Principes d’économie politique/0-I

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PRINCIPES
D’ÉCONOMIE POLITIQUE

NOTIONS GÉNÉRALES


I

OBJET DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE.

Il peut paraître étrange, au début d’un traité d’économie politique, qui est bien le centième qu’on ait écrit sur la matière, de déclarer qu’une définition précise de l’économie politique est encore à trouver.

Telle est pourtant la vérité. Elle n’a, du reste, rien de surprenant. Une science ne peut être nettement définie qu’autant qu’elle est achevée et que les sciences circonvoisines le sont aussi. Or, tel n’est point le cas pour la science qui nous occupe ici : elle est, au contraire, comme les autres sciences sociales, en voie de formation ; et de même que dans un territoire encore inexploré, le voyageur doit se borner à indiquer les grandes lignes de partage, de même ici, il faut se contenter de délimiter le domaine de l’économie politique en indiquant par où il se sépare du domaine des autres sciences.

Les êtres qui constituent l’univers et les phénomènes dont il est le théâtre — corps célestes, terre qui nous porte, éléments contenus dans son sein, animaux et végétaux qui peuplent sa surface — voilà autant d’objets de sciences distinctes qui s’appellent les sciences physiques et naturelles.

Mais dans ce vaste monde, il y a d’autres objets bien dignes de notre étude, ce sont les hommes eux-mêmes vivant en société : ils ne sauraient vivre autrement. Les rapports qu’ils soutiennent entre eux et les phénomènes dont ces sociétés sont le théâtre, forment l’objet d’un autre groupe de sciences qui s’appellent les sciences sociales[1].

Autant de relations différentes les hommes peuvent avoir entre eux — rapports moraux, juridiques, économiques, politiques, religieux, et relations de langage qui servent de véhicule à toutes les autres, autant de sciences distinctes qui s’appelleront la morale, le droit, l’économie politique, la politique, la science des religions ou des langues[2].

Il est vrai que les lignes de démarcation entre les sciences sociales qui ont toutes, en somme, un même objet, l’homme social, ne sauraient être aussi précises que celles que l’on peut tracer entre des sciences dont les objets sont dissemblables, telles que la géologie, la botanique, la zoologie. Cette classification sera toujours plus ou moins artificielle, et plutôt faite pour faciliter l’étude et subvenir à la faible portée de notre entendement qu’imposée par une division naturelle. Pour les trois sciences notamment qui se touchent de plus près — morale, droit et économie politique — les frontières seront toujours plus ou moins flottantes : certaines institutions, telles que la propriété, la transmission des biens, le salariat, rentrent, dans la juridiction de toutes les trois à la fois. Heureuse pénétration d’ailleurs et très profitable à ces sciences sœurs ! Il suffit de noter que les mêmes objets peuvent être envisagés sous des points de vue distincts et de savoir reconnaître ces points de vue — différents auxquels se placent le moraliste, le jurisconsulte et l’économiste. Or cela est relativement aisé : faire son devoir, — exercer ses droits, — satisfaire à ses besoins, constituent trois fins assez différentes de l’activité humaine. Et c’est cette dernière qui fait l’objet de la science économique.

La plupart des auteurs définissent l’économie politique « la science de la richesse ». Mais cette définition a le double inconvénient : 1° d’employer un mot « la richesse » qui a lui-même le plus grand besoin d’être défini, car nous verrons plus loin qu’il est fort complexe et obscur ; 2° de faire croire, que puisque l’économie politique a pour objet la richesse, c’est-à-dire des choses, elle doit être classée parmi les sciences de la nature qui étudient le monde extérieur. En réalité, la richesse n’ayant d’existence que par les besoins des hommes, étudier la richesse ce n’est pas autre chose qu’étudier l’homme lui-même sous un de ses aspects les plus caractéristiques.

Disons donc que l’économie politique a pour objet les rapports des hommes vivant en société en tant que ces rapports tendent à la satisfaction de leurs besoins matériels et au développement de leur bien-être.


  1. On les appelait autrefois sciences morales et politiques, et c’est le nom que porte encore la section de l’Institut de France qui leur est spécialement bien affectée.
    Dans notre enseignement universitaire, ces sciences se trouvent partagées d’une façon très préjudiciable pour elles, entre deux Facultés, celle de Droit et celle des Lettres.
    Auguste Comte considérait comme vaine et irrationnelle toute séparation des sciences qui ont pour objet les sociétés humaines : il n’admettait qu’une science unique embrassant tous les aspects de ces sociétés et à laquelle il a donné le nom devenu classique de sociologie, et condamnait notamment toute prétention de constituer l’économie politique somme science distincte. Toutefois, cette opinion n’a point prévalu, et aujourd’hui ceux-là même qui étudient la sociologie considérée comme étude générale des sociétés, ne refusent pas aux sciences sociales déjà nommées le droit de se constituer à l’état de disciplines distinctes.
  2. Nous ne faisons pas figurer dans cette énumération l’histoire, parce que l’histoire n’est pas une science distincte par son objet. Toute science sociale — et même toute science naturelle — a son histoire qui est l’étude des faits particuliers dont elle s’occupe, considérés au point de vue de leur succession dans le temps.