muettes plus tragiques, plus poignantes que les explications. Parfois, à table, Fernand devinait sur lui le regard de sa femme qui le sondait. Elle était, dans son chagrin morne, si grande, si offensée, qu’il se sentait lui-même amoindri, humilié. La réserve qu’elle gardait faisait la force de Thérèse. Lui tenait dans le drame le rôle inférieur.

Mécontent de soi, de cette vie fondée sur une équivoque, acculé à l’impossibilité de se justifier, il retournait chez madame Jourdeaux où l’attendait une autre équivoque. À quoi bon cette retenue près de son amie, dont il n’avait pas le bénéfice près de sa femme ? Mais, il le sentait maintenant, s’il avait voilé d’amitié la tendance passionnée qui les vouait l’un à l’autre, c’était moins en lui scrupule de mari qu’habileté d’amoureux : il connaissait trop bien la douce femme qu’eût épouvantée la réalité de l’adultère. Et il lui en voulait de n’être généreuse qu’à demi. Elle aussi lui gardait une rancune inconsciente de leur situation sans issue. Ils manifestaient maintenant, l’un et l’autre, une susceptibilité déraisonnable : elle lui reprochait sa tristesse qu’elle ne savait plus consoler ; il se plaignait du peu de joie qu’elle prenait à le recevoir. Leurs propos demeuraient tendres ; quelque chose d’aigre et d’amer s’y cachait. Elle lui dit, un jour, excédée de ces griefs subtils qu’il ne cessait d’énumérer contre elle :

— On dirait que vous vous plaisez à me faire souffrir.

— Et vous ! murmura-t-il sourdement.

Elle fut effrayée de ce qu’exprimaient alors les traits de son ami. Elle balbutia :

— Quoi ! je vous fais souffrir, moi ! comment ? comment ?

— Ah ! vous ne savez pas… vous ne voyez pas…

Il se prit la tête à deux mains. Une larme tomba, vint s’écraser sur son genou. Cette vue la bouleversa. Le chagrin de cet homme lui était intolérable. Sa tendresse vainquit tout. Elle s’approcha doucement, se pencha, le baisa au front.

C’était la première caresse qu’il reçût d’elle : ses yeux se fermèrent ; il se recueillit.

— Ô mon amie ! mon amie ! dit-il tout bas, pénétré d’une douceur sans nom.

Et il leva les bras vers elle ; mais déjà elle s’était écartée de lui, toute blanche, effrayée de ce qu’elle avait osé, tremblante, frémissante. Cependant, si grand avait été pour lui le prix de ce premier geste d’amour, venant d’une telle femme, qu’il s’apaisa dans un bien-être, un contentement absolu. Il la regarda avec une indicible expression de reconnaissance :

— Ô mon amie ! vous êtes bonne… Merci…

Elle reprit :

— Je voudrais tant mettre un peu de baume dans votre vie !

Mais ensuite leurs entrevues devinrent plus pénibles : madame Jourdeaux s’était ressaisie, redevenait plus froide, plus réservée que jamais. Elle gardait près d’elle le petit André durant les visites du docteur. Guéméné se mit à la juger sévèrement.

Et leurs nerfs tendus continuaient à s’exaspérer chaque jour davantage.

Ce fut à ce moment que Thérèse enfin parla.

Un soir, après le repas, Fernand s’était accoudé à la fenêtre pour fumer ; elle le rejoignit. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’elle ouvrît les lèvres. La nuit ne venait pas encore. Dans les arbres, les pigeons roucoulaient ; les bateaux-mouches, silencieux, glissaient à fleur d’onde. On entendait seulement, de temps à autre, le bouillonnement de l’eau sous l’hélice quand l’un d’eux s’arrêtait au ponton de débarquement. Enfin Thérèse, prononça :

— Fernand, il faut nous expliquer.

— Nous expliquer, répéta-t-il nerveusement.

— Tu le sais, Fernand, notre bonheur a toujours reposé sur une entière franchise ; il faut que notre malheur ne soit pas moins entouré de lumière. Soyons courageux, mon ami ; disons-nous tout, honnêtement.

Et sa voix frémissait, car dans sa fierté outragée elle avait décidé, si Fernand lui avouait sa trahison, de ne pas demeurer à ce foyer où elle cessait d’être l’épouse exclusivement choisie et religieusement honorée. Elle avait résolu de partir, de s’effacer, de rendre à ce compagnon infidèle la liberté de son inconstance. Mais, ce qu’elle avait déterminé dans l’indignation, elle ne l’exprimait plus que dans le déchirement, le brisement de son amour.

Elle reprit :

— Je sais que tu ne m’aimes plus.

— Thérèse, ma pauvre amie !…

— Ne proteste pas. Tes yeux, tes attitudes, toute ton âme dans laquelle je sais lire, ont été plus sincères que tes mots. Oh ! rassure-toi, mon ami, ce n’est pas une scène que je viens te faire. Nous sommes de force, l’un et l’autre, à regarder la vérité en face. Je viens raisonner avec toi de notre misère. Je ne t’accable pas, tu vois. Nous pouvons, en dehors de l’amour, demeurer deux êtres de bonne foi, capables de s’entendre encore, sans animosité, sans haine. Nous nous sommes tant aimés ! nous ne pouvons pas nous haïr…

Il s’émut à la voir frémir sous ce calme d’emprunt. Il se sentit aimé autant, plus peut-être qu’autrefois, par cette belle épouse si noble et si malheureuse. Mais rien ne vibrait plus en lui que la pitié pour celle à l’orgueil de qui s’était usé son amour.

— Nous haïr ! ma pauvre Thérèse ! dit-il avec cette douceur particulière qu’on a pour les affligés, y penses-tu ? Mais tu es toujours mon amie, ma femme très chère : je sais ce que tu vaux, je ne l’oublie pas. Ai-je été jamais dur, injuste pour toi ? T’ai-je jamais fait du chagrin ?…

— Fernand, répliqua-t-elle, plus grave, je te supplie de ne plus t’en tenir aux artifices des mots. J’ai le droit de te demander cela : car, si je ne fus pas la compagne que tu rêvais, au moins je n’ai été, moi non plus, ni méchante ni indigne. Mettons nos âmes toutes nues ; parlons dans l’absolue sincérité. J’aurai le courage de tout entendre. Tu aimes une autre femme.

Guéméné sentit le mensonge lui devenir impossible en face de Thérèse désormais. Il se tut. Thérèse crispa ses deux mains sur l’appui de la fenêtre. Ses yeux se fermèrent une seconde. Ce silence ne lui apprenait rien qu’elle ne sût déjà, mais confirmait toutes ses déductions douloureuses, et l’anéantit autant qu’une révélation soudaine. Fernand l’entendit murmurer :

— Merci de n’avoir pas menti…

Alors il eut un élan, comme si, l’habitude ancienne de la possession le dominant, il eût craint maintenant de perdre cette femme dont il se croyait détaché.

— Thérèse, je te jure… tu m’entends, tu me crois… je te jure que, depuis le jour où j’ai commencé de t’aimer, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais eu d’autre femme que toi. Tu es ma seule compagne. Je suis à toi comme aux premiers jours de notre union.

Elle plongeait éperdument ses yeux dans les siens :

— Alors… alors… quoi ?… je ne comprends plus… Oh ! je voudrais te croire, et il me semble que tu n’es pas sincère. Je m’efforce d’accepter ce que tu me dis, et je ne le peux pas. Fernand, je te connais trop ; tu as été trop mien pour que je ne te pénètre pas. Je devine en toi une arrière-pensée que tu dérobes encore.

La nuit était venue. Ils ne paraissaient plus aux passants que deux ombres noires à une fenêtre perdue parmi tant d’autres. Mais Fernand pouvait suivre sur le blanc visage de sa femme, presque lumineux dans l’obscurité, toutes les expressions d’espoir et de douleur qui s’y reflétaient tour à tour.

— J’ai dit la vérité, reprit-il, torturé par cet interrogatoire. Libre à toi d’imaginer autre chose.

— Regarde-moi bien en face, Fernand, laisse-moi lire dans tes yeux. Montre-toi comme je me montre moi-même. Je ne te cache rien de mon cœur, moi : j’étais venue à toi, ce soir, dans la colère et dans le trouble, pour une rupture délibérée ; il me semblait qu’une femme comme moi ne devait pas subir de partage, et je voulais te proposer de te quitter… si je t’étais à charge. Mais ma dignité ne compte plus, ni ma fierté, ni le sens de ce que je vaux. À me rapprocher de toi, je n’ai plus éprouvé qu’une chose, c’est que je t’aime, c’est que je te suis attachée plus tendrement, plus puissamment que jamais. Rien ne pourra me séparer de toi. Non ! non ! je ne veux plus partir, te céder, te perdre. Tu es mon mari bien-aimé jusqu’à la mort : tu peux m’offenser, me trahir, m’abreuver de peines, je possède l’éternelle fidélité de l’amour vrai qui ne s’abaisse pas dans la résignation, qui ne s’avilit pas dans l’humilité, qui ne s’amoindrit pas dans le pardon. Sans doute, tu t’étonnes de m’entendre parler ainsi, tout orgueil abjuré, toute colère éteinte, mais en parlant autrement, Fernand, je mentirais, et nous ne pouvons pas être des époux hypocrites.

— Ma Thérèse !…

— Oui, je suis toujours ta Thérèse, mais tu n’es plus mon Fernand. Tu aimes une autre femme, et, je l’ai deviné l’autre jour : c’est madame Jourdeaux.

— Madame Jourdeaux n’est pour moi qu’une amie, au sens le plus pur du mot. Tu réclames la vérité, la voilà ; je te le dis sans serment, sans formule. Me crois-tu ?

— Oui, Fernand, je te crois. Mais je ne suis pas une petite fille qui se contente d’apparences… Je connais l’âme humaine, et je sais penser… Madame Jourdeaux est une femme simple mais loyale, que la consommation d’un amour malhonnête effrayerait… Elle se défend… Ton amie, ton amie… Voudrais-tu que moi j’eusse un ami qui ne fût pas toi ? un ami au sens le plus pur du mot, dis ?

Toute la révolte de l’épouse vibrait en elle. Ardente et fiévreuse, elle haletait, sans larmes, sans soupirs, souffrant plus qu’une autre femme, en raison même de sa supériorité.

Puis, craignant que les reproches ne vinssent aux lèvres de Fernand, qu’il ne rappelât le passé, le peu de zèle qu’elle avait apporté à la garde du foyer, elle se hâta de le prévenir :

— Tu es allé chercher une intimité au dehors ; une femme est entrée dans ta vie, possède ton cœur. Nous autres, nous distinguons moins que les hommes entre l’adultère de cœur et celui de chair. Ce qui est entre toi et madame Jourdeaux, je l’ignore, mais je le pressens ; c’est le leurre de l’amoureuse amitié. Fernand, je ne puis te le cacher, cette pensée suffit à me briser. Tu ne sais pas ce que je souffre ! Jamais je n’ai eu tant de mal…

Elle le vit quitter la fenêtre, elle le suivit ; ils se reculèrent ensemble vers l’ombre plus épaisse du fond de la salle à manger. Ils demeurèrent debout. Ils pleuraient. Thérèse reprit :

— Tu n’as pas seul tous les torts. Moi aussi, je me sens en faute. Tu m’avais annoncé le naufrage de ton amour, je t’entends encore me supplier d’abandonner la médecine. Sans doute, déjà tu te sentais las de moi. J’ai manqué de force… Ta prière m’avait émue pourtant. Tu semblais souffrir ; tu m’as bouleversée ce jour-là. Mais je n’ai pas pu. As-tu voulu te venger, dis, Fernand ?

— Non…

Et il pensait :

« Elle me revient aujourd’hui qu’elle me voit lui échapper. Mais il est trop tard. »

Et, se remémorant toutes les misères de sa vie conjugale, la ruine successive de chacun de ses rêves, ce qu’il avait enduré ici même, lors de ses repas solitaires, dans cette maison que la gardienne désignée semblait fuir, il ajouta tout haut :

— J’ai tant souffert par toi !

— Mon ami, dit-elle tristement, je le comprends aujourd’hui parce que je souffre moi-même. Mais jusqu’ici je n’avais pas expérimenté la souffrance, et j’ai méconnu tes chagrins. Veux-tu me pardonner ?

— Ma pauvre Thérèse, je ne t’en veux pas ! Sache bien que maintenant encore, malgré le trouble, la crise que je traverse, où je ne vois plus clair en moi-même, je me sens l’être qui t’aime le plus au monde.

Elle comprit l’impossibilité de la franchise invoquée tout à l’heure. La vérité ne se livrait à elle que par bribes, en ces aveux involontaires que Fernand corrigeait aussitôt d’une expression affectueuse. Sous peine d’une brisure nette, elle s’en rendait compte, il ne pouvait dire : « Je ne t’aime plus ». C’était seulement dans une sorte d’ombre consentie entre eux, et comme voilés l’un pour l’autre, qu’ils pouvaient mener encore l’existence commune. Les ténèbres où ils demeuraient au fond de cette salle obscure, ne se voyant qu’à peine, redoutant même la lueur de la lampe, étaient l’image de leur avenir désormais. Le doute, l’incertitude, subsisteraient entre eux. Thérèse, oubliant même ses raffinements de sincérité, se rattachait maintenant avec passion à cette équivoque qui lui permettait seule de continuer à vivre près de Fernand.

Ils n’avaient plus rien à se dire, et ils restaient cependant dans ce sombre tête-à-tête, exténués de la lutte, aussi abattus l’un que l’autre. Ce fut Thérèse qui avoua la première :

— Je suis bien lasse, mon ami.

— Il faut te coucher, ma chérie.

Et elle sentit de nouveau cet accent affectueux, presque fraternel, qu’il avait en lui parlant.

Ils montèrent ensemble, lentement, accablés par l’indicible tristesse de leur bonheur fini. Arrivé au seuil de la chambre, Fernand poussa la porte. Thérèse se recula sur le palier.

— Entre, fit-il distraitement.

Écoute, Fernand, lui dit-elle, très pâle, les yeux rougis, tu sais que je te pardonne tout et que je t’aime ; mais, après ce que nous avons dit ce soir, j’ai comme un reste de ma fierté anéantie qui se réveille. Je te suis soumise en tout, mon ami, mais permets, je t’en prie, permets que cette nuit je ne dorme pas près de toi.

Sans répondre, il fit un geste de douleur, de résignation, et la vit pénétrer dans la chambre voisine.

Le lendemain, dès le début de l’après-midi, la vieille servante de l’oncle Guéméné introduisait Thérèse dans le salon de la morte, où le portrait, par les larges baies ouvertes, plongeait ses beaux yeux passionnés dans les verdures du Luxembourg. Cette grande pièce, pareille à un reliquaire, conservait toujours dans un silence religieux le piano muet, le métier à broder, le fauteuil au pied duquel demeurait sur le tapis l’empreinte vague de deux pantoufles. Et Thérèse songeait à ce jour où elle était venue ici avec Fernand, aux premiers temps de leur mariage. Tous deux alors tremblaient de bonheur et d’amour rien qu’à se regarder. Le portrait les dominait superbement, figure d’idéale, d’impérissable passion. Et Thérèse l’avait enviée, cette femme mystérieuse, pour son pouvoir, son indéfinissable charme, le merveilleux roman qu’avait été sa vie amoureuse. Elle s’était dit : « Je veux une passion semblable. Je veux être aimée comme cette femme. Il me faut la douceur d’une pareille souveraineté. » Et vraiment, ce jour-là, caressée par les yeux attendris de Fernand, l’esprit plein de souvenirs voluptueux, quand elle évaluait le don d’elle-même, la hauteur du sentiment qui les liait, la noblesse de leurs échanges affectueux, elle croyait égaler la morte. Mais tandis que le roman mystique et superbe de la belle « tantine » s’était épanoui dix années et se continuait miraculeusement au travers des ténèbres mortuaires, qu’était devenu le sien !

La porte s’ouvrit ; le veuf entra.

— Ma chère Thérèse, vous êtes gentille d’être venue me voir. Comment va Fernand ?

Dans sa détresse, elle avait pensé au refuge que seraient pour elle la bonté, la délicatesse, la magnifique expérience de ce cœur d’homme. L’oncle Guéméné chérissait Fernand. Elle avait pour lui ce penchant particulier, filial et doux, de certaines brus pour le père de celui qu’elles aiment. Puis elle le regardait avec respect, avec piété, comme la relique vivante de grandes choses passées, l’acteur fatigué d’un drame admirable. Et, dans cet instant, elle leva sur lui des yeux si désolés qu’il s’écria :

— Rien de nouveau ne vous amène ?… rien de mauvais, au moins ?

Elle dit tout bas :

— Si, un grand malheur. La fin de toute notre joie, de tout notre rêve.

Elle avait saisi dans ses mains gantées cette main de vieil homme, osseuse et sèche, et s’y cramponnait nerveusement, comme si une toute-puissance y eût tenu qui pouvait la sauver. Et, les yeux clos, détournant son visage, elle disait encore :

— Écoutez-moi, je vais tout vous conter tout.

Jamais tant qu’à cette minute-là il ne s’était intéressé à cette jeune femme, charmante, si nouvelle pour lui, médecin comme lui, menant par son cerveau une vie semblable à la sienne, mais aussi lointaine cependant, aussi impénétrable et mystérieuse, aussi secrètement faible et impressionnable qu’une simple femme. L’imprévu, l’étrangeté de ce cas social l’avaient toujours un peu épouvanté. Et ce n’était pas sans inquiétude qu’il avait vu Fernand s’unir à une jeune fille aussi singulière. Il n’avait pas eu foi dans leur bonheur mal établi à son gré, et il épiait le jeune ménage d’un regard constant et anxieux. Il n’avait cependant pas présagé si prompte la catastrophe que Thérèse lui disait là, en phrases hachées, douloureuses, déchirantes.

Depuis longtemps, elle le sentait bien, Fernand ne trouvait plus de satisfaction auprès d’elle. C’était venu insensiblement, sans heurts, sans scènes. Il demeurait toujours bon comme par le passé, ne lui causait nulle peine, et son cœur s’éloignait d’elle doucement, sans secousse. Jamais elle ne l’aurait soupçonné. Elle était même naturellement si confiante, si peu ombrageuse, qu’elle souffrait sans s’alarmer. Et puis, l’autre soir, un indice tout matériel l’avait rendue clairvoyante soudain : un feuillet de papier tombé de la poche de Fernand, glissé là par le petit garçon d’une cliente, avait témoigné d’une intimité indéniable entre son mari et cette jeune femme. Pour se disculper d’y être allé, il avait menti. Le mensonge, qu’elle avait percé à jour, disait, mieux que tout aveu, des relations clandestines qu’il ne pouvait confesser. L’idée qu’il fût l’amant d’une autre l’avait jetée, toute une semaine, dans un atroce désarroi. Jamais elle n’aurait cru qu’une âme humaine pût endurer de pareilles tempêtes ; jamais elle n’aurait imaginé ce tourment avilissant et mauvais de la jalousie. Et elle s’était tue par prudence, par sagesse, redoutant les entraînements physiques de la colère qui égare les plus fortes consciences. Et peu à peu, dans son esprit, s’était arrêtée l’idée de quitter Fernand, par dignité et aussi, hélas ! elle devait bien l’avouer, par vengeance. Mais hier ils s’étaient expliqués tous deux, et, dans ce rapprochement de leurs cœurs, ses dispositions avaient bien changé. Chose incompréhensible, elle aimait encore celui qui la faisait tant souffrir. La vie sans lui serait intolérable. Elle avait retrouvé, sans savoir encore si c’était dans sa tendresse ou dans sa raison, une indulgence pour la faiblesse de ce pauvre ami. D’ailleurs, ils avaient parlé loyalement, cette femme n’était pas la maîtresse de Fernand. Hélas ! cette délicatesse dans leur sentiment n’était pas rassurante. Elle témoignait d’un attachement spirituel bien puissant, plus inquiétant dans sa noblesse qu’un lien physique. Thérèse le sentait bien ; si tout son être se révoltait moins fort à connaître cette réserve, elle en avait un chagrin plus cruel, plus intime, plus élevé. Ce qui lui était le plus cher dans la belle âme de Fernand, il l’avait donné à cette femme. Mais elle espérait encore qu’à force de le chérir elle pourrait le reprendre, et elle était venue trouver celui que Fernand considérait comme un père. Elle le suppliait de la conseiller, de les sauver. Lui avait eu en partage l’amour le plus élevé, le plus grand, le plus rare, l’amour fait d’ardeur et de tendresse, l’union absolue qui survit à la mort. Il serait là pour la guider, l’aider à reconquérir Fernand. Ah ! qu’elle aurait voulu ressembler à la belle tantine !…

Le veuf secoua la tête tristement :

— Quelle douleur vous me causez, Thérèse ! Ah ! pauvres enfants ! pauvres enfants !

Elle s’assit près de lui et continua :

— Cher oncle, je ne suis plus orgueilleuse comme jadis ; je ne suis plus fière de ma personnalité. Fière, hélas ! de quoi le serais-je ? Je suis une pauvre femme délaissée qui n’a pas su se faire aimer quatre années par le compagnon si bon qu’était Fernand. Je puis posséder quelque savoir, je puis être consciente de mon intelligence : j’ai subi la pire injure qu’une femme puisse connaître. Ah ! je suis bien brisée, allez, bien soumise ; je ne pense plus qu’à mon bonheur perdu : dites-moi ce qu’il faut faire, je suis prête à suivre la première volonté supérieure qui voudra bien me secourir. Je suis devenue docile.

— Chère Thérèse, lui dit-il, très attendri, laissez-moi vous donner d’abord une parole d’espoir. Il n’est pas possible que Fernand ait cessé d’aimer une femme telle que vous.

Elle vainquit les dernières répugnances de son amour-propre et avoua :

— Ah ! il faut que vous sachiez tout ; je ne l’ai pas rendu heureux. En me mariant, j’ai voulu garder ma vie, ma vie indépendante de travailleuse cérébrale. Il m’a suppliée d’être toute à lui : j’ai refusé. J’ai réservé de moi ce dont j’avais la vanité ridicule, mon métier de femme d’exception… Dites, il ne s’est jamais plaint de moi ?

— Jamais, Thérèse ; j’ai appris par lui à vous apprécier. Quand il parlait de vous, ses propos étaient si vibrants, si amoureux, que je vous ai aimée rien qu’à l’entendre !

— Il a souffert beaucoup par moi, cependant. Il me l’a dit. Je n’étais pas l’épouse qu’il avait rêvée. Nous n’avions pas lié nos vies. Avant d’être sa femme, j’étais la doctoresse. Il a cherché ailleurs l’amie qu’il ne trouvait pas en moi, l’amie dévouée que je n’ai pas été. Mais si maintenant, pour l’amour de lui, je redevenais une femme ordinaire en renonçant à la pratique de la médecine, croyez-vous qu’il serait touché et qu’il me reviendrait ?

Il la considéra, un instant, avec surprise, tant elle avait exprimé simplement, en cette phrase banale, l’anéantissement de sa personnalité altière, son abdication. Il était médecin : il savait quel attrait passionné retient à cette profession ceux qui l’exercent. Et surtout il connaissait cette jeune et ardente doctoresse, si impétueusement vouée à la science.

— Je crois, dit-il d’une voix qui s’altérait un peu, que s’il ne revenait pas à l’admirable épouse que vous êtes, il cesserait de mériter toute estime toute amitié.

— Oh ! je ne suis pas admirable, dit-elle ; j’imite ces aéronautes qui, près d’être engloutis, jettent à la mer leur trésor pour que leur ballon allégé les relève d’un bond vers le bleu… Personne ne songerait à admirer leur sacrifice. Si avant le danger ils avaient généreusement abandonné leur trésor à ceux qui le réclamaient, voilà où eût été le sublime. Ce que je fais n’a rien de sublime aujourd’hui. C’est il y a quatre ans que j’aurais dû agir ainsi. Peut-être sera-t-il trop tard.

Et elle ajouta ces mots, dépourvus de solennité, qui mettaient fin pour jamais à sa carrière :

— En vous quittant, je vais passer chez l’imprimeur et je commanderai des circulaires pour prévenir ma clientèle.

Le veuf se leva, vint à elle, lui étreignit les mains :

— Ma chère Thérèse, merci pour Fernand ; il ne vous sera jamais assez reconnaissant !…

Sa voix s’étranglait ; il ne put en dire davantage. Il pénétrait d’un coup jusqu’au fond de cette âme, un peu méconnue par lui jusqu’ici, et qu’il n’avait pas osé juger de peur d’être trop sévère. Il comprenait pour la première fois cette femme d’aujourd’hui, en qui le développement intellectuel n’a pas aboli les ressources infinies du vrai cœur féminin. Celle-ci était si simple dans son renoncement, s’y déterminant sans phrases, comme à un acte minime, qu’il ne put s’empêcher de dire :

— Votre carrière s’annonçait si belle ! Ne la regretterez-vous jamais ?

— Ah ! répliqua Thérèse, que m’importe cette carrière auprès de l’amour de Fernand !

Dans son cadre d’or pâle, avec ses jolies mains jointes, son attitude si paisible, ses yeux ardents sous la coiffure légèrement démodée, la morte semblait la regarder et lui sourire. Entre ces deux femmes, la belle et douce tantine et la fière doctoresse, entre l’ombre et la vivante, une complicité intime se faisait ; toutes deux s’unissaient dans la même docilité amoureuse, dans la noble servilité du dévouement absolu. Le veuf vit le regard de la jeune femme levé sur le portrait, et, reprenant son mot de tout à l’heure, il lui dit cette phrase, qui fut pour elle la première gloire de son sacrifice :

— Ma chère Thérèse, vous ressemblez à votre belle tantine.